« Qu’arrive-t-il aux Vélostars ? », demandait Ouest-France sur ses affichettes jaunes, le 13 octobre 2009, comme pour répandre une traînée de mystère dans les rues policées de la ville de Rennes, et booster un peu ses ventes, qui n’en finissent plus de toucher le fond de la Vilaine. C’est cette vieille fripouille de Samuel Nohra, porte-parole agréé de la maréchaussée et de l’oligarchie municipale, qui devait nous donner la réponse à cette impayable énigme, dans les pages du quotidien breton à 80 centimes d’euros : « Un Vélostar sur trois est volé ou vandalisé ! » (1) Diable ! C’est que le ton était davantage à l’indignation, chez les fonctionnaires du commissariat de police et chez les cadres de Keolis : « Nous sommes surpris par le manque de civisme », déplorait l’un de ces derniers, impatient de faire passer tous les Rennais « en mode oxygéné ». Même son de cloche chez les élus dits socialistes de la Ville de Rennes, qui vont pleurnicher à l’hôtel de police chaque fois qu’un grain de sable vient se glisser dans leur formidable machine à amadouer les investisseurs privés et les touristes d’affaires : « 40 personnes ont déjà été interpellées par la police », se félicitait ainsi Guy Jouhier, vice-président aux transports à Rennes Métropole.

Pourtant, les cadres de Keolis, qui ne sont pas nés de la dernière pluie, s’y attendaient un peu, à ces vols et à ces dégradations, quoique « pas dans ces proportions » ; et le même Guy Jouhier, à qui on ne la fait pas, d’ajouter : « Malheureusement, nous ne somme pas vraiment surpris. Dans toutes les villes qui ont expérimenté ce système, on a observé, dans les premières semaines, une forte proportion de vols et dégradations. » Comme disaient nos anciens : « Qui se sent morveux se mouche. » Un peu plus tôt dans l’année, en effet, le 27 mai 2009, la Mairie de Paris, main dans la main avec le géant de la réclame en milieu urbain JCDecaux, avait lancé une campagne de communication sur le thème : « Un Vélib’ ça se protège ! » (2) On nous apprenait à cette occasion, sur des affiches illustrées par le gentil caricaturiste Cabu, affiches qui continuent d’agrémenter, à l’heure où nous écrivons, les trottoirs de la capitale, que depuis le lancement de ce sympathique « système de vélos en libre-service », le 15 juillet 2007, 16 000 bicyclettes avaient été vandalisées, et 8 000 autres avaient disparu dans la nature — de quoi faire passer les 300 Vélostars envolés de la Ville de Rennes pour quelques feuilles de salade glanées sur les étals du marché des Lices.

Mais quoi ! Va-t-on empêcher longtemps les Rennais de s’adonner goulûment aux joyeux caprices de la mobilité à la carte et de la licence vélocipédique ? Sur la page — étonnamment documentée — de l’encyclopédie en ligne Wikipédia qui lui est consacré, on nous apprend que le nom de baptême du Vélib’ est un mot-valise, « contraction de vélo et liberté ». (3) Et la Mairie de Paris d’ajouter, sur son site Internet : « La “Véliberté” est l’affaire de tous, et elle doit être préservée. » Ainsi, pour atteindre leurs objectifs en matière de baisse des émissions de gaz à effet de serre, les grandes villes françaises, de concert avec les industriels de la pollution visuelle de masse, s’efforcent aujourd’hui de « développer » l’usage du vélo — c’est-à-dire de le rendre économiquement profitable — tout en promettant un surcroît de liberté à tous ceux qui leur lâcheront un chèque de caution de 150 euros, encaissable à tout moment, ou un numéro de carte bancaire. Et ce qui vaut pour le « Vélostar » rennais et le « Vélib’ » parisien vaut identiquement pour « Le vélo » marseillais, le « Vélopop » d’Avignon, le « Vélô » toulousain, le « Vélo’v » lyonnais, le « Vélocité » de Besançon ou le « V’Hello » [sic] d’Aix-en-Provence, dont les noms, aussi grotesques les uns que les autres, sont à l’image de la triste liberté qu’ils offrent à leurs utilisateurs — qui jurent déjà, mais un peu tard, qu’on ne les y prendra plus. Car si la Mairie de Paris annonçait encore sur ses affiches : « Vélib’ est à tous… protégez-le. », les Conditions générales d’accès et d’utilisation du service Vélib’, moins lyriques, stipulaient au contraire qu’il est « expressément interdit au Client de permettre de quelque façon que ce soit l’utilisation, gratuite ou non, du Vélo, propriété de SOMUPI, par des tiers quels qu’ils soient » (4).

