Ascension et chute de l’Islam politique
par Mansour Hekmat.

Cet article est un extrait traduit en français d’une table ronde qui s’est
tenue en persan. Il a d’abord été publié dans Porseh, une revue
trimestrielle qui traite de politique, de culture et de problèmes de société
(N°3 – Hiver 2001). Il est ensuite paru en septembre 2002 dans Frontline,
journal marxiste écossais (www.redflag.org.uk). Mansoor Hekmat, qui répond
aux questions posées, était un des principaux leaders du Parti Communiste
d’Iran. Il est mort du cancer en juillet 2002.

– Quel sens donnez-vous aux concepts de fondamentalisme islamique et d’Islam
politique ? Quelle est la différence entre les deux ?

M.H. : Je n’utilise pas l’expression « fondamentalisme Islamique » parce que
je crois qu’elle est le produit d’une interprétation délibérée faite par la
droite qui, volontairement, présente une image trompeuse de l’Islam
contemporain et des mouvements Islamiques. Ce qui est bien réel, c’est
l’émergence de l’Islam politique. A mon avis, l’Islam politique est un
mouvement réactionnaire contemporain qui n’a aucun lien, autre que dans la
forme, avec les mouvements Islamiques de la fin du dix-neuvième siècle et du
début du vingtième. Quant à son contenu social et ses objectifs
socio-politiques et économiques, ce mouvement nouveau est complètement
enraciné dans la société contemporaine. Ce n’est pas la répétition du même
vieux phénomène. C’est le résultat d’un projet vaincu – ou pour être plus
juste – d’un projet avorté de modernisation occidentale dans des pays
musulmans du Moyen-Orient, datant de la fin des années 60 et du début des
années 70. C’est aussi le déclin du mouvement nationaliste laïque qui fut le
principal moteur de cette modernisation économique, administrative et
culturelle. La crise idéologique et gouvernementale dans la région s’est
amplifiée. Avec ce vide politique et idéologique et les erreurs de la
bourgeoisie locale, le mouvement Islamique est parvenu sur le devant de la
scène en tant qu’alternative de droite pour la réorganisation du pouvoir
bourgeois afin d’affronter la gauche et la classe ouvrière apparues avec la
montée du capitalisme.

Ceci dit, sans les événements de 1978-1979 en Iran, ces mouvements
n’auraient pas encore connu le succès et seraient restés marginaux. C’est en
Iran que ce mouvement s’est organisé en tant qu’Etat et qu’il a transformé
l’Islam politique en une force considérable dans la région. A mon sens,
l’Islam politique est un terme général qui désigne le mouvement qui voit en
l’Islam le véhicule principal pour la restructuration à droite de la classe
dirigeante et la création d’un Etat anti-gauche dans ces sociétés. En tant
que tel, il s’affronte et entre en compétition avec d’autres pôles du monde
capitaliste, tout spécialement les blocs hégémoniques, pour défendre sa part
de pouvoir et son influence dans l’ordre capitaliste mondial. Cet Islam
politique n’a pas nécessairement un contenu précis de jurisprudence et de
scolastique Islamiques. Il n’est pas obligatoirement fondamentaliste et
doctrinaire. Cet Islam politique est fait d’un éventail large et varié de
forces -de la flexibilité politique et idéologique et du pragmatisme de
Khomeini jusqu’aux cercles rigides de la faction de droite du gouvernement
iranien ; du Mouvement de la Liberté de Mehdi Bazargan et d’Amal de Nabih
Berry, tous deux modérés et de style occidental, jusqu’aux Taliban ; de
Hamas et du Djihad Islamique jusqu’au « protestantisme Islamique » des adeptes
de Soorosh et Eshkevari en Iran. Les pouvoirs occidentaux, les médias et le
monde universitaire ont mis en avant la notion de fondamentalisme afin de
séparer les branches terroristes et anti-occidentales du mouvement Islamique
de ses branches pro-occidentales et conciliantes. Ils dénomment
fondamentalistes les sections anti-occidentales et ils attaquent le
fondamentalisme afin de pouvoir maintenir intact l’Islam politique qui, pour
le moment, est le fondement irremplaçable du pouvoir anti-socialiste et de
droite dans la région. Les courants anti-occidentaux, cependant, ne
correspondent pas nécessairement aux factions fanatiques et rigides de ce
mouvement. Les sections les plus fondamentalistes du camp Islamique telles
que les Talibans et l’Arabie Saoudite, sont les amies les plus proches de
l’Occident.

