Devant le fiasco de la campagne d’acceptabilité qu’elle mène depuis plusieurs mois, la Commission Nationale du Débat Public vient d’annuler les 3 derniers débats, qui devaient se tenir à Montpellier, Nantes et Paris les 9, 16 et 23 février. Ils seront remplacées par des réunions entre experts et sur invitation, qui porteront sur le thème : « éthique et gouvernance ». Pour masquer sa retraite, et justifier l’organisation de 3 débats à Paris sur ce thème précis, la CNDP explique qu’elle veut « donner à ce thème essentiel un poids particulier en le traitant de manière approfondie. Elle le fera au plan national et avec le souci constant de permettre une confrontation de toutes les opinions exprimées sur le sujet ».

Immédiatement après cette annonce, la CNDP a mis en ligne sur son site deux rapports. Un premier intitulé Ethique et politique des nanotechnologies, émanant de l’UNESCO (organisation des nations unies pour l’éducation, la science et la culture), et un second, intitulé Les nanotechnologies et l’éthique, politiques et stratégies, écrit par la commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies (COMEST) [1]. Notons que ces deux rapports sont datés de 2007 et 2008. La CNDP, contrainte d’improviser un « débat » sur l’éthique et la gouvernance en est réduite à racler les fonds de tiroir. C’est dire si ce thème est « essentiel » pour elle et s’il mérite d’être traité « de manière approfondie »…

Il n’en reste pas moins que pour la CNDP, il s’agit avec ces textes, de poser le cadre des prochains débats entre experts sur l’éthique et la gouvernance des nanos, et donc de définir les questions qui seront discutées, et celles qui ne le seront pas. Nous nous sommes penchés sur ces deux rapports.

La première chose qui saute aux yeux à leur lecture, c’est leur parti pris en faveur de la Science, du Progrés et de la Technologie. Les victimes de Bhopal, Hiroshima ou Tchernobyl ne pourront qu’abonder dans le sens de l’UNESCO qui explique que « La technologie rend la vie plus sûre et moins pénible. » [2] Et Jean Bergougnoux, président de la très indépendante CNDP n’aura aucun mal à nous expliquer que le rapport de la COMEST, dont un des titres est « les nanotechnologies comme chance à saisir », est parfaitement neutre. Mais passons, cela ne nous surprend pas le moins du monde. Voyons plutôt ce que nous apprennent ces rapports.

Une éthique étique, ou les questions que se posent l’Etat et les industriels

Le premier point sur lequel ces rapports insistent est celui des risques sanitaires. Nous avions compris depuis longtemps, que les Etats et les industriels tentent de réduire le débat sur les nanos à la seule question de la toxicité des nanoparticules. Cela leur permet d’évacuer ainsi les questions éthiques et politiques gênantes. Il est édifiant de remarquer que cette méthode est utilisée même à l’intérieur d’un rapport entièrement consacré aux problèmes éthiques, et dont on aurait pu attendre qu’il soulève des questions véritablement « éthiques ». Le comble, c’est qu’aprés avoir posé le problème de la toxicité, le rapport de l’UNESCO avoue que ces questions, contrairement à d’autres, « peuvent être abordées uniquement sous l’angle technique de l’analyse de risque ». Tout est dit. La question de la toxicité n’est pas envisagée comme un problème éthique, mais comme un problème technique. Or, si dans le domaine de l’Ethique, le principe directeur est la recherche du bien commun, dans le domaine de la Technique, c’est l’efficacité, et elle seule, qui prime. Et l’efficacité n’est pas une affaire politique. Elle est une affaire d’experts. Ces mêmes experts qui s’empresseront de définir les seuils maxima d’exposition aux nanoparticules, sans remettre jamais leur existence en cause.

Le problème de la propriété intellectuelle et du secret scientifique occupe ensuite une place de choix dans le questionnement. Les deux rapports s’inquiètent longuement de problèmes qui ne concerneront jamais le commun des mortels, comme le fait que la brevetabilité des nouveaux matériaux pourraient gêner les industriels dans leur quête incessante d’innovations nécrotechnologiques : « Le risque engendré par une attribution excessive de brevets en matière de nanotechnologies est celui d’un « maquis des brevets » ou d’une « tragédie de la chasse gardée ». Les brevets sur les nanoparticules élémentaires et les processus utilisant des nanoparticules pourraient finir par être si détaillés que la capacité à créer un nouveau matériel […] pourrait se heurter à un enchevêtrement quasi impénétrable de titres de brevets concurrents. » [3]

Enfin, on traite aussi de l’aspect international des nanotechnologies. La grande question concerne la possible apparition d’une « fracture nanotechnologique », entre pays pauvres et pays riches. Alors que la fracture technologique existe depuis des années, et ne fera que s’approfondir avec les nanotechnologies, on s’inquiète avec naïveté de « quelque chose de terrifiant : seuls les plus riches auraient accès à certains types de recherches ». La question de savoir si les pays pauvres gagneraient vraiment à réduire cette fracture technologique, en se soumettant aux injonctions du progrès technique à tout prix, n’est pas évoquée. Entre questions purement techniques, questions qui ne concerneront jamais M. et Mme Toutlemonde, et considérations naïves sur l’égalité internationale, les « débats » entre experts de la CNDP s’annoncent vides de tout véritable questionnement éthique.

