Mercredi 17 mars dernier, France2 diffusait le documentaire « Le Jeu de la Mort ».

L’ambition de cette émission était de mettre au gout du jour l’expérience que le psychologue américain Stanley Milgram réalisa au début des années 60 en l’adaptant à la télévision. Et donc, d’en populariser les conclusions.

Pour faire vite : en 1960, on faisait croire aux sujets qu’ils participaient à une expérience sur la mémoire au cours de laquelle il leur était demandé d’appliquer des chocs électriques en guise de stimulant. L’objectif réel de l’expérience était de mesurer le niveau d’obéissance à un ordre immoral, par exemple, torturer quelqu’un gratuitement.

Le documentaire remplace le scientifique représentant l’autorité par un contexte de jeu télévisé et annonce que 81% des sujets vont jusqu’au bout de l’expérience en administrant des décharges allant jusqu’à 460 Volts à un individu qui a peut-être perdu connaissance après avoir, à plusieurs reprises, demandé d’arrêter le jeu parce qu’il souffrait trop ; évidement, cette personne est complice, le sujet de l’expérience est trompé. S’il croit qu’il envoie des chocs, il se trouve en réalité en présence d’un acteur qui simule la souffrance.

Si, comme moi, vous vous intéressez un peu aux travaux d’intellectuels comme Pierre Bourdieu, Noam Chomsky, Normand Baillargeon ou que tout simplement, vous êtes concernés par l’étude de la psychologie, vous connaissiez probablement déjà l’expérience de Stanley Milgram ; le documentaire de France2 ne vous aura donc rien appris. Dans la cas contraire, vous avez découvert que 2 personnes sur 3 obéissent aveuglément à une autorité qu’ils considèrent comme légitime, quitte à devenir de véritables bourreaux et que la télé serait un facteur aggravant puisque le taux monte à 4 personnes sur 5 face à la caméra.

Alors, c’est vrai que c’est intéressant de rappeler ce genre de chose à nos concitoyens. De nos jours, tout le monde ne connait pas Stanley Milgram ; tout le monde n’a pas non plus vu le film « I comme Icare » d’Henri Verneuil. Il n’est jamais inutile de rappeler que la soumission n’est pas l’affaire de quelques opprimés habitués à courber l’échine sous le joug d’un régime totalitaire ; c’est potentiellement le lot de tout un chacun, puisque l’expérience a été validée dans de nombreux pays démocratiques, garantissant les libertés individuelles, etc.

Je ne reviendrai pas sur les controverses purement télévisuelles liées notamment au parti pris du réalisateur, qui loin de faire une vraie démonstration de ce qu’est la télé aujourd’hui, s’est précipité sur cette expérience pour lui faire dire ce qu’il en voulait : la télé de TF1/M6, c’est de la merde, la preuve, un jeu qui n’existe pas encore permet de refaire la démonstration d’une expérience faite il y a 50 ans et dans des proportions plus dérangeantes encore.

Ce que j’ai envie de dire, c’est que le documentaire et le débat qui a suivi n’ont pas répondu aux questions que je me suis posées sur ce sujet, à savoir « Qui sont ceux qui refusent de participer à l’expérience quand ils découvrent qu’il s’agit en fait de torturer un être humain ? » et « Pourquoi la société démocratique dans laquelle nous vivons ne nous prépare-t-elle pas à résister à ce genre d’ordre immoral ? »

À mon avis, la dramatisation du documentaire et celle du débat qui a suivi, ont permis d’éluder ces questions qui me semblent, à moi, primordiales.

En effet, le début de l’émission place le cadre « scientifique » de l’expérience : On reconstitue le test en l’adaptant à la télévision et là, on apprend, ça ne prend que quelques secondes, qu’une société spécialisée a réalisé une enquête téléphonique auprès de 13000 personnes. Que 2500 personnes ont accepté de participer au jeu. Que ces dernières ont répondu à un questionnaire, ce qui a permis de « filtrer » 80 personnes pour participer à la fameuse émission.

