Les Enfants de Moissac

Il y a en effet 70 ans, plus précisément en juillet 1939, que les Eclaireurs israélites de France devenaient occupants à Moissac (Tarn-et-Garonne) d’un bâtiment qui existe toujours, au 18 quai du Port, auxquels ils annexeront progressivement quelques autres bâtisses. Ils poursuivaient un grand objectif : à l’aube d’une période qu’ils anticipaient comme tragique, ouvrir une maison d’enfants.

Du début à la fin de la guerre quelques cinq cents enfants et adolescents juifs passeront par là. Ils y seront pris en charge, d’abord directement par un hébergement sur le site, puis, quand la rafle du Vel’d’hiver sonnera pour eux le début de la clandestinité, par un soutien sans faille dans les multiples planques qui avaient été recherchées en temps utiles.

Les plus jeunes avaient à peine 2 ans. Tous ces enfants avaient vécus une séparation d’avec leurs parents (parents souvent raflés, déportés, assassinés). Beaucoup avaient commencé à traversers les horreurs de la guerre, surtout les « étrangers ». Certains ne parlaient que leur langue à l’arrivée. D’autres avaient été extirpés, cadavériques et traumatisés, des camps français (Septfonds, Gurs, Le Vernet, Noé, Agde…). Beaucoup n’avait plus de famille.

Ceux qui animèrent la maison puis son réseau clandestin n’étaient guère plus âgés qu’eux. Ils avaient 17, 18, 20 ans, rarement plus. Plusieurs, torturés, déportés, fusillés, payèrent de leur vie cet engagement.

Mais, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, malgré la police française, malgré la milice, malgré la gestapo, pas un des « Enfants de Moissac », pas un de ces enfants recueillis et cachés ne fut pris et déporté [2].

Une tâche digne d’éloges

76 000 autres juifs en France n’ont pas eu cette chance. Eux ont l’ont été, déportés. Bien peu en sont revenus. A 90 %, ils ont été arrêtés non pas par les nazis mais par la police française [3]. Toutes les forces de police ont apporté leur contribution à l’organisation du génocide. Les services « anti-juifs » spécialisées du ministère de l’intérieur bien sûr, mais aussi la gendarmerie et même la police municipale. Cette dernière a joué un rôle essentiel dans les rafles mais surtout par son action au quotidien, lors des contrôles « au faciès ». A Paris, des juifs « sans papier », aux papiers périmés, à l’étoile jaune pas assez visible, ou pris sous n’importe quel prétexte étaient arrêtés chaque jour par les « municipaux », immédiatement conduits en « panier à salade » au camp de rétention de Drancy, et de là acheminés vers les camps d’extermination.

Une noria savamment entretenue.

Quant à la police nationale, tous les services s’y mirent sans complexe, dépassant même leurs attributions habituelles. Ainsi, pour la première fois, les « Renseignements généraux » avaient organisé une brigade de la voie publique. Comme les « municipaux », cette brigade « tapait aux papiers et contrôlait au faciès sur la voie publique à la recherche d’israélites…  » [4].

Les bureaucrates du ministère de l’intérieur ne furent pas en reste : le fichier juif, mis au point par des policiers français, « suscita l’admiration et la convoitise des services allemands et servit à organiser les rafles de mai1941 à février 1944 » [5].

Même si certains policiers ont appliqué mollement les consignes « … les pouvoirs des policiers, leurs prérogatives, leur savoir faire professionnel ont donné aux ordres qu’ils recevaient, une efficacité, des conséquences dramatiques » [6].

De façon tout à fait indéniable, la police française a donc, par son action, rendu possible l’exécution de la « solution finale », c’est-à-dire l’extermination des juifs du pays. Car « Toute action des policiers, même remplie avec répugnance leur a fait alimenter la machine à broyer » [7].

Les nazis ne se sont pas trompés sur la valeur de la contribution apportée au génocide par la police française. Ainsi, à la suite de la rafle des 16 et 17 juillets 1942 (considérée pourtant comme l’une des « moins réussies » par la préfecture de police), l’Höhere SS und Polizifuhrer in Frankreich Oberg publiait le message de satisfaction suivant : « Je vous confirme bien volontiers que la police française a réalisé jusqu’ici une tâche digne d’éloge. » [8]

Protégés par la population

Pourquoi la police française, dont le professionnalisme et l’efficacité ont été couverts d’éloges, à juste titre si on ose l’écrire tant le constat est abominable, par les nazis a-t-elle échouée dans sa traque des enfants de Moissac ? Les raisons en sont à l’évidence multiples. Tout d’abord, l’extraordinaire clairvoyance de la situation, la perspicacité, l’altruisme et le courage dont firent preuve les animateurs de la maison d’enfant. Ensuite, certainement aussi, le soutien financier, jamais interrompu, de la communauté israélite. D’autres raisons aussi, probablement.

Quant à la police nationale, tous les services s’y mirent sans complexe, dépassant mêmeMais, qu’aurait valu tout cela sans le soutien de la population locale ?

Longtemps après les faits, Shatta Simon, la principale animatrice de la maison d’enfants, déclarait : « Pour ce qui est de Moissac… je dois dire qu’on est tombé dans un pays où véritablement la population a été extraordinaire… il y avait quelque chose dans ce pays-là qui a fait qu’… il y a eu une protection de la population » [9]. « Protection », c’est bien le mot qui convient : les exactions policières, les déportations, n’ont pas eu lieu grâce, aussi, à la protection de la population. Protection passive (très peu de dénonciations – contrairement au reste du pays), protection active (fuites d’informations sensibles vers la Maison, fabrication à la mairie de faux papiers quasiment à la chaîne, planques chez les paysans ou dans les internats du coin), bref, un sentiment de protection tellement palpable que le commissaire de police nommé en 1941 à Moissac, bien qu’ouvertement antisémite, ne se hasarda pas à intervenir directement, que le commissaire de Castelsarrasin fera « choux blanc » (les enfants étant opportunément partis « en camping » juste avant) et que les nazis eux mêmes n’arriveront pas à attraper qui que ce soit sur place.

