Un être dans le temps

L’homme est un être dans la nature et dans le temps, un être en devenir. On peut définir son humanité comme une appartenance critique à la nature.
L’humanité de l’homme n’est pas une identité figée une fois pour toutes, un instantané. Elle a beaucoup à voir avec la conscience de soi, la dignité, la culture, l’aspiration à la liberté, mais aussi avec la beauté, l’amitié, l’amour et le jeu. Elle est un processus, elle est une lutte, elle est l’homme en action. Elle est création, elle est poésie.
Faute de pouvoir se réaliser pleinement, elle s’est trouvée projetée sur des supports externes par les forces de l’imagination. À travers la création artistique et derrière ce qui se donne à voir, elle a cherché à se frayer un chemin vers un monde désirable et possible. La création artistique a souvent été une manière à la fois utopique et désespérée d’être au monde. Utopique parce qu’elle a porté son regard vers un ailleurs qui était aussi un nulle part, exprimant en creux une insatisfaction profonde ; désespérée parce qu’elle a dévoilé le grand écart entre ce qui est et la beauté de ce qui pourrait être. Elle a été tout à la fois une expérience que les contingences extérieures ne sont pas venues limiter et un refuge. Certes parfois réduite aux frontières de l’intériorité sous la menace de la domination, elle est alors devenue le dernier refuge de l’humanité.

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L’organisation sociale existante est le produit des conflits qui se sont déroulés dans le passé et qui ont abouti à la forme prise aujourd’hui par la domination, le libéral-capitalisme. Celle-ci, pour assurer sa pérennité, a toujours dû utiliser la force des armes et celle de l’idéologie. L’une comme l’autre ont eu comme projet et comme effet la mise sous tutelle et l’appropriation violente des forces créatrices des dominés, expression de leur désir de vivre réellement ce qui reste souvent au fond d’eux comme un trésor caché, dont ils ne soupçonnent pas forcément l’existence, mais qui les travaille, et dont l’avilissement engendre mélancolie et/ou renoncement. Depuis un siècle environ, ces forces ont pris un tour nouveau. Nous n’insisterons pas sur ses forces armées, qui ont rendu une simple victoire « militaire » sur la domination totalement illusoire, mais sur les forces « marchandes », qui bénéficient d’ailleurs du soutien inconditionnel des premières. Car c’est bien à l’humanité de l’homme qu’elles s’en prennent aujourd’hui plus directement que jamais, à ses capacités d’imaginer et de créer, à ce qu’elles portent de contradiction radicale. Cette « inhumanité » des forces marchandes est présente dans le projet libéral-capitaliste depuis sa théorisation.
Ce dernier, qui réduit la personne humaine à un être rationnel et égoïste , au sens le plus trivial du terme, est fondé sur l’a priori purement idéologique d’une « nature humaine » originelle immuable et évidemment mauvaise, mais dont il faudrait s’accommoder. Il n’y aurait donc de société possible que dans l’organisation de « l’égoïsme », égoïsme à ne confondre en aucun cas avec la subjectivité radicale de l’individu conscient et dégagé des aliénations religieuse et étatique, mais qui trouverait une forme d’aboutissement dans l’individualisme bourgeois borné et calculateur. Il va de soi que cette idéologie, lorsqu’elle s’est développée, n’a eu d’autre fonction historique que de justifier l’enrichissement de la bourgeoisie et que la « nature humaine » avait bon dos.