Ces « questions éthiques qui n’en sont pas » ?

Non contents de définir les questions que soulèvent selon eux l’éthique des nanos, ces deux rapports nous expliquent aussi quelles sont les questions à ne surtout pas aborder, et à exclure du champ du débat.

1- Le transhumanisme et l’amélioration de l’humain

Selon Wikipédia : « Le transhumanisme est un mouvement culturel et intellectuel prônant l’usage des sciences et des techniques afin de développer les capacités physiques et mentales des êtres humains […] Les penseurs transhumanistes prédisent que les être humains pourraient être capables de se transformer en êtres dotés de capacités telles qu’ils mériteraient l’étiquette de « posthumains ».

Si tous les chercheurs et industriels qui travaillent sur les nanos ne sont pas des gourous du transhumanisme, il n’en reste pas moins que les nanos joueront un rôle déterminant dans l’élaboration de l’être humain augmenté. Il suffit de lire le cahier d’acteurs que l’association française transhumaniste a écrit dans le cadre de la campagne de la CNDP pour s’en convaincre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la perspective de créer une race d’hommes supérieurs, augmentés, post-humains est au coeur d’un débat éthique autour des nanos. Pourtant, cette question est évoquée dans une partie du rapport de l’UNESCO intitulée « Sources de confusions, ces questions éthiques qui n’en sont pas ». On y apprend que le débat sur le post-humanisme n’a pas lieu d’être, car il « repose sur l’hypothèse que les dilemmes éthiques soulevés par les nanotechnologies sont devant nous et que nous devons nous préparer à y faire face alors qu’il s’agit en fait de questions actuelles, comme le dopage, (!) le dépistage génétique ou le problème de confidentialité soulevé par l’exploitation des technologies d’information implantées dans le corps. »

Bien tenté ! On évacue tout aspect polémique en essayant d’assimiler une nouvelle technologie à une chose qui se fait depuis longtemps. C’est une technique bien connue des partisans des OGM, qui voudraient nous faire croire que les Aztèques en fabriquaient déjà en effectuant des croisements de plantes. Mais tout le monde conviendra qu’il n’y a rien à voir entre la prise de produits dopants, et l’implantation de puces électroniques dans le cerveau en vue d’améliorer la mémoire. Voilà comment l’UNESCO évacue un des principaux problèmes éthiques autour des nanotechnologies.

Dans le second rapport, la question du transhumanisme est posée en deux lignes et se limite à « la question de savoir ce qui fait véritablement partie du corps, ce qu’est une amélioration et l’instance qui le définit. » Ou comment rester complètement en deçà des questions centrales. Que nous importe au fond de savoir si la puce électronique que l’on nous implantera dans le cerveau demain fera ou non partie de notre corps ? Le principe même d’améliorer l’humain par des implants bioniques (bio-électroniques) ne mérite même pas, pour les auteurs de ce rapport, d’être questionné.

Il est significatif de noter que le tranhumanisme fait justement partie des « sujets à exclure » du débat, figurant au bas de la liste de 147 questions qui pourraient être soulevées pendant ses réunions. Il s’agit pour la CNDP de « questions assimilés aux nanotechnologies par l’imaginaire » ! [4]

2- Les technologies convergentes, ou NBIC

Pas un mot dans ces rapports à propos des questions éthiques que soulèvent les NBIC, (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et Sciences Cognitives ou neurosciences), les fameuses technologies convergentes. Peu importent les recherches prochainement effectuées à Clinatec, le laboratoire de neurosciences de Minatec. Ces recherches qui ont pour but de comprendre le fonctionnement du cerveau pour pouvoir agir sur celui-ci à l’aide d’implants électroniques, afin nous dit-on de guérir des maladies telles que Parkinson, mais aussi les dépressions, troubles obsessionnels compulsifs (TOC)… ouvrent la possibilité d’interférer dans notre cerveau, et de modifier notre humeur, nos sentiments, et pourquoi pas bientôt notre volonté. [5] Là encore, il ne semble pas opportun à l’UNESCO de soulever ces questions. Notons accessoirement que la question des sciences cognitives, ou des neurosciences, fait elle aussi partie des sujets à exclure que l’on retrouve dans la liste des 147 questions de la CNDP. [4]

3- L’éthique de la liberté à la mode soviétique

La question de la liberté des individus dans le nanomonde est elle aussi complètement absente du premier rapport. A priori, les perspectives de surveillance inouïes que promettent les nanos ne méritent pas même d’être posées dans un débat éthique les concernant.