« Prenez ce vélo, cher ami, il est à vous ; hormis qu’il est à moi ! »

Derrière cet apparent conflit de propriété, se cache en vérité une vieille combine commerciale, entérinée par les mêmes Conditions générales d’accès et d’utilisation, garantissant que les profits de Vélib’ reviendront dûment à la SOMUPI, alors que les pertes incomberont seulement à ses utilisateurs. Ainsi, selon l’article 8.3 : « Le Client assume la garde du Vélo qu’il a retiré. Il devra éviter sa dégradation, sa destruction ou sa disparition. » Et l’article 8.4, limpide : « Le Client s’engage à retirer et restituer le Vélo dans les délais de la Durée d’Utilisation Continue Autorisée. Le Client accepte par avance que tout manquement à cette obligation donnera droit à SOMUPI au prélèvement d’une pénalité forfaitaire de 150 € maximum […] ». Assurément, ce chantage au portefeuille des « Clients » de SOMUPI n’aura pas suffi à dissuader les batteurs de grèves parisiens, qui ont choisi pour leur part de prendre les slogans de la Mairie de Paris à la lettre, en utilisant les Vélib’ comme s’ils étaient effectivement les leurs. Il faut dire que les clients en question, qui auraient mieux fait d’y regarder à deux fois, ont accepté sans vraiment le savoir d’endosser le statut du voleur, à la place de ceux-là, chaque fois qu’un vélo en libre-service se ferait escamoter. On désigne a priori un coupable, pour un délit somme toute attrayant, et l’on s’étonne que d’autres s’empressent de venir le commettre en son nom ?

Nicolas Machiavel a dit : « Si quelqu’un te dispute les honneurs de l’échafaud, cède-les lui de bon cœur. » (5)

Du reste, pour trancher la question de savoir à qui appartient réellement un Vélib’ ou un Vélostar, « à tous » ou à JCDecaux, aux Rennais ou à Keolis, c’est à la loi que les marchands de trajets oxygénés s’en remettront toujours, en dernière instance, c’est-à-dire aux forces de police. (6) Mais chaque client sera d’autant plus responsable du destin de son vélo d’un jour, et donc de sa valeur d’échange, que celui-ci aura une fâcheuse tendance à se faire la malle, avec ou sans la complicité de celui-là — ce que n’ont jamais ignoré les promoteurs du Cyclocity. (7) Dans ces conditions, en fait de liberté, c’est bien plutôt un joug en forme d’épée de Damoclès bancaire que tous les boutiquiers du vélo dit « en libre-service » s’échinent à nous vendre, et au prix fort.