Cette vision des choses, hautement simpliste, comme le démontre de multiples travaux d’anthropologie (1), est en même temps extrêmement destructrice. Nous ne nous attarderons pas ici sur les effets produits par la recherche du profit sur l’équilibre écologique de la planète, la nouvelle frontière des marchés, mais directement sur l’homme lui-même. En effet, cette idéologie de la prétendue « rationalité », qui faisait du libre développement des échanges économiques le secret du bien-être universel comme simple satisfaction des besoins vus à travers les lorgnons de la bourgeoisie, sert aujourd’hui de justification à la soumission de tous les domaines de l’existence aux « nécessités » de la libre circulation de la marchandise à l’échelle planétaire. Et voilà la grande masse des individus rejetés en bout de chaîne du mouvement des choses au profit de quelques-uns. À vrai dire l’homme devient de plus en plus un obstacle à ce mouvement. Et comme ce dernier est entravé par des contradictions toujours plus difficiles à surmonter (voir la « crise » actuelle), sa logique fait que les dominants, afin d’assurer des marges, doivent s’en prendre maintenant très directement à la vie des dominés. C’est ainsi qu’il faut leur écraser la tête dès qu’ils tentent de la sortir de l’eau, les asphyxier par un dispositif idéologique de plus en plus pesant et élaboré, les contrôler par les moyens les plus sophistiqués, afin de scier à la base leur désir même de vivre et d’agir comme des hommes.
L’exercice de la domination est une action menée par des hommes contre l’émancipation humaine, ainsi que contre leur propre humanité. On ne peut comprendre l’adhésion au modèle dominant de ceux qui n’ont rien ou très peu, et qui se traduit par un désir toujours plus grand de consommation, notamment d’objets techniques clinquants, chers et vite obsolètes, autrement que comme désir aliéné de présence au monde. C’est dans la possession d’objets dont la fonction essentielle est d’intégrer symboliquement et réellement dans le Grand Tout technologique et totalitaire qu’est désormais censée consister la vraie vie. Ces objets sont de surcroît ceux par l’intermédiaire desquels s’exerce le contrôle de leurs possesseurs. Pour un nombre croissant de gens, l’existence n’est tenable et envisageable que par la médiation des objets, de ceux-là en particulier, et de fait ils ont tendance à devenir les objets des objets, aux mains de la domination. Nul doute qu’ils prennent ainsi plus facilement leur place dans le mouvement des choses. On ne peut douter que le système capitaliste parfait serait un monde dont l’homme aurait disparu, où les objets parleraient aux objets et feraient des affaires ensemble. Finies les grèves, les résistances, les récriminations de toutes sortes ! Et qu’on ne parle plus de nature ! Mais comme ce n’est guère envisageable, on nous concocte un monde d’hommes corrigés, cybernétisés, directement reliés à la machine par des implants interactifs.

Ne dites pas que ça existe déjà !

Ce qu’il faut bien qualifier aujourd’hui de nouvelle barbarie consiste en une forme de « délocalisation » des capacités humaines entraînée par l’apparition des nouvelles techniques en matière de stockage, de « traitement » et de « flux de l’information ». Leur développement et leur diffusion dans le public correspondent dans le temps à la vague de contre-révolution qui prend corps dans les années soixante-dix et commence à faire sentir ses effets en France au cours des années quatre-vingt, après avoir touché les États-Unis et le Royaume-Uni. Sous couvert de modernisme, les nouvelles techniques sont vite devenues un but en soi, un style de vie, offrant un fantasme de puissance et de maîtrise du monde à ceux qui étaient toujours plus dépossédés de la maîtrise de leur vie. La technologie, de discours sur la technique, est devenue un discours sur le monde, une vision du monde quasi exclusive, qui tend à englober tous les domaines de l’activité humaine. À titre d’exemple, les destructions dans le domaine de l’enseignement ont lieu au nom de cette rationalité techno-managériale, les « grilles d’évaluation » « des savoir-faire » et autres « savoir-être » ont chassé la part de contenu culturel dont pouvaient encore se saisir les élèves pour appréhender et critiquer le monde, laissant des générations de plus en plus désemparées et vulnérables.
L’homme fonctionnel de la dystopie libéral-capitaliste, ou uni-dimentionnel comme le pressentait Herbert Marcuse, serait cet être sans passé et sans avenir, condamné à l’enfer d’un éternel présent, entièrement adapté aux exigences de la domination, et qui aurait vu se fermer l’infinité des possibles qui lui étaient promis, qui lui étaient permis. Et le pire, l’histoire l’a montré, est envisageable. On peut se demander si un jour ce que l’on appelait société ne se transformera pas en un théâtre d’ombres en perpétuel état d’agitation, tant elles seront pénétrées de la seule idée qu’il faut bouger plus pour exister plus, qui tourneront dans la nuit sans jamais se demander, parce qu’elles n’en auront plus les moyens tant la culture aura été mise à mal, pourquoi elles sont seules, ou si nombreuses, qui elles croisent, ou ce qu’elles croisent, et d’ailleurs qu’importe.