– Jusqu’à quel point la conquête du pouvoir par les Islamistes est-elle un
signe de régression religieuse ? Est-ce que la régression religieuse dans
ces sociétés signifie un retour aux croyances et valeurs religieuses dans la
vie personnelle et la vie sociale ?

Je ne pense pas que cela ait pour origine le retour de l’Islam en tant que
système idéologique. Ceci ne relève pas de l’Islam idéologique mais plutôt
de l’Islam politique fondé sur des équations politiques spécifiques. Il est
clair qu’avec la montée du pouvoir de l’Islam politique, la pression pour
ranimer les manifestations extérieures de religiosité se sont intensifiées.
Cependant, cette pression est politique. Le peuple, parfois, cède à ces
pressions. Cette « renaissance » Islamique est renforcée par la violence et la
terreur qui prennent une certaine forme en Algérie, une autre en Iran. En
Iran, on a en réalité l’effet inverse ; la montée de l’Islam politique et de
l’autorité religieuse a engendré un retour de bâton anti-islamique
stupéfiant, à la fois au niveau idéologique et au niveau personnel.
L’émergence de l’Islam politique en Iran est devenu le prélude à une
révolution culturelle anti-Islamique et anti-religieuse dans l’esprit du
peuple, et tout particulièrement parmi la jeune génération, qui va
abasourdir le monde d’une explosion immense et proclamer la fin de l’Islam
politique dans l’ensemble du Moyen-Orient.
Certains ont prétendu que la chute de la République Islamique ne sera pas le
dernier clou apposé sur le cercueil du mouvement Islamique, parce que
d’autres tendances, en particulier non-chiites, pourraient se dissocier de
cette défaite. Etes-vous d’accord avec cette analyse ?

A mon sens, le mouvement Islamique au Moyen-Orient et dans le reste du monde
va perdre son souffle après la chute du régime Islamique en Iran. La
question n’est pas tant que l’Iran Islamique sera un modèle défait, dont les
autres pourront se dissocier. La défaite de la République Islamique
interviendra dans le contexte d’un immense soulèvement de masse laïque, qui
attaquera les fondations de la pensée Islamique réactionnaire, et qui non
seulement la discréditera mais la condamnera dans l’opinion mondiale. La
défaite du régime Islamique sera comparable à la chute de l’Allemagne nazie.
Aucun fasciste ne peut aisément maintenir sa position par une simple
distanciation, organisationnelle et idéologique, de ce pôle déchu. Le
mouvement dans son entier va faire face à des décennies de stagnation. La
défaite de l’Islam politique en Iran est une victoire anti-islamiste qui ne
s’arrêtera pas aux confins de l’Iran.

– Vous n’acceptez pas que des pays comme l’Iran soient qualifiés
« d’islamiques ». Pourquoi pas ?

Derrière toute classification, toute labellisation se cache un dessein.
L’Islam a été présent en Iran depuis 1400 ans et il a laissé son empreinte
sur un certain nombre de choses. Mais ce n’est qu’un élément dans la
description de cette société – de la même façon que l’oppression, la
monarchie, l’état policier, le recul industriel, les caractères ethniques,
la langue, l’écriture, l’histoire politique, le mode de vie pré-islamique,
les caractéristiques physiques du peuple, les relations internationales, la
géographie et le climat, le régime alimentaire, la taille du pays, les
concentrations de population, les relations économiques, le niveau
d’urbanisation, l’architecture, etc. Tous ces éléments désignent des
caractéristiques réelles de la société. Maintenant, si parmi les centaines
de facteurs qui différencient l’Iran et le Pakistan, la France et le Japon,
quelqu’un note avec insistance la présence de l’Islam dans certains aspects
de la vie de cette société et nous colle à tous ce label – aussi bien aux
anti-religieux Dashty, Hedayat, à vous et moi ainsi qu’à la grande majorité
de ceux qui ne se considèrent pas comme croyants et ne sont pas concernés
par l’Islam et le clergé- c’est qu’il doit avoir un objectif bien précis.
L’Iran n’est pas une société islamique ; le gouvernement est islamique.
L’Islam est un phénomène imposé en Iran, non seulement aujourd’hui mais
aussi pendant la monarchie, et il est resté au pouvoir grâce à l’oppression
et au meurtre. L’Iran n’est pas une société islamique. Ils ont essayé de la
rendre islamique depuis vingt ans par la force mais ils ont échoué. Appeler
Islamique la société Iranienne fait partie de la croisade réactionnaire pour
la rendre islamique.