Aussi bien, pour prendre la mesure de cette arnaque cyclotouristique à grande échelle, tout de même que de ses effets inattendus, et parfois salutaires — effets, encore une fois, directement politiques —, il fallait quitter la ville de Rennes, quitter Paris, quitter la France ; il fallait se rendre à Copenhague. Au mois d’août 2009, la section rennaise de l’Institut de démobilisation était en voyage d’étude dans la capitale danoise, célèbre pour ses cohortes magnifiques de deux-roues et de triporteurs, qui dévalent les rues à toute heure du jour et de la nuit, et enchevêtrent sur les trottoirs l’armature de leurs squelettes de métal bariolés. A Copenhague, certes, comme à Paris, comme à Rennes, beaucoup de vélos sont cadenassés, et fermement attachés au mobilier urbain par leurs petits propriétaires inquiets. Oh ! combien de fois nous sommes-nous désolés de voir, dans nos villes modernisées, et jusque sur la bienheureuse île de Sjælland, ces myriades de vélos immobiles, arrimés solidement aux arbres et aux réverbères à l’aide de cadenas invraisemblables. Fichtre ! C’est à désespérer des hommes. Chaque citadin régnant sur son petit deux roues rien qu’à lui, et prêt à appeler la police, sitôt qu’un vagabond cherchera à s’en saisir pour reposer ses pieds fourbus le temps d’une course folle dans le labyrinthe de la cité. Dans ces villes indécentes, il y a les propriétaires de vélos d’un côté, et en face tous les envieux que la roue de la fortune a condamnés à regarder pédaler les autres. Si bien qu’entre les premiers et les seconds, il a fallu mettre les forces de l’ordre, qui ne comptent pas leurs heures pour traquer les dénicheurs de bicyclettes en cavale.

Et nous avions suggéré le contraire, dans certains de nos pamphlets, pour en finir avec la guerre des biens ; nous avions proposé de rendre tous les vélos à leur statut de chose épave, ou de corps flottant, en prohibant définitivement l’usage des chaînes et des verrous. (8) C’est très facile à comprendre. Chacun chevauche maintenant le premier cycle qui lui tombe sous la main, ce qui ne manque jamais d’arriver, dans ces paysages urbains où ils se comptent par centaines et par milliers ; chacun abandonne sa bécane une fois arrivé à destination, flottante, disponible pour le prochain qui passera — certain qu’un autre aura déposé sa monture dans le voisinage, sitôt qu’il lui faudra prendre le chemin du retour. Voilà à quoi devraient ressembler des vélos libres, des vélos libérés enfin du fléau de la propriété privée. Et cela assurément n’a rien à voir avec ces détestables Vélib’ ou ces pitoyables Vélostars, amarrés à de lourds dispositifs anti-vol, et dont l’utilisation est fortement taxée, et contrôlée en temps réel par tout un fatras de puces et de mouchards ; ces « vélos-morts » qu’installent les mairies dites socialistes dans leurs centres-villes, en lien étroit avec les services de police.

Or ce que nous avons découvert, l’été dernier, entre Kongens Nytorv et Istedgade, c’est l’existence, à côté du parc de vélos traditionnel, c’est-à-dire de vélos vigoureusement rivés à leurs fers, et pour ainsi dire coextensif à lui, d’un immense parc de vélos épaves, certains d’entre eux, allez, complètement déglingués, ou du moins dans un état interdisant leur usage immédiat, mais d’autres, figurez-vous, en parfait état de marche. L’utopie d’un monde d’objets trouvés, nous l’avions là, sous nos yeux — à une échelle réduite sans doute, et imparfaite encore, puisqu’elle devait coexister avec le système classique, et se loger tant bien que mal dans ses interstices —, à Copenhague. Surtout, c’est dire à quel point les autorités danoises honorent tout ce qui arbore une selle ou un guidon, contrairement à nos cupides édiles, nous avons constaté que les vélos publics de la métropole, mis à la disposition des piétons fatigués ou des touristes, étaient épaves eux-mêmes. On les prenait ici, devant le Tivoli, on pédalait à toute berzingue le long du boulevard Andersen, on rejoignait la Langebrogade, avant de flâner le long du Stadsgraven, ou de rejoindre le canal de Christianshavn, et on les déposait ailleurs, autour du Rosenborg Have peut-être, ou juste devant la terrasse du Floss Bar, pour qu’un autre champion les pilote à son tour. Et Guy Jouhier, vice-président aux transports de Rennes Métropole, pourra bien nous vanter ses abonnements au Vélostar, en arguant que c’est précisément le mode de fonctionnement de ses satanées montures — attendu qu’on les prend ici, et qu’on les redépose là, au hasard de nos pulsions nomadiques —, nous resterons sourds à ses boniments. Car les lourds vélos à rétropédalage de la ville de Copenhague, aussi hideux soient-ils, aussi inconfortables et indociles, les vélos de Copenhague sont gratuits, entendez-nous bien, entièrement gratuits, gardez-les une heure, un jour, une semaine, une année entière si vous voulez, traversez le Danemark ou rejoignez la Suède en empruntant l’Øresundsbro, il ne vous en coûtera pas une couronne.