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Rien ne garantit qu’un jour, à la suite d’événements révolutionnaires imprévisibles, pourra naître cette vie véritablement humaine et harmonieuse qui a été à la base de nombre de révoltes et révolutions du passé, mais n’en a jamais été l’aboutissement. Les moyens coercitifs dont dispose aujourd’hui la domination sont puissants, et la résistance a du mal à s’organiser. Elle existe, mais elle reste sporadique, et il est difficile de savoir si elle laisse des traces, pose des jalons qui pourront servir de base à l’avenir.

On a donné le nom de « révolution » à des événements historiques généralement violents qui ont parfois débouché, en cas de victoire, sur des modalités nouvelles d’exercice de la domination. Les tendances réellement émancipatrices ont systématiquement été vaincues, éliminées. Au XXe siècle, on doit malheureusement mettre au tableau des moments historiques les plus sombres ceux où, au nom du socialisme et du communisme, le talon de fer de la domination a noyé dans le sang les aspirations les plus généreuses, préparant le terrain, on s’en rend compte aujourd’hui, à une extension planétaire et foudroyante du système marchand dans les faits et dans les esprits.
Préserver la chance d’une transformation radicale de la société suppose de repréciser ce qu’on entend par le mot révolution, afin d’en finir avec les interprétations calamiteuses qui pèsent sur lui comme un couvercle. La révolution ne peut être qu’une lutte menée contre toutes les formes de domination. Pour cela il est nécessaire, en quelque sorte, de libérer le passé, c’est-à-dire rouvrir la voie aux mille possibilités d’un avenir différent, à tous les espoirs qui ont tenté de se frayer une voie à travers l’imagination utopique et artistique. Le désir révolutionnaire va bien au-delà des revendications légitimes de justice, d’égalité, etc. La révolution doit être l’acte créateur qui change la vie afin qu’elle soit vécue pleinement. Elle implique la fin de toutes les séparations, dont la séparation artistique. En effet l’art et la poésie ne sont pas appelés à venir agrémenter une vie prosaïque faite des « nécessités » du travail et du loisir, comme on accrocherait des tableaux sur les murs des villes, des usines, des bureaux. La poésie en tant que projet humain doit constituer le cœur même d’une existence qui ne serait plus vouée à des causes qui nous dépassent. La révolution ne peut être que la réalisation de l’art et de la poésie dans et par la vie.
Dans les années cinquante, le groupe « Socialisme ou barbarie », à travers le choix de son nom, mettait le doigt sur ce que la modernisation du capitalisme laissait présager, à savoir le développement d’une nouvelle forme de barbarie. Maintenant que la balance penche très visiblement du mauvais côté, que le mot de « socialisme » a connu tellement d’avatars qu’il en est venu à signifier dans la pratique le contraire de son sens initial, l’alternative ultime se pose en ces termes : poésie ou barbarie.

1- Voir entre autres La Nature humaine, une illusion occidentale (Paris, Terra cognita – Éditions de l’Éclat, 2009), dans lequel l’anthropologue américain Marshall Sahlins remonte les fils d’une pensée essentiellement occidentale qui trouve son aboutissement dans le verrou idéologique du libéralisme économique.

Publié dans Négatif 13, bulletin irrégulier de critique sociale

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