Voyez-vous l’Islam politique comme une force durable dans la structure
politique des pays musulmans du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord ?
La durabilité est un concept relatif. En fin de compte, le moment viendra où
la région rejettera complètement l’Islam et en fera un phénomène dépassé. Et
bien qu’existant encore pour ceux qui l’observeront, l’étudieront ou même le
suivront, il ne jouera en pratique aucun rôle dans la vie des gens.
Cependant, quand cela interviendra, dépend entièrement des tendances
politiques prévalant dans ces pays et plus spécifiquement de la lutte pour
le socialisme et la liberté. Il est possible que d’autres générations encore
soient contraintes de subir cet Islam ; et sans aucun doute, quelques
« savants » verront l’Islam comme éternel. Mais il n’y a rien d’éternel et de
structurel dans l’Islamisme du Moyen-Orient. Les mouvements progressistes
peuvent clore le chapitre de l’islamisme. L’heure de débarrasser l’Iran de
l’Islam peut arriver très bientôt. A mon avis, la République islamique et,
avec elle, l’Islam politique sont en cours d’être éradiqués en Iran. Si la
pression politique de l’Islam et de l’islamisme est éliminée, alors
l’absence de profondeur et le vide de ce qui est appelé la domination
culturelle de l’Islam dans une société comme l’Iran vont rapidement devenir
évidents. Actuellement place forte de l’Islam politique, l’Iran, dans
quelques années, sera le centre et à la tête de la lutte contre celui-ci. A
mon avis, le terrorisme est l’une des formes par lesquelles l’Islam
politique continuera à exister dans la région. La lutte contre le terrorisme
Islamique durera encore bien des années après la victoire de l’humanité sur
l’Islam. Balayer les groupes terroristes islamiques requérra plus de temps.

– Dans des écrits précédents, vous avez nettement relié le renouveau du
mouvement Islamique au conflit israëlo-arabe. D’autres participants à cette
table ronde ne partagent pas votre sentiment sur l’importance de ce lien.

