Elle est poursuivie, Saint-Nazaire, au fil de son histoire par les images qui la caractérisent, qui lui collent à la peau. Saint-Nazaire la rouge, Saint-Nazaire la besogneuse, et de tout temps, Saint-Nazaire du sacro-saint « sauvons l’emploi ». Il aura fallu une nouvelle crise économique majeure pour qu’elle voit se rejouer l’inévitable sort que le destin lui reserve. 2400 emplois sur la sellette, la fermeture des chantiers navals entre les mains de quelques actionnaires coréens et la garantie tant redoutée par les pouvoirs publics d’un conflit long et violent.

La situation en est là, incontournable et sans appel, elle prévoit pour les dirigeants de la ville une lente et longue descente vers l’enfer d’une crise sociale sans issue, vers la fin prématurée d’une ville rénovée, d’un devenir métropolitain.

Car ce que cherche la mairie depuis plusieurs années, c’est d’en finir avec cette réputation de banlieue nantaise, de cité ouvrière, elle souhaite, à l’image de son maire Joël Batteux, voir s’installer en son sein médecins, entrepreneurs, et autres gestionnaires affamésde cadres métropolitains. Ce qui manque à Saint-Nazaire, c’est l’attractivité à la nantaise, une recette bien huilée qui à Nantes a vu la transformation des chantiers navals en un vaste champ d’expérimentation culturel et économique avec comme figure de proue l’éléphant géant du Royal de Luxe qui marque de son empreinte incontournable l’identité de la métropole en construction. L’île Beaulieu, centre géographique de la ville, rebaptisée pour l’heure île de Nantes, une ville dans la ville qui parvient à intégrer d’un côté les nouvelles industries de pointe en matière de biothechnologie et de recherche ADN (1) et de l’autre la caution culturelle administrée à grands coups de trompe et de barrissement reconstitués. A n’en plus douter c’est sur l’île et pas ailleurs que se joue le devenir de la métropole nantaise.

Et la pachydermie ne s’arrête pas là, puisqu’elle ne saurait trouver sens, sans prendre en compte avant même la fin de sa construction, les possibilités de son rayonnement. Evidemment, le lien fluvial avec Saint-Nazaire constitue le premier flux par lequel peut s’engouffrer cette possibilité. Il prend la forme d’un projet de trois biennales d’art contemporain baptisées Estuaire, qui établissent le « trait d’union » entre les deux villes. Un ensemble d’une dixaine d’oeuvres sillonant les rives de la Loire symbolise la pérennité du lien entre les deux îles, celles de Nantes d’un côté, et celle de Saint-Nazaire de l’autre qui contient le futur patrimoine ouvrier de la ville.

Le point d’accroche semble évident, c’est la possibilité commune de transformer l’héritage ouvrier en une vaste opération culturelle et touristique. Matériellement, c’est l’espace offert par les chantiers, ceux de Nantes dont l’activité a cessé au milieu des année 80, investi depuis par la municipalité pour mettre en oeuvre son projet de métropole, et celui de Saint-Nazaire dont l’activité s’éteint à petits feux qui pourrait bien devenir à terme la plate forme touristique et culturelle de la ville. Le devenir de la métropole Nantes Saint-Nazaire est un devenir insulaire. L’une comme l’autre travaillent à la mise en place à l’echelle de l’Europe de ce que Jean Marc Hayraut appelle une « éco métropole estuarienne », bâtie sur les nouveaux modèles des économies touristiques et résidentielles.

VILLE PORT

Le projet de ville port, fer de lance de la mairie Nazairienne, s’inscrit dans une volonté plus ancienne d’ouvrir la ville sur l’océan.

