La crise. C’est-à-dire une reconfiguration des hostilités : une occasion
pour délocaliser encore plus, fermer les boites les moins rentables, renforcer
le contrôle des chômeur-es et rendre la main d’oeuvre toujours
plus flexible (par le biais du RSA ou du dispositif des offres d’emploi
raisonnables). Mais parler de crise, c’est aussi désigner une situation
ouverte, un temps où des choses sont à gagner, des coups à rendre : l’occasion,
pour les éternels perdants de la guerre économique, de renouer
un peu avec des tactiques offensives. Reprendre la main sur nos propres
vies et nous constituer en menace pour l’ordre des choses.
En Guadeloupe le mouvement “contre la profitation” a bien démarré
pour des histoires de coût de la vie, pour réclamer des “mesures anticrise”.
Mais il a fini par tout emporter et mettre en cause directement le
genre de vie qu’on nous fait, entre contrôle, exploitation et racisme institué.
Les révolté-es de Guadeloupe, de Martinique et de la Réunion se
sont donnés des moyens à la hauteur de la situation : blocage économique
massif, avec piquets volants et des barrages devenus peu à peu des
lieux de vie. Émeutes et affrontements parfois armés contre les policiers
et les gendarmes débarqués par milliers de la Métropole. Formes de grèves
“marchantes”, qui créent des situations politiques sous formes de
discussions et de décisions collectives dans chaque boite visitée, et où
tout le monde parle, même le patron… La grève générale a vidé partiellement
les supermarchés, mais elle n’a pas occasionné de pénurie complète.
Au contraire : ça a amené de nombreuses personnes à entrer directement
en contact avec des paysan-es qui pouvaient alors esquiver les
ponctions garantissant les marges de la grande distribution. Ce qui s’est
esquissé dans ces rencontres, c’est une autonomie matérielle possible,
via des processus de mise en commun, à l’échelle de l’île.
Voilà ce qui a commencé à faire plier le gouvernement et une partie des
patrons. Le mouvement ne s’est pas conformé aux codes et aux grammaires
impuissantes des kermesses syndicales habituelles (mobilisation,
journées d’actions, ultimatums de papier). Si les révolté-es ont commencé
à gagner aux Antilles, c’est parce qu’ils ont su inventer leur puissance
propre. Choisir leurs moyens de lutte et vivre réellement à travers
eux. Dans ces temps tumultueux on ne mange plus de la même manière,
on ne se parle plus de la même manière, on se lie autrement. Un monde
se constitue hors des rythmes forcés du travail ou de l’oisiveté résignée
des galériens. Un monde qu’on sait défendre s’il le faut, face à la police.
L’ordre normal de la domination se décompose ainsi ça et là et recule
chaque fois que de la politique devient réelle.
Mi-mars à Marseille, lors d’une auto-réduction, des clients renâclent
jusqu’à ce qu’un des participants lâche : “mais ne vous en faites pas, on fait
juste comme en Guadeloupe – Ah bon d’accord ”. Ça semble emporter le morceau.
La Guadeloupe c’est le mot de passe, le point de ralliement. Car, il
y a bien quelque chose qui y a été gagné. Les pratiques de lutte deviennent
désirables et circulent quand elles gagnent. Comme pour les séquestrations
qui permettent d’arracher des indemnités inespérées ou l’occupation
de la Royal Bank of Scotland à Lyon (avec à la clé le déblocage de
crédits que des salarié-es d’une usine automobile étaient venus réclamer).
“Faire comme en Guadeloupe”, c’est-à-dire faire reculer le pouvoir, qu’il
s’agisse du petit chef zélé ou du gouvernement. Parce qu’on est dans le
réel, parce qu’on arrête de jouer le petit jeu des politiques, à attendre la
prochaine élection, la prochaine négociation au sommet, la prochaine
“grande journée pour le pouvoir d’achat et l’emploi”. Ça se joue ici, avec
les moyens du bord : la production qu’on peut choisir de bazarder ou de
garder sous le coude ; le cadre dirigeant à qui on peut dire ses quatre
vérités et pendant 48 heures si nécessaires ; et tous les outils, tout le
matos qu’on peut facilement transformer en barricades, en armes. La
conflictualité est de fait de plus en plus clairement assumée. Un ouvrier
de l’usine Amora occupée déclarait à ce propos : “qu’ils amènent les flics, on
fera comme dans les banlieues, on appellera nos potes ”. Et effectivement des
défilés syndicaux se terminent régulièrement en affrontements. On règle
aussi des comptes avec les policiers. Le 30 mars à Bastia, un collégien est
gravement atteint par un tir de Flash-Ball en pleine tête. 3 jours de coma.