Qu’ils soient tous des enfants de Moissac !

Les Enfants de Moissac se prénommaient Ida, Simon, Itzhak ou Ruth. Ils venaient de Pologne, d’Allemagne, d’ailleurs mais aussi de toute la France. Aujourd’hui, d’autres enfants, aux prénoms tout aussi lumineux, des enfants venus d’encore plus loin – d’Afrique Noire, du Maghreb, de Tchétchénie, d’Asie…, poussés par le famine, la misère, la guerre, tremblent chaque jour : un contrôle au faciès, une arrestation à l’école, une rafle dans le quartier… et, que vont-ils devenir ?

Aujourd’hui comme hier… parallèle à la fois éclairant et trompeur. Tant de choses si semblables et tant d’autres si différentes ! Les périodes de l’histoire ne sont jamais une pure répétition. Evidemment. Ce n’est donc pas tant les similitudes factuelles qu’il faut y rechercher, mais la réflexion éthique qu’elles portent.

Qui étaient ces policiers français ? Si on enlève les antisémites chevronnés, minoritaires, il reste la grande masse des « je ne fais pas de politique » des « républicains », et même de ceux qui avaient eu leur carte dans des mouvements de gauche. Que disent-ils, à la Libération, quant ils sont tenus de s’expliquer ? Qu’ils n’ont fait que leur métier : appliquer la loi. Un point c’est tout [10]. D’autres ajoutent qu’ils en auraient fait moins si leur hiérarchie n’avait pas eu pour obsession de « faire du chiffre » [11] Il n’y a pratiquement pas d’autres explications à leur conduite. Ainsi, la culture de l’obéissance et la culture du résultat ont couvert moralement l’organisation du génocide. Il faudrait y ajouter, pour la population générale, la culture de la résignation.

Là sont bien les véritables question soulevée par l’histoire des Enfants de Moissac. Dans notre période où il ne se passe pas de jour sans qu’une nouvelle loi soit promulguée, où toutes les institutions (de l’école à la justice en passant par le sport) ont fait du « rappel à la loi » leur lei motif, où les fonctionnaires sont menacés d’être payés « au résultat », où on tente de nous faire croire que le capitalisme (une fois moralisé) et l’Etat son compère sont indépassables… l’histoire, celle des Enfants de Moissac comme celle avec un grand H, nous rappelle que les « valeurs » d’obéissance et « d’efficacité » servies par la résignation portent en elles les germes des pires crimes d’Etat.

A Moissac, pendant la guerre, il n’y a pas eu de miracle. Simplement, probablement par hasard, une plus grande concentration ici qu’ailleurs de femmes et d’hommes pour la plus part sans rien de bien particulier, sinon une absence d’obéissance aveugle, une part d’imperméabilité au discours dominant ; des hommes et des femmes qui ont su, chacun avec sa force et sa personnalité, maintenir ce qu’ils étaient au quotidien, sans baisser les bras, et cela en pleine occupation. Ce qui nous prouve bien une chose : même aux pires moments, une opposition populaire peut enrayer la machine à broyer du pouvoir.

Sachons le dire autour de nous, sachons convaincre nos amis, nos voisins, tous les autres, afin que tous les enfants menacés aujourd’hui deviennent à leur tour des Enfants de Moissac.

Papy

Un article d’Anarchosyndicalisme ! n°112 – Mai/juin 2009

Notes
[1] Les « démocraties » ont toujours su élever un « mur du silence » autour des vérités dérangeantes, ou même les censurer sans complexe. Ainsi, la première séquence du film « Nuit et Brouillard », d’Alain Resnais, a été censurée parce qu’elle montrait un gendarme français gardant le camp de Pithiviers. La guerre était finie depuis cinq ou six ans à la sortie du film, mais il était toujours interdit de dire la vérité sur le rôle de la police française de l’époque.

[2] Catherine Lewertowski, « Les enfants de Moissac, 1939-1945, préface de Boris Cyrulnick, Champs histoire, 2009

[3] Jean-Marc Berlière, « Policiers français sous l’occupation d’après les archives de l’épuration », Tempus, éditions Perrin, 2009

[4] Berlière, op. cit.

[5] Berlière, op. cit.

[6] Berlière, op. cit.

[7] Berlière, op. cit.

[8] S. Klarsfeld, « Le calendrier de la déportation des juifs en France », 1993

[9] Colette Zytnicki, « Moissac sous la Seconde guerre mondiale, il faut sauver les enfants juifs », Midi-Pyrénées patrimoine, n°6, avril-juin 2006

[10] Quoique… cette allégeance de principe à la loi devient beaucoup plus aléatoire quand cela concerne directement des policiers. Ainsi, bien que cela soit désormais la loi, avant d’agir, un commissaire demande prudemment à « être protégés contre les mesures qui pourraient être prises demain contre eux [les policiers] par le gouvernement de demain pour avoir exécuté les ordres de celui d’aujourd’hui » – déclaration du commissaire Shirat, in Berlière, op. cit.

[11] Procès du commissaire Turpault, dans Berlière, op. cit.