Pas le nihilisme « classique », celui incarné par Netchaiev et consorts au XIXe siècle. Peut-être pourrait-on y déceler des similitudes, voir une continuité entre l’ancienne et la nouvelle manifestation de cette attitude.
On sait que chaque époque misérable produit son lot de comportements misérables, qui la reproduisent en retour. Époques réactionnaires, époques où la perspective révolutionnaire se trouve presque totalement étouffée sous un énorme fatras idéologique, asphyxiée au milieu du désert politique.

Tantôt ce désert est animé par la triste fête des masses démocratiques, joyeuses de vivre dans le meilleur des mondes possible, accourant vers les boîtes de nuit pour consommer leur aliénation dans l’alcool et la cocaïne, discutant avec entrain de choses tragiques au possible : Bayrou ou Cohn-Bendit au prochain bordel électoral, le nouveau classement du top 50, que penser du Grenelle de l’environnement, s’enfermant dans leurs téléphone portables ou leurs Ipod pour ne pas être trop en contact avec leurs semblables, se frayant un chemin parmi des tonnes de marchandises à la fois accessibles et intouchables.

C’est une multitude de mécanismes que la démocratie a su développer pour forger le citoyen dans la matière du néant : des soirées étudiantes aux journées contre… la guerre, la violence domestique, le réchauffement climatique, la faim dans le monde, les OGM et ainsi de suite, de la propagande publicitaire et télévisée, aux journaux gratuits distribués en masse pour annihiler massivement les esprits, des stages de désobéissance civique non-violente à 50 euros aux campagnes de recrutement de l’administration pénitentiaire, des magazines people aux jeux de guerre sur console où l’on peut se croire « comme à Gaza », on retrouve cette même bonhomie insouciante, cette même satisfaction, ces sourires à peine forcés, cette répugnante « fun-attitude » face au néant social dans lequel nous baignons, cette même impression affreuse de vivre une époque presque formidable, où la religion positiviste suffirait à effacer la misère ambiante.

D’un côté le chômage de masse, les licenciements à la pelle, la pauvreté et la précarité généralisées, l’exploitation de plus en plus commune et puissante par l’esclavage salarié, le manque total de perspectives, le désespoir et le renoncement, la colère parfois.

De l’autre la foule de bobos et de citoyens toujours prêts à vous dire qu’au Bangladesh ca sera toujours pire qu’ici et qu’il faut savoir se contenter de ce que l’on nous donne, et continuer à patauger joyeusement dans le marécage de la survie. Et que même si les temps sont durs, au moins ici, il y a la paix et la sécurité.

Quand les nihilistes du XIXe siècle posaient leurs bombes pour frapper dans le tas, il s’agissait de l’expression d’une pure négativité, du refus radical et global de la société, de hâter la fin des temps, la fin du monde, d’en finir définitivement avec une vie dépourvue de sens.
Il y avait quelque chose à détruire. Plus précisément : tout était à détruire.

Aujourd’hui le nihilisme produit par le spectacle et l’indifférence démocratiques comporte plusieurs sens, différents types d’expression.

D’un côté on sent que le monde n’approche pas de la fin, malgré le relatif succès des diverses versions du catastrophisme ; qu’il s’agit au contraire de le faire tenir, d’accompagner les mutations permanentes du système qui le régit, de s’adapter tant bien que mal à l’époque et à sa norme, de suivre les tendances qui créent l’illusion d’un renouvellement, d’un changement illusoire. En bref repeindre de jaune fluo la grisaille de la domestication quotidienne.
Ce qui est en jeu, c’est le développement durable de la domination dans tous ses aspects. Tous les moyens semblent être bons à utiliser à cette fin, et le plus triste dans l’affaire, c’est de constater que les flics ne sont plus le principal outil de cette politique, qui sait astucieusement comment marier l’adhésion à la contrainte.

Il ne s’agit pas de dire que l’économie et l’Etat n’ont plus besoin de flic pour maintenir l’ordre, mais que lorsque les notions d’exploitation et d’oppression disparaissent du langage commun, quand les gens ne parviennent plus à mettre de mots sur leur colère et leur désespoir, ni à pointer du doigt les responsables du cauchemar permanent qu’on appelle la survie, ces derniers ont toutes les raisons de croire que leur domination a de beaux jours devant elle.

