90 ans après la grève générale de Winnipeg, les lecteurs se rappelleront que nous avons réimprimé dans notre dernier numéro un article antérieur sur la grève de Seattle de 1919, qui signalait l’importance de cet événement dans le développement de la lutte de classe en Amérique du Nord, qui analysait ses forces et ses faiblesses et montrait comment, en dépit du mythe persistant de la passivité de la classe ouvrière en Amérique du Nord, la vague révolutionnaire de la fin de la 1° Guerre Mondiale, qui a remis en question les rapports sociaux capitalistes, n’a pas épargné l’Amérique du Nord.

Dans cet article, nous poursuivons notre regard sur l’histoire de la vague révolutionnaire en Amérique du Nord avec un nouvel article sur les événements au nord du 49° parallèle, où la classe ouvrière du Canada a lancé sa propre offensive contre le système capitaliste dans une série de luttes à travers l’année 1919, aboutissant à la grève générale de Winnipeg en Mai et Juin de cette année qui aurait menacé l’ordre social capitaliste et aurait, sous la forme d’assemblées ouvrières massives et spontanées, préfiguré un nouvel ordre social au-delà du capitalisme.

Au printemps 1919, Winnipeg était une ville animée, la plus grande ville de l’ouest canadien et le siège des plus grands buildings de l’Empire Britannique de l’époque. Carrefour de communications important reliant le Canada occidental au Canada oriental aussi bien que sur une route vers les Etats-Unis, Winnipeg se présentait comme un centre important de la vie de la classe ouvrière dans la partie occidentale du continent. Au printemps de 1919, Winnipeg se trouvait isolé sur les immenses prairies nordiques, à presque 500 milles du plus proche centre métropolitain, ce qui ne l’a pas empêché de servir de point focal d’une vague de luttes de la classe ouvrière qui a balayé le Canada occidental.

La classe ouvrière dans Winnipeg a dû surmonter de nombreux obstacles pour s’unifier dans la lutte massive qu’elle avait déclenchée cette année. Ethniquement diverse, avec des ouvriers d’origine anglaise, écossaise, française, juive, allemande, mennonite, ukrainienne et d’ailleurs, la classe ouvrière de Winnipeg était loin d’être homogène. Des différences de métiers, de genre et de langue ont divisé la classe ouvrière, bien que la fracture la plus importante de l’époque ait probablement été celle entre les ouvriers qui avaient servi sur les champs de bataille d’Europe pendant la Première Guerre Mondiale et ceux qui avaient travaillé chez eux dans des usines, des ateliers et sur les voies ferrées. La situation était si mauvaise qu’en janvier 1919, la classe dirigeante a manipulé avec succès les tensions qui existaient entre les vétérans de retour de la guerre, qui avaient à faire face au chômage et à l’insécurité, et les ouvriers immigrés, provoquant des émeutes anti-immigrés. Des soldats de retour du front ont marché sur une usine d’emballage de viande exigeant que les étrangers soient renvoyés de leur travail. Les vétérans ont également attaqué une réunion socialiste en commémoration aux révolutionnaires allemands martyrisés, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg. Pendant plusieurs jours des immigrés ont été attaqués dans les rues et même dans leurs maisons.

Malgré tous leurs efforts, la bourgeoisie et son appareil d’Etat n’ont pas pu tirer profit de ces divisions pour empêcher les protestations de la classe ouvrière de Winnipeg, car ils ont dû faire face à l’agitation sociale et économique qui a accompagné la guerre et lui a apporté sa conclusion. Tout au long du printemps 1919, la classe ouvrière de Winnipeg a démontré une capacité énorme de dépasser ces diverses divisions et d’agir de façon unifiée en tant que force qui défendait ses propres intérêts de classe. Dans ce qui a peut-être été un des épisodes les plus importants de la lutte de Winnipeg, les vétérans de la classe ouvrière qui, à peine quatre mois plus tôt, avaient été aspirés dans l’émeute anti-immigrés, ont triomphé de l’idéologie bourgeoise xénophobe et ont apporté énergiquement leur appui à la grève.[1] Même les policiers subalternes ont essayé de rejoindre la rébellion.