La bonne conscience bourgeoise, scandalisée, pourra bien crier haro sur le voleur, pensant que ces vélos épaves, abandonnés là par la municipalité, seront raflés en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, par tous les maraudeurs danois, rejoints bientôt par des filous venus des quatre coins de la planète, et aux frais de la collectivité. Mais ce que la section rennaise de l’Institut de démobilisation voudrait rappeler ici, afin d’y insister, c’est non seulement que les légions de vélos épaves de Vesterbro et de Christiania nous ont semblé à proprement parler inépuisables, quand bien même certains d’entre eux disparaîtraient effectivement de la circulation ; mais surtout, que ce sont manifestement les Vélostar de la Ville de Rennes, qui se font littéralement piller, comme les Vélib’ parisiens, sans parler des Vélopop, des Vélo’v, des V’Hello, des Vélocité, et des Vélô, auxquels nous souhaitons bon voyage. Et c’est très simple à comprendre, quoique les principaux intéressés se refusent à l’entendre.

D’abord, s’il était besoin d’y revenir, le mot « vol » n’a de sens que dans le cadre étroit d’une théorie de la propriété privée, comme l’a fermement montré Max Stirner. En effet, « l’idée de “vol” peut-elle subsister si on ne laisse pas subsister l’idée de “propriété” ? Comment pourrait-on voler, s’il n’y avait pas de propriété ? Ce qui n’appartient à personne ne saurait être volé, celui qui puise de l’eau dans la mer ne vole pas. Par conséquent la propriété n’est pas un vol, ce n’est que par elle que le vol devient possible. » (9) Autrement dit, il n’y a pas de différence, à Copenhague, entre le fait de voler un vélo abandonné, d’où qu’il vienne, et celui de s’en servir, aussi longtemps qu’on veut, avant de le céder à un autre. Ensuite, les fonctionnaires du commissariat de police de Rennes et les cadres de Keolis devraient garder à l’esprit que notre monde est peuplé seulement de choses épaves, c’est-à-dire d’objets errants, à la dérive, d’objets farouches qui s’égarent en s’enfuyant, d’objets vagabonds qui viennent s’échouer ici ou là, en fonction des caprices de la houle, avant de reprendre le large. Blaise Pascal a dit un jour que « c’est une horrible chose de sentir s’écouler tout ce qu’on possède ». Or si les philosophes sont parvenus à s’accorder sur un point, c’est bien celui-ci, que tout s’écoule autour de nous, que le monde est ce grand fleuve dont parlait Héraclite, gorgé d’épaves emportées par le courant impétueux, et dans lequel il paraît insensé de vouloir chevaucher deux fois de suite le même V.T.T. (10) A quoi bon déployer tout un arsenal dissuasif, et aux frais de la collectivité encore, pour assigner à résidence quelques célérifères informes, qui finiront de toute façon, tôt ou tard, et qu’on le veuille ou non, par prendre la poudre d’escampette ?

Surtout, et il y a là matière à moult songerie politique, si quelques Rennais un peu plus hardis que la moyenne volent ici ou là des Vélostars en veux-tu en voilà, ce n’est pas pour les enfermer dans une cave, ou les revendre à la sauvette, à Marseille ou à Casablanca. (11) S’ils les volent, ces coucous immondes, c’est à tout le moins pour s’en servir, oui, à l’évidence, pour faire un petit bout de chemin en pédalant, sur les quais, ou du côté des Gayeulles ; mais c’est en premier lieu, croyons-nous, pour égayer un peu, en l’an de grâce 2009, leurs mornes journées de Rennais mélancoliques — c’est qu’en milieu capitaliste, les plaisirs du travail salarié parviennent rarement à combler les prodigieux appétits de nos usines désirantes.

