Globalement, j’ai l’impression qu’il se forme un amalgame assez redoutable entre critique de l’état d’Israël en tant qu’état fondé sur un projet colonial (et en tant que tel, un projet raciste: nous sommes bien placés par chez nous pour savoir que l’un ne va pas sans l’autre) et antisémitisme.

Une des premières expression de ça, ça va être le refus de tout comparaison entre les pratiques israéliennes et les pratiques nazies. Pour mettre les choses au clair, toute comparaison de ce style est une provocation qui a pour but de choquer pour provoquer une réflexion. Le procédé n’est peut-être pas très intéressant et efficace (c’est d’ailleurs mon avis), mais il a une longue histoire dans les débats politiques, et me semble difficile à condamner en soi. Ou alors les situationnistes appelant à pendre « le dernier flic avec les tripes du dernier patron » sont des extrémistes génocidaires rêvant de brûler des pauvres fonctionnaires de police dans des camps.

Plus gênant pour moi, cette comparaison avec les nazis est un élément courant du discours politique polémique, et plus particulièrement du discours gauchiste. Les militant-e-s américain-e-s traitant les flics de « porcs fascistes » et les étudiant-e-s français gueulant « CRS = SS » dans les années 70 font partie de notre vocabulaire politique. De nos jours, « Pétain revient, t’as oublié tes chiens » procède du même genre d’assimilation, et on peut trouver que c’est idiot parce que ça dilue l’expérience historique du fascisme et du nazisme (ce qui est mon cas, par exemple), mais je crois pas que quiconque trouve ça négationniste.

A priori, l’élément qui change dans le cas d’Israël, c’est que les habitant-e-s d’Israël sont des juifs(ves), communauté qui a été la victime la plus massive de la politique d’extermination nazie, et donc qu’Israël est héritier de cette expérience historique. L’utilisation de cet élément me pose problème. On ne peut pas transférer l’expérience de faiblesse et d’impuissance des juifs(ves) exterminé-e-s pendant la seconde guerre mondiale à l’état d’Israël, l’état d’Israël étant une puissance mondiale, avec un poids économique considérable et une très grande intégration dans les liens économiques des pays les plus riches, une force militaire et une industrie de la défense suffisantes pour écraser l’ensemble de ses voisins, sans oublier une capacité de frappe nucléaire et le soutien constant des Etats-Unis, une superpuissance mondiale. L’existence d’Israël ne peut être remise en cause par personne de nos jours, malgré les rodomontades de certains démago arabes souhaitant se faire une réputation de gros durs à peu de frais. Donner un statut spécial à Israël, qui ferait qu’il faudrait prendre des pincettes avec cet état au nom d’un statut de faiblesse ne correspond pas du tout à la réalité actuel de cet état fort et largement dominant dans sa région. Aujourd’hui, il est possible de dire que les Etats-Unis ont été fondés sur des bases racistes et coloniales (génocide des amérindiens, esclavage et ségrégation des noirs, …) sans que ça soit perçu comme une menace à l’existence de cet état, et pour cause.

Plus globalement, ça me paraît gênant de faire comme si Israël et ses habitant-e-s étaient immunisé-e-s à toute possibilité fasciste, alors que cette possibilité là était présente dans la tête de nombreux(ses) participant-e-s du projet sioniste dès le départ: Albert Einstein critiquant le massacre de Deir Yassin en 1948 et déclarant qu’il trouvait potentiellement dangereux un « état juif » qui risquerait de développer un « nationalisme étroit » au sein du judaïsme, malgré le fait qu’il soutenait la création d’un « foyer national juif » en Palestine. Ou alors Hannah Arendt, critiquant l’utilisation du procès Eichmann et de l’Holocauste à des fins de propagande par le nouvel état d’Israël. L’état d’Israël n’est ni pur ni innocent (pas plus qu’aucun autre état, en fait), et il partage avec la sphère culturelle dont il est issu (l’occident moderne) le douteux privilège d’avoir un lien profond avec les méthodes et les pratiques nazies, et ce lien n’est pas niable comme ça (comme essaie de le démontrer Zygmunt Baumann dans son livre « Modernité et holocauste »). Il n’est pas possible de mettre le nazisme à distance, comme quelque chose qui risquerait de ne jamais se reproduire, et je crois donc que l’interdiction à priori de toute comparaison avec le nazisme d’un phénomène politique revient à se voiler la face.