Une semaine plus tard, plusieurs centaines de manifestant-es venus
dénoncer les violences policières attaquent les forces de l’ordres (70
fonctionnaires seront “contusionnés ou blessés”).
Lutter dans sa boite, dans sa fac ou son quartier, c’est inverser localement
les rapports de force, défaire points par points les positions dominantes
(quand on met la misère à l’équipe de direction qui franchit un
piquet de grève, quand on fait reculer des contrôleurs dans un bus de
banlieue…). Les occupations d’usine ou de bahut, les grèves sauvages
permettent chaque fois de rompre avec la routine de l’exploitation et des
humiliations quotidiennes. Et ces interruptions sont autant d’occasions
pour se rencontrer, nouer des solidarités improbables. Comme à
Caterpillar, où des ouvrier-es, des squatteur-es venus en voisins et des
étudiant-es en lutte se sont retrouvés sur les piquets, autour d’une cantine
collective, et dans la rue, pour des actions de blocage.
Séquestrations à répétition, sabotages, actes de révoltes de toutes sortes…
Des lieux de vie et de travail sont occupés, des barricades coupent
sporadiquement la circulation dans les grandes villes… mais il n’y a pas
vraiment de mouvement social, avec ses formes, son déroulement codifié.
C’est assez flagrant dans les facs : le mouvement semble n’avoir ni
début, ni fin. L’enchaînement des blocages et déblocages d’une fac à l’autre
ou sur un même campus laisse l’impression étrange que cette grève
continuera à hanter le monde universitaire bien au-delà de sa date de
décès officielle, scellée par un recul du gouvernement ou un vote en AG.
Pas un mouvement social, mais un désordre diffus, une effervescence
peu contrôlable, avec ses embrasements disséminés. Ce qui relie les différents
points de révolte reste largement virtuel : le sentiment “qu’il faudra
bien que ça pète, que ça pourrait bien partir”. Que quelque chose arrive.
Les grandes centrales syndicales tentent bien d’orchestrer un peu le
bazar. Pour éviter l’emballement, elles en appellent à une journée d’action
tous les deux mois. Mais ça craque de partout en attendant et du
côté des chômeur-es, des lycéen-es, des dockers et tant d’autres, ça commence
à déborder même dans les grandes manifestations (échauffourées
avec les forces de l’ordre, attaques à coups de pierres ou de peintures
visant les banques, les locaux du Medef ou les boites d’intérim). Les
négociations avec le gouvernement en deviennent presque caricaturales :
en bon gestionnaires, la CGT et la CFDT viennent mettre dans la
balance, contre quelques clopinettes, non pas leur pouvoir de mobilisation
mais bien plutôt leur capacité à neutraliser et canaliser la “colère de
la base”. “Parce qu’attention bientôt on ne les tiendra plus”.
Pendant ce temps, les militants se lamentent, en appellent à la formation
d’un LKP version métropolitaine, un “front associatif et syndical uni”.
Leurs vibrants appels à la grève générale ne sont évidemment pas suivis
par les syndicats responsables, qui ont bien compris qu’ils ne maîtriseraient
plus rien si les différentes luttes en cours se composaient et
entraient en résonance. Comme une grande vague susceptible de mettre
leur monde à l’envers.
Pour construire des liens à la base pratiquement, de foyers en foyers : il
faudra faire sans eux. Sans les “partenaires sociaux”, sans les champions
de la concertation et des “échanges constructifs”.
C’est ce que cherche à réaliser aussi ce petit bulletin : contribuer à ces
mises en rapport, à la circulation des affects de révolte et des tactiques
de lutte. Faire entendre notre petite musique, loin des couplets tout faits
sur la crise ou des tristes rengaines du retour à la normale.

A lire aussi : bref aperçu…; « nous ne paierons pas leur crise » récit sur les luttes à Caterpillar ; Saint Nazaire « Seconde manche » ; Guadeloupe partout, Grèce générale…. Voir le PDF.