Mais quoi ! Abandonnez un Vélostar dans la ville de Rennes, place sainte Anne ou place du Champ-Jacquet, appuyez-le contre un arbre ou un réverbère, et observez ce qui arrive, ouvrez les yeux en grand, patientez un peu, tendez l’oreille, vous allez voir, attendez encore, vous y êtes ? C’est ça ! Il ne s’est rien passé du tout ! Ce Vélostar à l’abandon, ce Vélostar épave, tout le monde s’en désintéresse, tout le monde s’en fout, les salariés comme les étudiants, les bobos comme les anars, et si par le plus grand des hasards un ancien maillot jaune l’enfourche, ce Vélostar oublié, pour se rendre un peu plus loin, soyez sûrs qu’il l’abandonnera de lui-même, aussitôt qu’il s’en sera servi, plutôt que de s’encombrer plus longtemps d’un tel fardeau. Mais regardez les un peu, ces Vélostars ! Ils sont lourds, ils sont encombrants et incommodes, en vérité ils ne doivent de s’appeler des « vélos » qu’à la mauvaise foi d’un designer agréé par le service « dispositions disciplinaires » de la Ville de Rennes ; de la même manière que les bancs de la place Hoche ne sont pas des bancs, mais tout autre chose, comme chacun sait. (12) A ce titre, qu’on le veuille ou non, les deux adolescents qui ont « mis le feu à des Vélostars » le 26 octobre dernier, adolescents auxquels l’Institut de démobilisation voudrait témoigner sa plus profonde sympathie, ont simplement rendu, à leur manière, un jugement esthétique. (13) Et à la vue encore de ces monstrueux bataillons de Vélib’, dont la physionomie anomale est une véritable insulte au bon goût, le slogan de la Mairie de Paris, « La ville est plus belle à vélo », apparaît comme une sinistre plaisanterie.

Nom de nom ! Regardez-les, ces Vélostars, qui coûtent à la collectivité métropolitaine, on se demande bien par quel mystère, « 1 500 euros par an » — ce qui est, soyons honnêtes, bien peu de choses en comparaison de la petite fortune que chacun d’entre eux fait tomber directement dans les poches de Keolis Rennes. Personne n’en veut, de ces vélos impotents, sinon pour s’en servir à la sauvette, une poignée de secondes, et seulement en dernier ressort — c’est-à-dire quand la milice bleue et jaune et noire et grise du STAR rôde autour de la station de bus, à côté de la camionnette des flics. Abandonnez un Vélostar dans la ville, où vous voulez, il restera là des plombes, des jours entiers, sans que personne n’y prête attention ; la ville de Rennes est déjà suffisamment laide pour qu’on s’impose encore de poser les yeux sur son épouvantable mobilier urbain à pédales. D’autant que s’il partait, ce Vélostar, bon an mal an, ce serait pour revenir pratiquement au même endroit, quelques minutes plus tard. Et s’il disparaissait de la ville, au bout du compte, et s’il s’éclipsait, du jour au lendemain, si tous les Vélostars désertaient les rues de Rennes, pour retourner là-bas, sur leur foutue planète, n’y aurait-il pas lieu de se réjouir, plutôt que de se lamenter ?

Eh bien ! Mettez-leur maintenant des attaches, à ces Vélostars, mettez-leur des chaînes, des cadenas, des accroches, des puces, des chiens, tout ce que vous voudrez, allez-y gaiement. Ah ! Mais immédiatement on se presse autour d’eux, place de la République ou place des Lices, on joue des coudes, tous les Rennais affluent, devant ces parkings à vélo bougrement alambiqués, avec leurs petits écrans tactiles et leurs lumières bleues comme les gyrophares de la gendarmerie. « Il semble que ce soit devenu un jeu de voler des vélostars », se désole-t-on à Keolis. Comme s’il y avait de quoi s’étonner ! Comme si ce n’était pas Keolis qui l’avait posé là, partout dans la ville, ce jeu grandeur nature, ce grand casse-tête chinois à l’attention des Rennais, dont la nature joueuse trouve difficilement à se satisfaire des mots fléchés de Ouest-France. Comme si ce n’était pas Keolis lui-même qui avait commencé, en voulant se faire un paquet de fric avec ces vélos infirmes, dont on espérait que les piètres aptitudes locomotrices constitueraient, pour les chapardeurs, le meilleur dissuasif qui soit — alors que c’est exactement le contraire.