Ces événements se sont produits dans le cadre d’un soutien et d’une sympathie manifestés en faveur de la révolution prolétarienne en Russie, largement répandus dans la classe ouvrière dans l’ensemble de l’Amérique du Nord et dans Winnipeg en particulier où, par exemple, une assemblée massive de 1700 ouvriers, incluant des ouvriers immigrés et autochtones, en décembre 1918, a exprimé son soutien en adoptant des résolutions qui approuvaient les luttes révolutionnaires en Russie et en Allemagne. L’exemple de la grève générale de Seattle est lui aussi resté clairement dans les esprits des ouvriers. Les événements de Winnipeg ont pris d’autant plus d’élan que s’est tenue à Calgary, en Mars 1919, la Conférence Occidentale du Travail. Pendant cette conférence, les délégués des syndicats de l’Ouest ont fait sécession avec le Conseil des Métiers et du Travail du Canada (TLC) pour proposer une nouvelle organisation appelée One Big Union (OBU), partageant beaucoup de points communs avec les principes du syndicalisme révolutionnaire défendus par les International Workers of the World (IWW). Beaucoup de délégués qui ont formé l’OBU se sont ouvertement identifiés avec la Révolution Russe et ont appelé la classe ouvrière à commencer une révolution au Canada pour renverser l’Etat bourgeois et pour créer une nouvelle société sur le modèle de la Russie Soviétique. Alors que la vie de l’OBU lui-même se montrait éphémère, sa formation en Mars 1919 a conduit à deux conséquences principales. D’abord, elle a mis la classe dirigeante canadienne au pied du mur, la poussant à mettre en place une Red Scare (alarme rouge) au Canada et faisant réagir les autorités à chaque lutte de la classe ouvrière avec un niveau élevé de paranoïa et de peur. En second lieu, il a imprégné la classe ouvrière d’un esprit de lutte et a apporté l’idée qu’une nouvelle société était vraiment possible et que la classe ouvrière pourrait la faire apparaitre.

En Mai, avec le pays déjà sous tension, les ouvriers du bâtiment et de la métallurgie se sont mis en grève contre l’intransigeance des employeurs peu disposés à négocier. En réponse à la grève de ces ouvriers, le Conseil des Métiers et du travail de Winnipeg (WTLC) a décidé de faire voter par tous les syndicats affiliés une proposition pour déclarer une grève générale. En l’espace d’une semaine, le vote était conclu avec plus de 11.000 ouvriers votant pour la grève générale contre seulement 524 voix contre. Le 15 mai 1919, les usines, les magasins et les chantiers du rail de la ville sont devenus silencieux. La réponse à l’appel à la grève était bien plus impressionnante que ses organisateurs ne l’avaient prévue. Non seulement les ouvriers des syndicats affiliés sont sortis dans la rue, mais des milliers d’ouvriers non organisés ont également rejoint les rangs des grévistes. Pendant les six semaines suivantes, les industries de la ville se sont arrêtées, avec 30.000 grévistes remplissant les rues, les parcs et les salles de la cité pour protester, exprimer leurs revendications et organiser la direction de la lutte. Suivant l’exemple de la grève de Seattle, le comité de grève a autorisé la continuation des services essentiels, démontrant ainsi l’existence embryonnaire d’une situation de double pouvoir dans la ville. Le comité de grève a même donné la permission que le théâtre local reste ouvert pour que les ouvriers puissent avoir un lieu où se réunir pendant la grève.

Presque dès le début, le radicalisme de la classe ouvrière de Winnipeg était évident. La grève s’est étendue, comme un feu de forêt, de secteur au secteur et les ouvriers ont très rapidement pris la grève dans leurs propres mains en formant spontanément des assemblées massives et en nommant des comités pour s’assurer que la ville était alimentée et que les services essentiels étaient assurés. Dans les assemblées massives, les ouvriers débattaient des buts de la grève, prenant les choses dans leurs propres mains, même lorsque cela les mettait en conflit avec les hiérarchies syndicales. Déployant une fantastique unité face à tout ce qui semblait les diviser, la classe ouvrière de Winnipeg a rejeté de façon conséquente le barrage idéologique intense et les efforts de la presse jaune des journaux bourgeois pour les diviser suivant les lignes de démarcation de l’appartenance ethnique, du genre ou du statut de combattant. Un historien a estimé qu’au moins 171 réunions massives distinctes d’ouvriers ont eu lieu au cours des six semaines de la grève.[2]

La classe dirigeante locale dans Winnipeg, tout comme l’Etat fédéral canadien lui-même, n’est pas restée oisive, alors que la classe ouvrière régnait sur ce que la classe dirigeante considérait comme « sa » ville. En plus du barrage idéologique haineux, qui étiquetait les grévistes comme étant des « chiens Bolchevicks » et des « traîtres à la couronne », la bourgeoisie locale s’est organisée dans le Comité des Citoyens des 1000 (CC 1000) dans le but avoué de détruire la grève et de retourner à l’ordre chrétien sous le gouvernement du roi. Fermement convaincu qu’une révolution était en cours, le CC 1000 s’est rapidement assuré de la coopération du gouvernement fédéral en écrasant la grève. Le 26 Mai, le gouvernement fédéral a ordonné aux travailleurs de la poste de Winnipeg de reprendre le travail ou d’être licenciés. Sur les conseils d’un membre supérieur du CC 1000, le gouvernement fédéral a adopté de nouvelles lois d’immigration dures pour permettre l’arrestation et la déportation des étrangers préconisant la subversion ou la destruction de la propriété.