Première conclusion : à l’inverse de l’expérience originale, on va chercher des personnes intéressées à la participation à une émission de télévision, éliminant plus de 10.000 personnes de l’expérience, c’est sidérant : c’est presque 81% des personnes appelées. Ensuite, on ne garde que 3% des volontaires (80 candidats très exactement, sur 2500) mais on ignore tout de la méthode de sélection. Enfin, parmi les participants, 81% (testez avec une calculette, ça fait 64,8 personnes… crédible, ce pourcentage) iront jusqu’au bout. Le documentaire va nous raconter comment 16 personnes vont arrêter de « jouer » malgré la pression de l’autorité et du public. 80 – 16, ça fait 64 et 64 sur 80, ça fait précisément 80%, je me demande d’où vient ce 1% supplémentaire annoncé au départ.

Ce contraste n’est pas traité : personne ne s’est interrogé là-dessus, dirait-on. On ne nous a rien dit des 10500 qui n’ont pas souhaité jouer à la télé. Rien du « filtre » qui élimine 2420 volontaires, c’est pourtant un véritable casting qui a eu lieu. Alors oui, je ne suis pas stupide, je me doute bien qu’il n’était matériellement pas possible de faire jouer 2500 personnes. Il en fallait un certain nombre pour que ce soit crédible, mais alors, quels sont les critères qui ont permis de faire les choix qui ont été fait ? On ne le saura pas. Comment et pourquoi on annonce le chiffre de 81% alors que 16 « résistants » divisé par 80 « candidats », ça fait pile/poil 80% (sans le 1) ? On ne nous le dira pas non plus.

La deuxième question qui n’est pas abordée, est la suivante : Maintenant qu’on sait. Maintenant qu’on nous a mis (ou remis) en tête que nous sommes susceptibles de nous montrer serviles et que nous pouvons aller jusqu’au bout d’un acte de torture, qu’est-ce qui nous empêche de résister ? De dire NON et si possible dès le départ ? De ne plus prendre pour argent comptant les ordres qu’on nous donne ? Les injonctions de n’importe quelle autorité ? Où sont les lacunes de la société ? Ne nous a-t-on pas appris les horreurs de la guerre ? Celles du monde du travail, parfois ?

Donc voilà, à la question qu’auriez vous fait, vous, moi je réponds :

* J’aurais raccroché au nez du sondeur.
* Un soir de fatigue, j’aurais peut-être attendu la fin de son blabla pour répondre que non, « désolé », mais que je n’étais pas intéressé.
* Ou alors, j’aurais feint de l’intérêt et j’aurais triché au questionnaire, pour expérimenter l’univers de la télé-réalité, dans le but d’en témoigner après (pervers que je suis).

Mais voilà, comme je connaissais déjà l’expérience, j’aurais soit

* hurlé au loup en accusant la télé de se servir d’une faiblesse humaine (celle d’obéir) pour produire un divertissement digne des massacres des chrétiens dans les arènes romaines,
* joué le jeu jusqu’au bout pour les niquer tous devant la caméra en leur criant, c’est du pipeau votre émission, bande de nazes, jamais je ne torturerai quelqu’un, non mais vous m’avez vu ou quoi ?

Mais j’ai des doutes sur la dernière option. Est-ce qu’on peut gruger tous les filtres mis en place par les gens de la télé ?

Et puis, si par hasard, Nonce Paolini, Patrick Le Lay, ou Etienne Mougeotte, devait servir de cobaye, bah là, je ne peux rien promettre… Enfin bref, on ne m’a jamais appelé pour participer à un jeu télé, même fictif, ni pour participer à une expérience scientifique. Et donc, puisque je n’ai pas vécu personnellement cette expérience, fais-je partie des 19% de « résistants » ?

Au vu de ce que j’ai dit plus haut, la réponse est non. Je ne peux entrer dans cette statistique, puisque je n’actionne pas la première manette. Selon la science, je n’existe pas ! Et pourtant, lorsque j’ai une conversation à ce sujet, on me rétorque souvent : ’Tu ne sais pas, peut-être que tu ferais pareil’. Il faut entendre par là que je n’ai pas de raison de ne pas torturer un être vivant si on m’en donne l’ordre. Et, franchement, NON, je regrette, on peut savoir. On le sait déjà ! Et maintenant que la télé nous a remis cette donnée en mémoire, on a tous les outils, tous les arguments, et l’expérience de Milgram pour se prémunir d’une obéissance aveugle à l’autorité.