Mettez une vieille malle ouverte au milieu de la place sainte Anne, quelques curieux se pencheront peut-être au-dessus d’elle, pour regarder ce qu’il y a dedans, et s’en désintéresseront aussi vite, pour aller musarder ailleurs. Remplacez-là maintenant par un coffre-fort, un vrai, avec une épaisse porte blindée, imaginez-vous, comme dans les sous-sols des banques, comme dans les films de bandits, et vous ne compterez plus les as de la rapine, les rois du cambriolage, qui viendront là la nuit, avec leur stéthoscopes ou leurs bâtons de dynamite, sans même savoir ce qu’il contient, ce coffre, juste pour le plaisir — et les paris qui ne manqueront pas de fleurir sur Internet. Comme le disait Harpagon en personne : « On n’est pas peu embarrassé à inventer dans toute une maison une cache fidèle ; car pour moi, les coffres-forts me sont suspects, et je ne veux jamais m’y fier : je les tiens justement une franche amorce à voleurs, et c’est toujours la première chose que l’on va attaquer. » 14) On ne peut pas reprocher aux cadres de Keolis et aux élus de la Ville de Rennes de bouder les textes de l’Institut de démobilisation. Mais nous ne faisons jamais que répéter ce qu’a déjà dit Sénèque avant nous, quand il avisait Lucilius que « les objets sous scellés tentent le voleur » ; quand à l’inverse, « tout ce qu’on n’enferme point est tenu pour chose vile. S’il trouve des locaux ouverts, le cambrioleur passe outre ». (15)

Guy Jouhier, pragmatique, insiste : « Nous réfléchissons sur les moyens à mettre en œuvre pour sécuriser les parcs. Revoir le système d’attache, installer des caméras [de] vidéo surveillance ou prévoir des parcs fermés. » Mais nous voyons mal, dans ces conditions, au nom de quoi peut-il « espérer que ça va se calmer » ; quand nous voyons très bien, en revanche, au nom de quoi pourrait-il craindre exactement le contraire. Un Vélostar sur trois est volé ou vandalisé ? Mais vous l’avez bien cherché, Monsieur Jouhier, en faisant de chacun d’entre eux un petit bijou, un trésor qu’on ne peut emprunter qu’à condition de mettre la main à la poche, et de lâcher son numéro de carte bancaire, pour se faire ruiner en temps réel, chaque fois qu’on l’emprunte, ou qu’il se réenclenche n’importe comment dans vos bornes détraquées pour un oui pour un non ! Otez-leur toutes leurs chaînes, à vos vélos carcéraux, et le monde entier s’en désintéressera, dans la minute ; on arrêtera aussitôt de vous les chaparder, ou d’en faire de jolies compressions à la César. Les Rennais, qui n’ont jamais eu besoin de Keolis pour pédaler dans les rues de leur ville, ni des services de la Mairie pour vivre intelligemment, vous les rendront de bon cœur, vos 900 tacots à deux-roues.