« L’argent est ce qui manque, mais ce dont on manque n’est pas d’argent »

De nos jours le manque et la quête d’argent se sont constitués comme horizon indépassable, ils sont devenus la valeur qui a supplanté toutes les autres, jusqu’à les faire pratiquement disparaître.
Le désir de liberté et la bataille permanente qu’elle nécessite occupent au mieux, en ces temps moroses, l’importance que l’on accorde aux vieilleries et aux curiosités archaïques.
Faire de la thune, brasser du pognon par tous les moyens, devenir une personnalité populaire, respectée ou crainte, grimper sur l’échelle du succès capitaliste en intériorisant ses codes. La première des règles est de bannir toute éthique, clé de l’ascension dans cette société où marcher sur la gueule des gens avec cynisme est un signe de réussite indéniable.
Marquer son territoire, avoir son clan, sa petite mafia privée, revendiquer la propriété sur un quartier, voir une ville, pour gagner en renommée, en pouvoir.

Toutes ces choses ne sont pas vraiment nouvelles, elles furent un temps plus ou moins éclipsées par un autre type d’antagonisme, entre classes et plus largement social ; une guerre aux oppresseurs, pour la liberté.
Après les années 70 et la poussée révolutionnaire qui agita la société capitaliste, le vent putride de la réaction est passé, emportant avec lui nombres d’amants effrénés de la révolte sans concession, vaincus par le renoncement ou la répression brutale.
On peut dire que c’est sur ce reflux que la période actuelle s’est ouverte, durant laquelle le capitalisme a pu mener sa restructuration à l’envie, balayant les trop rares oppositions conséquentes, broyant des millions d’individus sous son avancée arrogante, charriant son lot de désespoir et de misère humaine.
Périodes que l’on a, et que l’on appelle toujours « crises », comme pour parler des situations exceptionnelles ; c’est oublier que l’économie est en perpétuelle mutation, et que si crise il y a, ce n’est pas la crise de l’économie mais la crise de ceux et celles qu’elle domestique et qu’elle souhaite réduire à l’état d’esclaves.

Le capitalisme en plein développement du XIXe siècle passait déjà la viande humaine dans son hachoir industriel. Et déjà à l’époque le nihilisme fut une des réactions face à cette infamie. Car la cruauté répond souvent à la terreur, la haine froide et le mépris total engendrent toujours plus d’inhumanité.
Lorsque le désastre se présente tous les jours sous nos yeux, et que l’on constate que nombreux sont ceux qui paraissent s’en accommoder, la colère s’accumule, forme une boule de lave intérieure qui explose, tantôt à bon escient, tantôt au hasard en criant qu’il n’y a pas d’innocent dans ce bordel sans nom.

Alors cette colère aveugle frappe dans le tas sur son passage, ajoutant ses coups aux divisions déjà crées par les religions, les nationalismes, le sexisme et tous les types de mafias.
Alors la révolte, la bonne vieille guerre contre l’autorité cède la place au nihilisme, facette de plus du chaos et la guerre civile, dans laquelle s’éloigne toujours plus l’horizon de la liberté, terreau sur lequel l’Etat et le système qu’il protège l’emportent invariablement.

Parfois cette limite entre rage et désespoir est très fine, fragile. L’abîme du nihilisme guette chaque révolté sincère qui ne ferait plus fonctionner ses méninges et cesserait d’écouter son cœur, étoufferait ses rêves d’entraide et de solidarité, en se disant que tout cela est vain, puisque personne n’en a plus rien à foutre, du moins en apparence.
Une frontière très étroite donc, mais qui marque une réelle différence de perspective, entre une énième version eschatologique fantasmant la fin du monde, et la volonté anarchiste d’anéantir toutes les oppressions pour laisser vivre tout le reste, c’est à dire à peu près tout ce qui vaut la joie d’être vécu.

Aussi du nihilisme à la révolte se trouve la même rupture qu’entre guerre civile et guerre sociale, la même différence qu’entre l’oppression de tous par tous et la lutte révolutionnaire contre toute autorité.
Du nihilisme à la révolte, il y a un passage qui contient tous les autres : la rupture avec cette société aliénée et malade, pour la libération totale des relations humaines.

Devant cette alternative, notre choix ne souffre d’aucun doute.

La soif de mort que provoque la domination démocratique, par les guerres entre Etats, les guerres civiles, les guerres entre pauvres, les suicides par milliers, ne fait qu’accroître notre dégoût.
Et lorsque nous voyons la tentation de la guerre civile pointer le bout de son nez jusque chez les révolutionnaires pour les entrainer dans les sables mouvants du nihilisme, nous pensons qu’il y a là un danger très sérieux, contre lequel il ne faut pas ménager la critique.
Que des slogans apparus récemment comme « Against nothing, for nothing » traduisent un glissement bien réel, et annoncent de sombres présages.

Là où l’on ne se bat pour rien, et contre rien, rien n’a plus de sens, il n’y a rien à faire.

Nous pouvons ne rien faire.

Nous pouvons aussi décider de réarmer notre révolte,
et repartir à l’assaut du paradis !

Texte extrait de Guerre au Paradis N°1, journal anarchiste.