Affaire Tarnac : La fin du politique ou le règne du regard
29/08/2009

Tülay Umay et Jean-Claude Paye / Sociologues

Les neuf jeunes gens accusés d’avoir dégradé les caténaires d’une ligne TGV sont toujours inculpés comme «membres d’une association de malfaiteurs à visée terroriste», bien qu’ils soient actuellement libérés et que l’accusation ait toujours affirmé ne pas détenir de preuves matérielles. Leur regard sur leur propre mode de vie, une existence qui se conçoit en dehors des circuits marchands, est, pour le pouvoir judiciaire et la ministre de la Justice, un élément qui peut se substituer aux faits. Leur volonté, de vivre en dehors de la société, révèle à coup sûr leur intentionnalité, celle de vouloir commettre des attentats afin de déstabiliser l’Etat. La perception des faits est suspendue et le regard que les prévenus portent sur eux-mêmes, comme incarnation de «l’ennemi intérieur», est convoqué. Ce regard devient l’objet du pouvoir qui désigne les prévenus comme coupables et les identifie comme terroristes.

Les poursuites sont investies d’un sens avant que les éléments de l’enquête soient perçus. De simples dégradations sont qualifiées d’actes terroristes et les coupables sont désignés a priori.

En l’absence d’indices matériels, l’accusation s’appuie principalement sur le livre L’insurrection qui vient, dont la rédaction est attribuée à Julien Coupat, considéré également comme le «chef» du groupe incriminé. Ce livre se réfère au sabotage comme moyen de paralyser la machine sociale. Il cite, comme exemple, le fait «de rendre inutilisable une ligne de TGV». Cette phrase est exhibée comme la marque attestant que les auteurs du livre sont nécessairement ceux qui ont commis les sabotages de la voie ferrée. L’accusation considère qu’il y a une parfaite continuité entre écrire cette phrase et le fait d’avoir commis les dégradations de la ligne du TGV.

Les objets de l’extériorité, les faits ne sont plus que de simples supports d’images. Celles-ci sont l’exhibition d’un pur signifié. Capturées par la pulsion scopique, elles nous font abandonner le domaine du pensable pour établir le règne de l’émotion.

Ce faisant, l’image s’oppose au langage. Au contraire du discours, auquel on peut opposer un autre discours, celle-ci ne peut intégrer la contradiction. Elle est englobante et entraîne une adhésion immédiate. C’est une question de foi.

Grâce à la subjectivation du droit pénal, les poursuites en matière de terrorisme ont pour base la formation d’une image destinée à diaboliser les inculpés. L’affaire Tarnac s’inscrit dans cette règle. Cependant, elle se spécifie par le caractère purement abstrait de l’image produite. Généralement, l’incrimination de terrorisme est construite à partir d’infractions réelles, telle, par exemple, la fabrication de faux papiers, un port d’arme prohibé… Ces éléments ne sont pas traités pour eux-mêmes, mais sont regardés dans le cadre de l’organisation terroriste. Ce qui leur donne un sens nouveau. Ici, nous sommes en présence d’une image autonome, libérée de tout lien matériel. La phrase d’un livre vendu en librairie attesterait de l’intention de son auteur présumé et devient l’incarnation d’un acte terroriste. Une identité est établie entre le mot et la chose.

Ce caractère abstrait permet une parfaite réversibilité entre le sens donné par le pouvoir et celui revendiqué par le groupe inculpé. Le livre ne développe pas une stratégie de la prise du pouvoir, il présente simplement une image de l’insurrection. Objet d’une exhibition et non d’un acte réel, il élabore un fétiche qu’il substitue au manque collectif, à la mort sociale qu’il énonce. Comme incarnation de l’insurrection, il est pur acte de jouissance et non affrontement. En l’absence de tout rapport à la réalité, il jouit de l’affirmation que «le pouvoir est aux abois». Cette phrase devient l’expression de sa toute puissance.

Par le refus de sa castration, il constitue un déni de ce manque et empêche tout affrontement avec le réel, toute émergence de la parole. Se présentant comme «la chair du monde», le fétiche occupe l’espace du manque, pour se réserver l’accès au symbolique, au pouvoir de nommer. A la lutte, il substitue le spectacle, dont il est à la fois auteur et spectateur. Le spectacle produit une réversibilité du regardant et du regardé, du visible et de l’invisible. Le sujet devient objet

En devenant objet du regard du pouvoir, le «comité invisible,» auteur revendiqué du livre, est nommé comme ennemi et intègre le symbolique. Ce faisant, il suspend aussi la matérialité des faits. En affirmant que l’existence du pouvoir est menacée, il conforte la justification donnée par l’Etat pour supprimer l’essentiel de nos libertés. Il nous enferme dans l’imagerie créée par le pouvoir.

L’affaire Tarnac est exemplaire de notre modernité. Elle nous montre la fin du politique, de la diversité des discours qui organisent le réel, pour laisser la place au règne uniformisant du regard. La prégnance de celui-ci réduit la fonction signifiante au signe. Il nous installe dans la psychose. Comme toute image, ce pur signifié n’a pas d’extérieur. Il englobe tant la nomination du pouvoir, qui crée un ennemi virtuel qualifié de terroriste, que sa reconnaissance par le groupe stigmatisé, comme «ennemi intérieur» qui ébranle l’Etat.