Je pense qu’ils ont une vue statique de cette question. La question ne se
limite pas aux problèmes et tensions qui ont fait croître le mouvement
islamique. Même dans ce contexte limité, le conflit israëlo-arabe, la
question palestinienne et la présence d’un « ennemi »
impérialiste-ethnique-religieux, auquel le nationalisme arabe et le
mouvement laïc ont succombé, est la cause principale de l’émergence du
mouvement islamique en tant que revendication alternative du pouvoir. La
question la plus importante est la suivante : dans quelle direction les
tendances dominantes idéologiques, politiques et culturelles du vingtième
siècle auraient poussé les Arabes – et le Moyen-Orient Musulman – s’il n’y
avait pas eu de question palestinienne et si Israël n’avait pas été créé
avec cette géographie particulière ? Jusqu’à quel point cette région
aurait-elle pu avoir l’occasion d’être intégrée dans l’ordre « occidental »,
comme l’Amérique Latine et l’Asie du Sud-Est, par exemple ? Jusqu’où le
capitalisme, la technologie, l’industrie et le capital Occidental avec leur
uniformisation administrative et culturelle et leur force d’assimilation
auraient-ils pu se développer au Moyen-Orient ? Jusqu’à quel point l’Islam,
comme les autres religions du vingtième siècle, aurait-il pu devenir une
composante reconnue, modernisée, modérée et assimilée de la superstructure
politique du capitalisme mondial. La question n’est donc pas de savoir si
oui ou non la question palestinienne et ce conflit en cours ont donné
naissance au nouvel Islam politique (bien que je pense qu’il a eu une grande
part de responsabilité), mais plutôt de mesurer combien ce conflit a empêché
les Musulmans et les pays musulmans d’intégrer les grands courants du
vingtième siècle et le système du capitalisme mondial. Jusqu’à quel point le
développement économique, le transfert de technologie, l’intégration dans la
culture occidentale dominante, le développement des fondations d’une société
civile capitaliste, la mise en place d’institutions politiques et
administratives de type occidental et le développement des modes de pensée
intellectuels et culturels ( y compris la laïcité, le modernisme et le
libéralisme) ont-ils été empêchés dans ces pays par la question
palestinienne ? Le processus de modernisation, de laïcisation et
d’occidentalisation des pays d’Islam avait commencé au début du vingtième
siècle et il avait, jusque dans les années soixante, obtenu pas mal de
résultats. L’Ouest, cependant, considéra l’intégration dans le camp
capitaliste Occidental de la société Moyen-Orientale comme impossible à
réaliser et à atteindre à cause de la question palestinienne – un conflit
régional qui faisait écho à la polarisation globale fondamentale du temps de
la guerre froide – et à cause de sa propre alliance stratégique avec Israël.
Le seul vrai défi à la réaction religieuse ne peut maintenant venir que du
socialisme ; mais historiquement, la montée de l’Islam politique militant au
Moyen-Orient résulte de la défaite, dans ces pays, du nationalisme
bourgeois, de la laïcité, et du modernisme qui, en théorie, pouvaient – ils
ont même été en passe de le faire – digérer l’Islamisme. Même s’il n’était
pas question de « Protestantisme islamique », ce processus aurait au moins pu
mettre l’Islam, dans ces pays, dans la même position que le catholicisme en
Irlande. Cette victoire bourgeoise était conditionnée, cependant, par le
développement capitaliste et industriel, le transfert de la technologie et
du capital, ce que l’Occident répugna à faire à cause du conflit
israëlo-arabe dans un contexte de guerre froide. Depuis la création
d’Israël, le Moyen-Orient et ses peuples ont été perçus comme le mal par la
culture politique occidentale ; ils font partie des principales figures
négatives de la culture politique occidentale. Pour l’Occident, le
Moyen-Orient n’est pas l’Amérique Latine ou l’Asie du Sud-Est. C’est un
endroit où il ne faut pas aller. C’est instable, dangereux, imprévisible et
hostile. L’Islam politique a émergé de ce trou noir. Si la question d’Israël
n’existait pas, les problèmes de l’Egypte, de l’Iran, de l’Arabie Saoudite
et de l’Irak auraient été les mêmes que ceux du Brésil, du Pérou et du
Mexique. L’Islam politique existerait certainement encore mais il aurait
végété comme un mouvement périphérique et sectaire et ne serait pas parvenu
dans ces pays au centre de la scène politique.

– Comment définissez-vous la laïcité ? Dans un système laïc, quelles sont
les limites de l’expression religieuse et des mouvements religieux sur les
scènes politiques et culturelles ?

La définition de la laïcité doit correspondre à ce qu’on en attend dans
l’usage quotidien, sans l’habiller de trop de radicalisme. La laïcité
signifie séparer la religion de l’Etat et de l’éducation, séparer la
religion de l’identité du citoyen et de la définition des droits et devoirs
du citoyen. Faire de la religion une affaire privée ; que la religion d’une
personne n’entre pas en ligne de compte ni pour définir son identité
politique et sociale ni dans son interaction avec l’Etat et la bureaucratie.
Au vu de tout ceci, la laïcité est un assemblage de conditions minimales.
Moi, par exemple, je ne peux pas retrouver dans ce concept l’intégralité de
ma position sur la religion et sa place dans la société. Ma conception ne se
limite pas à la laïcité mais elle inclut la lutte consciente de la société
contre la religion – de la même manière qu’une partie des ressources de la
société sont utilisées pour combattre la malaria et le choléra. De même que
des politiques délibérées sont mises en oeuvre contre la misogynie, le
racisme et les mauvais traitements aux enfants, des moyens et de l’énergie
devraient être alloués à la « dé-religionisation ». Par religion, bien
entendu, j’entends la machinerie religieuse et certaines religions et non la
pensée religieuse ni même la croyance en des religions anciennes ou
existantes. Je suis anti-religieux et je souhaite que la société impose plus
de limitations, au-delà de la simple laïcité, à la religion organisée et à
l' »industrie religieuse ». Si la loi demandait aux religions de s’enregistrer
en tant que fondations privées ou sociétés faisant du profit, de payer des
impôts, d’être confrontées à des inspections et d’obéir aux différentes
lois – y compris les lois sur le travail, sur le droit des enfants, les lois
prohibant la discrimination sexuelle, la diffamation, la calomnie tout comme
celles qui protègent les animaux – et si l' »industrie de la religion » était
traitée comme l’industrie du tabac, alors et seulement alors, on
s’approcherait d’une position de principe sur la religion et sur le cadre
légal de son expression dans la société.