Cette question de la liberté est par contre évoquée dans le second rapport, où elle fait l’objet d’un paragraphe de… 6 lignes. Autant que l’absence manifeste d’intérêt pour cette question, ce qui est intéressant, c’est la manière dont elle est posée : le titre du paragraphe concerné est « Confidentialité ». Pour l’Organisation Internationale de Normalisation, avec qui l’UNESCO devra collaborer dans la gestion des nanos [6] la confidentialité est « le fait de s’assurer que l’information n’est seulement accessible qu’à ceux dont l’accès est autorisé ». Voilà à quoi est réduite la question de notre liberté future. Les nanos ouvrent la voie à la société de la surveillance totale, en permettant d’implanter des nano-puces RFID dans tous les objets de notre quotidien, et bientôt dans les êtres humains, et en optimisant des appareils de surveillance de plus en plus nombreux (caméras intelligentes et biométriques, drônes de surveillance…). Dans ce cadre là, poser le problème de la liberté en terme de confidentialité comme le fait la COMEST en dit long sur son acceptation ex ante du nanomonde sécuritaire. Pour elle, la question de savoir s’il est éthique, moral, ou légitime de placer sous surveillance constante (et informatisée) toute la population, et de collecter des données personnelles à son insu, ne se pose pas. Tout juste devrait-on veiller à ce que ces données ne soient accessibles qu’aux personnes autorisées, c’est à dire l’Etat et probablement bon nombre d’industriels. L’utilisation qui sera faite des ses données par les organismes habilités est aussi hors balayée du débat.

4- La vie 2.0 est-elle sympathique ?

Reste enfin que les nanotechnologies participent à l’élaboration d’un monde où nos vies seront entièrement soumises à la technologie. Notre autonomie vis à vis de la machine ne cesse de diminuer. Avec l’avènement de « l’environnement intelligent » (de l’anglais intelligence, renseignement), dont les nanos sont partie prenante, tous les objets de notre quotidien seront pucés et mis en relation les uns avec les autres. Radiateurs et éclairages qui se déclenchent automatiquement, frigos communicants, robots nous assistant dans toutes les tâches de notre quotidien… Quelle sera la place de l’humain au milieu de ce monde-machine ? Jusqu’à quel point peut-on accepter de confier tous les aspects de notre vie à la technologie ? Quelle seront les conséquences sur nos corps, nos sensibilités, nos relations sociales ? Serons nous plus heureux une fois suréquipés de prothèses électroniques ? Autant de questions cruciales absentes des rapports que nous soumet la CNDP, et donc du débat qu’elle elle entend mener.

Un débat pathétique, du début à la fin

Le dispositif d’acceptabilité des nanos, dont la CNDP est partie intégrante, a été entièrement élaboré à partir des critiques qu’expriment les opposants au nanomonde depuis bientôt 10 ans. On sait combien ces opposants ont insisté sur les aspects que nous venons d’évoquer. L’Etat et les industriels n’ignorent donc rien de ces questions éthiques. Les écarter relève purement et simplement d’un choix politique et stratégique. Il est révolu le temps où les dirigeants imposaient leurs vues sur un problème donné. Aujourd’hui, à l’ère de l’acceptabilité triomphante, il leur suffit de rendre invisibles les problèmes qui pourraient susciter interrogations, méfiances ou critiques de la population, en les plaçant hors du champs du débat. A cet effet, ils peuvent compter sur le soutien actif des organisations « indépendantes » comme la CNDP et l’UNESCO.

Nous l’avons vu, le débat que prétend mener la CNDP sur l’éthique et la gouvernance des nanos est aussi bidon que le reste de sa campagne. Tout y est déjà joué d’avance, et les questions qui seront débattues entre experts, sont à mille lieux des vraies questions éthiques posées par les nanos.

Mais de toute façon, nous n’avons jamais compté sur la CNDP, – pas plus que sur l’Etat ou les industriels – pour mener un véritable débat sur les nanotechnologies.

Des opposants au nanomonde

www.nanomonde.org

[1] Selon son site internet, la COMEST a été fondée par l’UNESCO en 1998. « La COMEST est un organe consultatif et un forum de réflexion composé de 18 experts indépendants. Elle a pour rôle d’énoncer des principes éthiques susceptibles d’éclairer les débats des responsables politiques à la lumière de critères qui ne soient pas strictement économiques. »

[2-] Rapport de l’UNESCO, page 3.

[3-] Il n’est pas question pour nous d’évacuer tout débat sur la brevetabilité. Nous sommes par exemple fermement opposés à la brevetabilité du vivant, mais certes pas parce qu’elle pourrait constituer un frein à la conquête de nouveaux marchés.

[4-] La liste des 147 questions est reproduite ici : http://www.nanomonde.org/Exclusif-L

[5-] Pour Pièces et Main d’oeuvre, les NBIC annoncent le passage de la « société de surveillance » à la « société de contrainte ». Voir à ce sujet : « le Pancraticon ou l’invention de la société de contrainte » de PMO : http://www.piecesetmaindoeuvre.com/

[6-] Rapport de la COMEST, page 7, paragraphe « coopération internationale »