Une première expérience avait été initiée au début des années 70 avec la construction d’un grand ensemble donnant sur la mer dans le quartier de Kerlédé. L’idée était de permettre aux habitants des classes populaires de vivre dans un cadre plus agréable. Ce que l’histoire ne dit pas, c’est que les habitants de Kerlédé, quartier de baraquements américains construit à la sortie de la guerre, n’ont pas pu profiter de cet aménagement, après avoir été éparpillés à la fin des années 60 en différents points de la ville. L’histoire a tendance à oublier également la vague de chômage qui a touché la jeunesse de ce quartier dans les années 70 ; la vue sur la mer était sans doute pour eux une préoccupation bien lointaine (2).

Depuis lors, le projet ville-port s’est concentré en différents points du centre ville. Il a connu plusieurs phases, non-achevées ou encore inexistantes pour certaines.

La première phase, déjà bien avancée, a tenté de donner à Saint-Nazaire l’allure d’une ville méditerranéenne. Contruction cubique et linéaire destinée à accueillir un énorme centre commercial baptisé le « ruban bleu » dont le slogan, « une autre idée du monde », a réveillé et agite encore les aigreurs de certains habitants. Ce dernier, pour 150 millions d’euros à peine, a remplacé la maison du peuple. L’ensemble comprend également un cinéma multiplex, un supermarché ainsi que la transformation de l’ancienne base sous-marine en deux salles culturelles baptisées, accrochez vous, le VIP et le LIFE. A n’en pas douter, Saint-Nazaire se croit à Marseille, sauf que la nouvelle architecture et les palmiers qui encadrent les rues ne parviendront pas à masquer la vraie nature de cette ville, une ville tout droit sortie de l’après-guerre qui transpire plus le béton et l’acier que les ossatures bois et les plantations exotiques. Et ce que Joël Batteux redoute au plus haut point, c’est de voir perdurer l’atmosphère qui en découle. Car ce qui est inscrit dans ce béton et cet acier a plus à voir avec une histoire oubliée, celle des bandits de la navale, des grèves de dockers, celle des luttes pour la jeunesse et pour la gratuité, celle de vies traversées par la lourdeur de l’époque et qui ont su ensemble construire un rapport irréductible, une méfiance inconciliable à l’égard de ceux qui détiennent le pouvoir (les grandes manifestations syndicales de janvier et mars dernier sont là pour en témoigner).

Cependant, c’est à cette « autre idée du monde » que les Nazairiens contribuent malgré eux depuis quelques années. Et le désastre de l’urbanisme contemporain ne s’arrête pas là.

La deuxieme phase du projet prévoit depuis un moment déjà l’aménagement d’un quartier presque-île, qui constitue la passerelle entre le centre ville et le chantier naval. Ce quartier s’appelle le petit Maroc, et c’est précisement par là que pourrait se voir établir le lien insulaire entre Nantes et Saint-Nazaire. Concrètement et à moyen terme, il s’agit de donner naissance à un « petit Manhattan » en aménageant certains bâtiments déjà existants et en en détruisant d’autres pour construire un ensemble d’immeubles de haut standing comprenant 700 logements ouverts sur l’estuaire de la Loire.

Une barre de deux étages baptisée Loeva et rappelant étrangement l’architecture méditerranéenne est déjà venue remplacer une partie du quartier. L’ancienne usine de relevage devrait quant à elle devenir la vitrine nazairienne de la Biennale ESTUAIRE.

Drôle d’idée que de construire autant de logements sur un espace si peu accessible (un pont ouvrant comme seul accès) et voisin d’un des plus importants chantiers navals du pays.

Ou peut-être pas si drôle que ça, car à en juger la situation des chantiers, il se pourrait bien que dans un futur proche, une des plus importantes entreprises maritimes de France mette la clef sous la porte, et ce n’est pas l’Etat qui viendra la sauver ce temps venu. La question qu’il reste à se poser et que tout le monde se pose, c’est celle du devenir de l’esplanade qui contient les chantiers. L’espace est adéquat, on le sait, pour acueillir des machines dignes du Royal de Luxe, et des projets d’architecture aussi inovants que délirants. Qui sait, un éléphant peut en cacher un autre.