– Peut-être que ce qui fait la différence, c’est que la « dé-religionisation »
pourrait être interprétée comme signifiant la suppression des adeptes d’une
religion donnée. Comment peut-on tracer la frontière entre cette position
anti-religieuse active et la violation de la liberté de pensée et
d’expression ?

Comme je l’ai mentionné, je fais référence à la religion organisée et aux
« industries de la religion » et non aux croyances religieuses. N’importe qui
peut avoir les croyances qu’il veut, peut les exprimer, leur faire de la
publicité et s’organiser autour d’elles. La question est de savoir quelles
sont les règles que la société met en place pour se protéger. Aujourd’hui,
la société essaie de protéger les enfants contre la publicité de l’industrie
du tabac. La publicité de l’industrie de la religion pourrait être traitée
exactement de la même manière. Les fumeurs ont tous leurs droits et peuvent
s’établir en association ou institution pour vanter les mérites du tabac et
fédérer tous les fumeurs, mais ceci ne signifie pas donner le feu vert à
l’industrie du tabac. Les machineries de l’Islam et des principales autres
religions (christianisme, judaïsme, hindouisme, etc.) ne sont pas des
sociétés de croyants rassemblés de plein gré autour d’idées spécifiques ; ce
sont d’énormes institutions politiques et financières, qui n’ont jamais été
examinées soigneusement, qui n’ont pas été assujetties aux lois laïques de
la société et n’ont jamais accepté d’assumer la responsabilité de leurs
agissements. Personne n’a mené Mr Khomeini devant le tribunal pour avoir
émis une fatwa de mort contre Salman Rushdie, bien que l’incitation au
meurtre soit un crime en soi dans tous les pays du monde. Et ceci n’est
qu’un petit exemple du système dans lequel on tue, on mutile, on intimide,
on enlève, on torture et on inflige aux enfants de mauvais traitements. Je
pense que les cartels de la drogue de Medellin (les frères Escobar), les
triades chinoises et les mafias italiennes (et américaines) ne sont rien en
comparaison de la religion organisée. Je parle donc ici d’une lutte légitime
et organisée menée par une société libre et ouverte contre ces entreprises
et ces institutions. En même temps, je considère la croyance en n’importe
quoi, même en des doctrines rétrogrades et inhumaines, comme le droit
indéniable de tout individu.

– De quelle base disposent la laïcité et la « dé-religionisation », auxquelles
vous faites référence, dans les pays du Moyen-Orient influencés par l’Islam
? Jusqu’à quel point la laïcité peut-elle être mise en place dans ces
sociétés ? Est-il possible de rester Islamique tout en étant laïc ? Quels
mouvements dans ces sociétés sont porteurs de laïcité et quelles sont leurs
chances de réussite ?

