Feu sur l’identité !

Imaginez quelqu’un qui, par souci maladif de définir qui il est, finirait par se confondre avec ses papiers d’identité. Sans que l’on puisse dire si cela prend plusieurs années ou un seul instant, son visage se fige dans une photographie normalisée où il n’a pas le droit de sourire, son histoire se réduit à quelques renseignements administratifs et à un numéro d’identification, le tout sous visa préfectoral. Et bien cet être aplati et plastifié pourrait se targuer d’avoir vraiment éprouvé ce que c’est que l’identité : une opération de cryogénisation, qui glace ce qui est vivant pour le maintenir identiqque pour toujours.
L’identité ça se vend débitée en tranche sous emballage plastique.

Et pourtant, il y a au départ une belle promesse : on entrevoit quelque chose à partager dans le fait d’être Français, Occitan, anarchiste, hooligan, femme, ouvrier. De la communauté, un langage pour échanger, une place d’où penser le monde.
Et puis, à mesure que cet élan s’enterre lui-même dans une posture identitaire, ce qu’il y aurait à échanger devient lamentablement creux. Un pedigree, des couleurs, une règle de droit, quelques idées tellement ânonnées qu’on en a perdu l’intelligence, des codes vestimentaires : voilà les misérables signes de ralliement des identités.

Une entité qui se fige, qui s’enferme dans ses propres frontières, et qui se vide elle-même de sa puissance, c’est l’objet rêvé de tout gouvernement. Identifier, circonscire, agencer des cases : le b.a.-ba de la gestion. Que les identités s’entremêlent et se décomposent, on a là le signe que la situation devient ingouvernable.

Parmi toutes, l’identité idéale, celle qui se place elle-même sous la férule des autorités, c’est l’identité nationale, qui ne dit souvent rien d’autre que « tous unis derrière le gouvernement ». ce n’est pas pour rien si au moment même où il entend en finir avec le compromis historique de la Libération, Sarkozy fait appel à la même vieille rengaine qui avait servi à ficeler le pacte communisto-gaulliste.

L’identité est une crispation, un asssèchement qui menace partout où se fondent des attachements collectifs. Déjouer ce travers passe par une certaine disposition au jeu, à se remettre en jeu. Carnaval, travestissement : le masque renvoie les identités à leur bouffonerie, dégonfle leur fatuité en ne les prenant pas au sérieux. Métamorphose : disparaître-apparaître sous de nouveaux traits, pas seulement se dissimuler, mais investir vraiment plusieurs formes.

« Les invisibles ont repris leurs visages » déclarent depuis la Grèce insurgée de décembre 2009 les Koukouloforos – littéralement les encapuchonnés. Un visage est ce paradoxe entre la constance d’une image et ce qui sans arrêt la masque, l’affecte, la trouble – ses expressions. On est bien loin des figures taillées au scalpel pour que jamais elles ne changent. Un visage c’est, pour nous qui avons été ballotés entre la quiétude des figements et les irruptions nihilistes sans suites, la perspective d’un regard qui se projette plus loin que notre présent, d’un sens donné au monde et d’attachements partageables. Quelque chose qui engage plus qu’une cagoule que l’on pourrait mettre et enlever à loisir. Trouver nos visages, quitte à la façonner nous-mêmes, c’est déployer des imaginaires, c’est faire feu sur l’identité !