Cependant, pour que l’aménagement du petit Maroc aboutisse, la mairie devra sûrement mettre de côté quelques-uns des principes qu’elle sait si bien brandir.

Car depuis plusieurs années déjà, ils sont nombreux, les habitants du quartier qui s’organisent pour lutter contre un projet qui a été pensé et initié sans eux.

En 2003, entre 100 et 200 habitants montent une association baptisée « les amis du petit Maroc » qui fera pression sur les pouvoirs publics pour garder prise sur l’évolution du quartier. Ils ne parviendront pas à empêcher la construction de loeva, mais mettront en doute et ralentiront la suite du projet.

Au coeur de leurs préoccupations, on retrouve bien évidement la volonté de garder au sein du quartier l’architecture des maisons de pêcheurs mais aussi et surtout la volonté qu’existent des espaces pour la jeunesse du quartier. C’est vrai qu’à s’y ballader, on imagine assez mal des bandes d’enfants jouer et se rencontrer au milieu des pelouses standardisées, des magasins, bureaux et autres tours de sept étages, aussi méditerranéennes soient-elles. On distingue beaucoup mieux en revanche la multitude de mystères et de secrets dont regorgent les encablures portuaires de ce quartier et que les jeunes savent si bien s’approprier.

C’est d’ailleurs des jeunes qui, plus récemment, ont ouvert l’ancien hôtel le pilotage situé sur la place de la Rampe (place centrale du quartier) appartenant à la municipalité et destiné à être détruit. Désireux d’en faire un lieu de vie et d’activité, ils ont débarqué un soir à quelques dizaines avec masse et accordéon pour faire tomber les murs qui les séparaient des habitants entrés dans le bâtiment quelques jours plus tôt le temps d’une fête pour inaugurer le nouveau lieu malgré une présence policière fort mal venue qui a tenté en vain d’entrer pendant près de deux heures.

S’ensuivit une vague d’aide à l’installation, les voisins viennent apporter des couvertures, de quoi faire à manger, ils leurs proposent de venir se laver chez eux, ils visitent l’hôtel, vide depuis plus de vingt ans, bref, un véritable acceuil de la part des habitants du quartier. Mais s’ensuivit aussi et surtout une procédure accélérée, initiée par la mairie, pour vider le lieu dans les plus brefs délais, quand bien même elle déclarait quelques jours plus tôt le lancement d’un plan grand froid pour l’arrivée de l’hiver.

Au procès, l’avocat balbutiant de la municipalité tente comme il peut de fragnoler sur la dimension culturelle du lieu, arguant qu’il risquerait de concurrencer avec les activités de la mairie et tentant bon an mal an de prouver que les jeunes occupants n’ont pas besoin d’un lieu d’habitation. C’est peine perdue, les jeunes, défendus notamment par Maître Tignières, qui trente ans plus tôt défendait les enfants de Kerlédé, obtiennent la trêve hivernale et sont assurés de rester dans le lieu au moins jusqu’à mi-mars.

C’est donc aux confins d’une petite île, destinée à constituer un des points de centralité d’une improbable métropole, qu’est venu s’installer le Radeau aux Sorcières, certainement pas tout à fait par hasard.

Et croyez-en le genie de la plèbe, ce n’est pas demain que l’éléphant traversera le pont du petit Maroc.

(1) L’île contient le FNAEG (Fichier National des Empreintes Génétiques) ainsi qu’un ensemble de bâtiments en construction destinés à accueillir des entreprises de recherche en bio et micro-technologies.

(2) Rappelons qu’une partie de cette jeunesse a fait parler d’elle à la fin des années 70 en occupant le centre social du quartier et en agitant politiquement l’ensemble des pouvoirs publics de la ville. On les appelait les enfants perdus de Kerlédé (voir Rébétiko n°2).