Le vice-président aux transports à Rennes Métropole, résolument optimiste, se glorifie pourtant : « Chaque jour, 2 000 personnes les utilisent. C’est un vrai service que nous rendons à la population. » Mais un service à ce point dispendieux — un service où l’on n’hésite pas à mettre un couteau sous la gorge des usagers-clients — n’est pas un service du tout, seulement une vile réussite commerciale, attendu que le parc de Vélostars est géré par une méprisable société privée, dont nous n’avons de cesse de dénoncer la politique sécuritaire, tout de même que les ambitions bassement mercantiles. (16) C’est qu’en matière de « civisme », les cadres de Keolis ou de SOMUPI, qui s’échinent à maximiser la rentabilité de leur nouvelle poule aux œufs d’or, quitte à entuber leurs clients, à les ratiboiser même, comme nous l’apprend à Paris l’édifiant site Internet velo-pourri.com, peuvent difficilement se permettre de donner des leçons de morale. Aussi bien, « quel voleur accepte qu’on le vole ? », demandait ironiquement saint Augustin. Car les voleurs ne sont pas toujours du côté qu’on croit. A Paris, on ne compte plus les utilisateurs de Vélib’ dont les comptes bancaires ont été débités comme ça, sans prévenir, de 150 euros, alors même qu’ils avaient correctement restitué leur clou à son point d’attache ; ni ceux, plus nombreux encore, qui n’ont jamais pu bénéficier des offres commerciales qu’on leur avait pourtant promises — sans parler des « problèmes de lecture transpondeur » et la commode incompétence du service clientèle. (17) A Rennes, de tels dysfonctionnements ont d’ores et déjà été signalés, et la tendance va s’intensifiant.

De là que l’Institut de démobilisation tire aujourd’hui la sonnette d’alarme et invite tous les administrés de la capitale bretonne, gavés jusqu’à l’asphyxie de propagande pour le Vélostar, à lui préférer sans rougir l’emploi de leurs guiboles, ou de leurs trottinettes, en attendant que tous les vélos de la ville soient rendus à leur statut de bien épave, ce qui ne saurait tarder, à ce qu’on dit. Car plus les dispositifs de sécurité seront lourds, et sophistiqués, et plus la tentation sera forte, pour les Rennais, de résoudre le puzzle que Keolis a déposé là, juste sous leurs yeux, presque par défi, pour les racketter en douce, avec la complicité de Ouest-France et de Guy Jouhier ; plus les dispositifs de sécurité seront raffinés, et plus les Rennais s’amuseront à les forcer, ou à les contourner, comme autant de problèmes d’Echecs, comme autant de Sudokus, libérant là leur esprit de finesse et une fougue que mille UTEQ auraient encore du mal à réfréner. Mais plus généralement, nous ne saurions mieux conseiller aux possesseurs de bicyclettes eux-mêmes, dont on sait ici qu’ils ne rechignent jamais à forcer l’antivol du vélo voisin, chaque fois que le leur s’est fait la belle ; nous ne saurions mieux conseiller aux Rennais, qui volent aussi souvent qu’ils se font voler, c’est-à-dire à tout bout de champ, de renoncer une bonne fois pour toutes à attacher leurs fiers destriers de métal, afin de s’épargner toute cette peine, et de pouvoir chevaucher en toute liberté des ribambelles de vélos volages, comme nous l’avons fait ces semaines d’été, le cœur en joie, sous le soleil de Copenhague. (18)

Institut de démobilisation
Octobre-novembre 2009
http://i2d.blog-libre.net
i2d@no-log.org