En aparté, cette assimilation avec le nazisme a d’abord été pratiquée par la propagande israélienne elle-même et sa réduction constante à Hitler du leader arabe influant du moment: Nasser dans les années 50, Yasser Arafat plus tard, pour prendre des exemples. Les divers gouvernements israéliens ont donc une certaine part de responsabilité dans cette habitude qui a été prise d’utiliser le nazisme comme point de comparaison.

Un autre élément qui ne me plaît pas beaucoup dans les dernières discussions, c’est la focalisation autour du terme « sioniste », perçu comme un terme déjà porteur d’antisémitisme. L’état d’Israël est issu d’un projet politique précis, développé et argumenté à partir de la fin du XIXème siècle en Europe, et ce projet a été nommé « sionisme » par celleux qui l’ont porté et rendu réel. Ce projet était aussi un projet colonial: « une terre sans peuple pour un peuple sans terre » exprime bien le fait que les personnes peuplant la Palestine à l’époque (pas encore appelé-e-s « palestinien-ne-s »), n’étaient pas considéré-e-s comme un peuple légitime, et qu’en tant que tel illes ne disposaient d’aucun droit à cette terre qu’illes habitaient pourtant, terre qui revenait légitimement aux juifs(ves) qui formaient, elleux, un vrai peuple. Cette affirmation est l’exemple même d’un projet colonial, et ce n’est pas étonnant que le sionisme ait réutilisé les justifications « philosophiques » qui étaient développées à la même époque pour défendre les autres projets coloniaux européens. De manière identique, ce projet comportait forcément une dimension de nettoyage ethnique (puisqu’il s’agit de remplacer à certains endroits un peuple perçu comme homogène par un autre), comme tous les autres projets coloniaux. Parler de sionisme, de nettoyage ethnique des palestinien-ne-s, d’état colonial (et par conséquent raciste) dans le cas d’Israël, ce n’est pas être antisémite, c’est inscrire le conflit israélo-palestinien dans sa dimension coloniale.

Si on enlève cette dimension coloniale à l’histoire du conflit israélo-palestinien, je ne pense pas qu’on puisse comprendre la situation actuelle. Réfléchir à Israël maintenant sans tenir compte du projet qui a amené à sa naissance serait comme vouloir commencer une analyse de la guerre d’Algérie en 1954, quand une étrange organisation appelée « FLN » commence à vouloir chasser de ce pays une certaine partie de ces habitant-e-s, sans qu’on puisse bien comprendre pourquoi. Le pourquoi du FLN, c’est la colonisation française et tous les mécanismes de répression et de dépossession des algérien-ne-s par les français-e-s, avec un rôle particulier des colons s’installant là progressivement. De la même manière, le pourquoi de l’Organisation de Libération de la Palestine, c’est la résistance à la colonisation de la Palestine dans le cadre du projet sioniste.

On en arrive au boycott, qui est l’enjeu très important qui se développe en ce moment. La campagne BDS a été lancée il y a quelques années par des associations, syndicats et organisations palestiniennes, sur le modèle de la campagne de boycott lancée contre l’Afrique du Sud dans les années 70. Cette campagne est lancée à partir du même genre d’impasse qu’avait rencontrée la lutte pour l’indépendance sud-africaines dans les années 70: impasse de la lutte armée, et intensification de la politique coloniale. L’idée c’est de permettre, par l’intermédiaire du boycott, de rendre visible l’occupation et la colonisation, afin de pouvoir petit à petit mettre la pression sur le gouvernement occupant par l’intermédiaire de ses partenaires internationaux, afin de l’obliger à infléchir sa politique et à commencer un processus de décolonisation. La plupart des militant-e-s anti-coloniaux israélien-ne-s soutiennent cette démarche comme la seule qui peut amener un réel changement de la politique israélienne.