La classe ouvrière de Winnipeg est restée forte, rejetant les ordres de retour au travail. Les soldats de retour du front, bien disposés à l’égard de la grève, ont organisé des défilés dans la ville, autre inquiétude pour les autorités. Le CC des 1000 et les autorités fédérales n’ont pas osé employer la violence pour écraser la grève. Par peur des conséquences d’une fin violente de la grève, les autorités ont joué au jeu délicat du « wait and see », restant tout le temps campés sur leur appel à une fin de la grève et à l’arrestation de ses chefs. Néanmoins, les autorités préparaient constamment les moyens de la répression pour lorsque le moment serait venu, de plus en plus désespérées au fur et à mesure que les enjeux devenaient plus terribles pour leur ordre social dans Winnipeg et que le radicalisme de la classe ouvrière menaçait de s’étendre, étant donné qu’une série de grèves de solidarité éclatait à Saskatoon, à Calgary, à Edmonton et dans d’autres villes du Canada occidental.

Cependant, c’est précisément au moment où les grèves étaient à leur apogée, dirigeant fondamentalement la ville par leurs assemblées massives et les divers comités, que le mouvement a commencé à perdre de son élan. Contrairement aux pires craintes de la bourgeoisie, la classe ouvrière de Winnipeg ne pouvait pas poser la question du renversement de l’Etat bourgeois ni remettre en question d’une façon consciente la nature fondamentale de l’exploitation capitaliste. Bien que leurs actions aient déjà préfiguré ces questions d’une façon semblable à la manière avec laquelle elles avaient été posées en Russie et en Europe durant les deux années précédentes, la classe ouvrière de Winnipeg ne pouvait pas apporter les éléments nécessaires à une conclusion révolutionnaire. Malgré la sympathie largement répandue pour les révolutions russe et allemande, la conscience politique des ouvriers n’avait pas assimilé les leçons des luttes européennes. Les chefs des comités de grève étaient tous, soit des membres du Parti Socialiste, soit du Parti Social Démocrate du Canada, mais leur rôle dans la lutte était guidé plus par leur expérience en tant que leaders syndicaux que par les leçons politiques de la Russie Soviétique. Les exigences de la lutte sont restées embourbées au niveau d’une « conscience trade-unioniste » ; réclamant le droit de négociation pour une distribution plus égalitaire des fruits du développement économique et un droit d’être représentés dans des décisions cruciales au sujet de leur ville et de leurs diverses industries. Dans une certaine mesure, bien que leurs actions aient déjà posé la possibilité d’un ordre social différent, la conscience ouvrière est demeurée au niveau du réformisme.

Ce vide entre les actions des ouvriers et leur conscience et le rôle puissant des syndicats a finalement donné aux autorités bourgeoises le temps dont ils avaient besoin pour retrouver le contrôle de la situation. A la mi-juin, craignant que la fidélité des forces de police de la ville ne tienne pas, les autorités ont organisé une force de police spéciale pour écraser la grève. Cependant, cette police spéciale s’est avérée complètement inadaptée à cette tâche et une foule de 15.000 grévistes a complètement mis en déroute une force de police spéciale de 1200 éléments qui avait été envoyée après qu’une tentative pour diriger le mouvement vers le centre-ville ait conduit à une émeute. Avec des choix aussi inefficaces, les autorités ont consenti à mobiliser la Police Montée Royale du Nord-Ouest (RNWMP) pour écraser la grève. Le 21 juin, la RNWMP et la police spéciale ont brutalement attaqué un défilé de soldats démobilisés, alors que des agents sillonnaient Winnipeg et le pays pour arrêter les principaux leaders de la grève, ainsi que des ouvriers radicaux. Conséquence de la répression, mais aussi du poids de ses propres limites, la grève était officiellement terminée le 26 juin, avec un engagement de gouvernement provincial à enquêter sur ses causes.

Lorsqu’on tire un bilan de la Grève Générale de Winnipeg de 1919, on doit d’abord saluer le radicalisme de la classe ouvrière pendant ces six semaines de printemps. Maintes et maintes fois, les ouvriers ont étonné la bourgeoisie locale, l’Etat fédéral et même leurs propres syndicats par leur détermination à rejeter des divisions et par leur capacité à étendre la lutte et à assurer la gestion de la société. Alors que la classe ouvrière ne pouvait finalement pas poser la question du renversement de l’Etat bourgeois d’une manière consciente et que la classe dirigeante, à travers son Etat, pouvait une fois de plus prendre le dessus, la Grève Générale de Winnipeg de 1919 nous rappelle fermement que, contrairement au stéréotype d’une classe ouvrière nord-américaine passive, les ouvriers de ce continent, ont leur propre histoire de luttes radicales. Une histoire que la classe ouvrière devra se réapproprier pour répondre aux attaques dévastatrices sur ses conditions de travail et de vie et imposées par un système capitaliste global en pleine décomposition.

Henk – Courant Communiste International

[1] La solidarité récente dont ont fait preuve les ouvriers immigrants ou non-immigrants de la raffinerie de Lindsey en Grande Bretagne est un rappel moderne de la capacité des ouvriers à surmonter la propagande xénophobe pour les diviser.

[2] Michael Butt cité dans « The prairies in the Eye of the Storm » dans Craig Heron, ed. La révolte ouvrière au Canada (Toronto : Presse de l’Université de Toronto) 1997.pg. 187