Je pense que la fatigue intellectuelle de la gauche et que les coups assénés
à la pensée radicale et critique et à l’idéalisme social depuis le milieu
des années 1970 ont causé le tournant de nombreux intellectuels de gauche
bien intentionnés vers une vision regrettable – tacticienne, faite d’étapes,
de gradations, évolutionniste – de la lutte pour les idéaux humains
fondamentaux. Il y a cent ans, l’avant-garde de l’humanité aurait bien ri à
l’idée que la libération de l’humanité puisse être réalisée par les prêtres,
la modération de la religion et l’émergence de nouvelles interprétations en
provenance de l’intérieur de l’église elle-même. Aujourd’hui, avec
tristesse, les  » lettrés professionnels  » et les universitaires peuvent
prescrire que la femme iranienne peut dorénavant prendre pour définition de
la laïcité l’ajout aux couleurs officiellement autorisées pour son voile
d’une nuance un peu plus claire de noir. A mon avis, tout ceci ne prend pas
en compte les dynamiques de la révolution et du changement dans la société.
Jusqu’à maintenant, le monde a avancé à coups de soulèvements –
transformations spectaculaires et rapides de la pensée, de la technique et
des relations sociales. Je pense que ce qui est utopique et impossible,
c’est la modération de l’Islam et la transformation graduelle des régimes
Islamiques en gouvernements laïcs. Il est réel et vraisemblable, et
maintenant inévitable dans le cas de l’Iran, que la laïcité verra le jour
grâce à un soulèvement de masse anti-religieux contre les gouvernements
existants et toutes les interprétations et lectures variées de l’Islam.

– Quels mouvements ou forces sociales pourraient être les porte-parole de la
laïcité au Moyen -Orient ?

Ceci devrait normalement être la mission historique du capitalisme
nouvellement émergeant dans ces pays et des mouvements bourgeois du
vingtième siècle – la tâche du libéralisme, du nationalisme, du modernisme
et de l’occidentalisation. Pendant un temps, on a supposé que le processus
avançait, quoique lentement, sans enthousiasme et partiellement. Ces
mouvements, cependant, ont manqué de souffle au milieu des années 70, le
projet d’occidentalisation a échoué et la crise politique s’est aggravée.
Auparavant, les mouvements de l’indépendance au Moyen-Orient n’avaient pas
mis en place des gouvernements pro-occidentaux, dans la majorité des cas. La
chute des dynasties a conduit à l’apparition ou l’émergence de gouvernements
militaires qui, principalement, tombèrent sous l’influence soviétique dans
le contexte de la confrontation Est-Ouest. Le capitalisme et l’industrie se
sont généralement développés au Moyen-Orient sous des gouvernements
nationalistes oppressifs. La société civile bourgeoise ne s’est jamais
organisée. Au Moyen-Orient, le libéralisme bourgeois et le modernisme
n’étaient pas des mouvements significatifs. Le nationalisme dominant, qu’il
soit pro-occidental ou pro-soviétique, s’est généralement maintenu dans une
coalition politique avec l’Islam. En tout cas, la laïcité, en tant que
produit intellectuel, politique et administratif du développement
capitaliste, n’est pas apparue au Moyen-Orient. A mon avis, la bourgeoisie
de la région n’a pas la laïcité inscrite à son agenda et est incapable de
prendre ce type de position. Alors, la mise en place d’un système laïc
revient aux mouvements socialistes et ouvriers. Et je pense que la victoire
de la gauche dans la région, à court terme au moins en Iran, rendra possible
cet accomplissement. Le peuple veut un système laïque, et en l’absence d’un
camp de la laïcité à droite, le peuple se rassemblera sous la bannière de la
gauche communiste, qui est prête pour un combat essentiel contre l’autorité
religieuse
.
– Jusqu’à quel point est-il possible d’introduire la laïcité dans ces pays ?

Dans le monde d’aujourd’hui, doté d’un niveau élevé de communication entre
ses différentes parties, maintenir une superstructure Islamique dans une
région aussi vaste est impossible. Il n’est pas possible d’arrêter
l’émergence de la laïcité au Moyen-Orient. A mon avis, la laïcité est, non
seulement susceptible de se réaliser, mais aussi, après les expériences de
l’Iran, de l’Afghanistan et de l’Algérie, un besoin et une demande des
peuples de la région. Le problème essentiel est encore la question
palestinienne. Tout comme la confrontation renforce les factions religieuses
réactionnaires en Israël même et leur confère bien plus de pouvoir –
disproportionné par rapport à leur poids réel, tout à fait mineur dans la
culture et les croyances du peuple – elle rallonge aussi la survie de
l’Islam politique et de l’identité Islamique dans le camp opposé. Plus tôt
sera formé un état palestinien indépendant, plus vite l’Islam et l’islamisme
seront éradiqués de la région.