Je ne crois pas qu’aucune organisation promotrice de la campagne aie en tête un processus de décolonisation très précis, vu qu’il sera de toute façon long et difficile. Un état démocratique et laïc renonçant à son caractère juif, mais conservant son statut de « foyer » pour les juifs(ves) du monde entier (un peu ce dont parlait Einstein) ? Deux états essayant de découper des frontières réalistes ? Une fédération d’états indépendants ? Il y a des dizaines de configurations possibles, mais elles impliquent toutes de commencer un processus de décolonisation en Palestine, comme il a été fait en Afrique du Sud dans les années 90, sachant qu’il n’est pas plus envisageable de « jeter les juifs à la mer » en 2010 en Palestine qu’il n’était envisageable de virer les blancs d’Afrique du Sud dans les années 90. Les habitant-e-s actuel-le-s de ce petit bout de terre qu’est la Palestine sont tou-te-s là depuis un certain temps maintenant, la cohabitation est la seule solution, surtout sur un territoire qui fait la taille d’une région française.

Ce qui amène à la question tarte à la crème du Hamas. Dans les discussions de ces derniers temps, ça me semble assez flippant de voir sortir l’argument du Hamas comme si les israélien-ne-s n’avaient pas, elleux aussi, élu un gouvernement d’extrême droite ultranationaliste, allié à des fanatiques religieux. Comme si les colons religieux de Cisjordanie ne revendiquaient pas, eux aussi, l’intégralité de la Palestine historique pour le « Grand Israël », jusqu’au Jourdain. Des deux sociétés qui s’affrontent, je ne sais pas laquelle des deux emploie le plus de rhétorique dégueulasse contre l’autre, mais il n’est pas dit que ce soit la société palestinienne la plus violente. Il suffit de regarder les nombreuses déclarations d’Avigdor Lieberman (qui souhaite virer les arabes de Palestine avec un « plan de déplacement ») pour avoir un contre-poids aux pires déclarations enfiévrées du Hamas, et il n’est pas le plus barré dans ce domaine.

Ça fait quelque temps qu’un troll pollue indymedia avec de la rhétorique enflammée, des déclarations à l’emporte-pièce, et des articles par centaines. Plus largement, il y a une certaine extrême-droite qui essaie de faire tout ce qu’elle peut pour exister par l’intermédiaire du conflit israélo-palestinien (Dieudo, Soral, Tribu K, et tout le bataclan). Mais je crois qu’en ce moment, les accusations d’antisémitisme, de négationnisme et de fascisme volent beaucoup trop vite sur indy nantes (et à coup de rumeurs jamais vraiment justifiées), comme elles semblent voler très facilement dans les médias mainstream. Je crois aussi qu’il y a une chose essentielle sur laquelle on ne peut pas revenir sans casser toute possibilité réelle de solidarité avec le peuple palestinien: le fait que ce conflit est un conflit colonial, territorial, et non un conflit religieux et donc qu’en tant que tel, il n’est pas un conflit symétrique entre deux adversaires de même force. Je crois qu’empêcher l’usage du mot sionisme, et empêcher toute réflexion sur la réalité coloniale d’Israël au nom de la « lutter contre le négationnisme antisémite », ce serait remettre en cause cet élément essentiel.

Alors voilà, je suis apparemment un salop d’antisémite, mais je crois qu’au rythme où vont les choses sur indy nantes, parler de la campagne BDS sera bientôt considéré comme un acte d’antisémitisme, et où il suffira que quelqu’un-e affirme que tel-le ou tel-le auteur-e est « d’extrême droite » pour qu’il soit immédiatement viré, indépendamment du contenu de l’article. En tout cas, j’aimerais pouvoir avoir une discussion sur les enjeux politiques qu’il y a derrière, sans être automatiquement rangé dans la catégorie « troll négationisto-antisémite ».