(1) Samuel, la prochaine fois que tu veux écrire un papier sur les méchants voleurs et les gentils policiers, dans les pages de ton torchon, envoie-nous un mail, pour nous demander notre avis, nous te le donnerons avec plaisir, afin que tu le transmettes à tes lecteurs, plutôt que de leur donner à entendre une nouvelle fois la voix des notables et des flics, et passer encore pour un « journaliste réactionnaire à la con ».
(2) Cf. http://www.paris.fr/portail/deplacements/Portal.lut?pag…21987
(3) Cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/Vélib
(4) Art. 9.2, cf. http://www.velib.paris.fr/comment_ca_marche/faq__1/cons…_cgau (Nous soulignons.) La SOMUPI est une filiale de JCDecaux SA.
(5) Le Maschere (Les Masques).
(6) De la même manière, lorsque les oligarques de la Ville de Rennes organisent un débat public intitulé « A qui appartient le centre-ville ? », le 12 novembre 2009, dans le cadre d’une ridicule « Caravane des quartiers », l’incroyable dispositif de sécurité déployé sous le chapiteau de la place du Champ de Mars (vigiles, police municipale, police nationale, BAC, agents de la DCRI, pompiers) répond à la question posée bien mieux que tous les beaux discours des « élus ».
(7) Même chose à Rennes : « Nous vous invitons à la plus grande vigilance lors de la restitution de votre vélo à son point d’attache. Nous vous rappelons qu’en cas de mauvaise restitution, votre responsabilité est engagée. Vous vous exposez non seulement au débit de votre crédit temps mais aussi au blocage de votre compte LE vélo STAR, voire à l’encaissement de la caution si le vélo venait à disparaître. » Cf. http://www.levelostar.fr
(8) Cf. « Res perit domino ou les tribulations de l’objet trouvé », Institut de démobilisation, http://i2d.blog-libre.net
(9) L’Unique et sa propriété.
(10) Res perit domino, op. cité. N’est-ce pas encore les infinies pérégrinations des choses, et la joyeuse turbulence qui anime les pièces du grand puzzle de la nature, que Guy de Maupassant s’est amusé à décrire, dans la nouvelle « Qui sait ? » ? « Et voilà que j’aperçus tout à coup, sur le seuil de ma porte, un fauteuil, mon grand fauteuil de lecture, qui sortait en se dandinant. Il s’en alla par le jardin. D’autres le suivaient, ceux de mon salon, puis les canapés bas et se traînant comme des crocodiles sur leurs courtes pattes, puis toutes mes chaises, avec des bonds de chèvres, et les petits tabourets qui trottaient comme des lapins. »
(11) Cf. Marie-Christine Tabet, « Le Vélib’, si populaire mais si cher », Le Figaro, 24/06/2008. « Les douaniers retrouvent fréquemment à Marseille des Vélib’ dans les containers des ferries qui se rendent au Maghreb. Et les touristes se sont habitués à les croiser dans les rues de Casablanca. Il y a quelques semaines, c’est en Roumanie qu’une bicyclette parisienne a été retrouvée dans un camp de Roms. »
(12) Cf. « Epaule d’Ulysse à son retour de Troie. Les bancs, tabourets modernes, à l’échine du vagabond », Institut de démobilisation, http://i2d.blog-libre.net
(13) Cf. Ouest-France, 28/10/09.
(14) Molière, L’Avare.
(15) Lettres à Lucilius, VII, 68, 4.
(16) Voir à ce titre nos « Quelques remarques séditieuses regardant les contrôleurs du Service de Transport de l’Agglomération Rennaise (STAR) », Institut de démobilisation, http://i2d.blog-libre.net
(17) Cf. http://www.velib-pourri.com/ A titre d’exemple, Firulete écrit, le 07/11 dernier, à 12:54:20 : « Je suis dans le même cas. Je me suis réabonné suivant les conditions qui permettaient de bénéficier de deux mois supplémentaires et je ne les ai pas eu. J’ai téléphoné chez Vélib’ et ils m’ont dit que la promotion n’existait plus. Je les ai informés qu’à l’époque elle était visible sur leur site. L’employé m’a dit de l’écrire et d’envoyer la lettre à Vélib’. Je l’ai fait et Vélib’ n’a même pas répondu à ma lettre. C’est honteux. Ce ne sont pas les deux mois de plus d’abonnement qui me font réagir, c’est la mauvaise foi et leurs agissements malhonnêtes qui me font penser qu’on est devant des délinquants. »
(18) Une série de propositions concrètes sera prochainement adressée aux Rennais, pour les encourager d’abord à libérer ici ou là certains biens mobiliers, dont nous avons observé qu’ils avaient été sciemment supprimés de l’espace public par le bourgmestre de la Ville de Rennes, avant de les inviter derechef à libérer leurs vélos terribles, et tous en chœur, dans les rues et ruelles de la métropole.