On se souvient du cas extrême de Bertrand de la Grange, qui inventait des

« charniers sandinistes »

au fil de ses besoins idéologiques (1). A l’époque le processus sandiniste était présenté comme un

« péril totalitaire »

. Ronald Reagan avait fixé les termes de l’image de tout ce qui pouvait menacer la sécurité nationale des Etats-Unis.

« De vrais démocrates ! »

soupira-t-on tout à coup lorsque les sandinistes, bons perdants d’élections libres par eux organisées, remirent enfin le pouvoir à l’opposition en 1990, permettant le retour de nombreux journalistes vers Paris ou New York.

Jeté aux oubliettes, le Nicaragua vit depuis lors la tragédie du néo-libéralisme, avec son cortège de chômeurs condamnés à émigrer, de paysans morts de faim, de prostitution massive.

Dix ans plus tard, le

Monde

remonte la même opération, avec les mêmes épithètes. Seule la cible a changé. Il s’agit cette fois du Venezuela, pour cause de révolution bolivarienne. A la Maison Blanche les ex-conseillers de Mr. Reagan pour l’Amérique Latine ont repris leur poste au sein de l’équipe Bush (2).

Neutraliser l’opinion en vue de l’éviction de Chávez, c’est d’abord fabriquer une image. Chávez le populiste, l’autoritaire, a tort de s’accrocher à son mandat. Même élu démocratiquement, il doit partir pour le bien de son peuple et de la démocratie.

Au

Monde

, c’est Mme Sylvie Kaufmann qui ressasse la vulgate sans qu’on sache trop pourquoi. Est-ce son stage dans une fondation nord-américaine et ses papiers sur le jogging des jeunes entrepreneurs de Washington qui l’ont consacrée à ce poste ? Le 11 septembre 2003, deux ans après nous avoir expliqué que {« nous sommes tous Américains »} le

Monde

publie sur la révolution bolivarienne un texte á méditer dans les écoles de journalisme. Il commence ainsi :

« Porteur d’un immense espoir lors de sa première élection en 1998, le président du Venezuela a finalement dilapidé son capital de confiance. Mais les grèves générales se succèdent sans parvenir à faire chuter celui qui parle beaucoup et agit peu. »

Comment expliquer qu’un président présenté comme impopulaire et que combattent tous les médias commerciaux, l’élite économique, le patronat et la Maison Blanche, se maintienne au pouvoir ? Malgré les lock-outs et les sabotages à la chilienne, que Mme Kaufmann transforme un peu vite en « grèves générales », conseillés et financés par la CIA dans l’espoir de créer pénurie pétrolière, chaos, mécontentement populaire, et in fine éviction de Chávez ?

Pourquoi Chávez est-il encore là, en effet ? Répondre sérieusement obligerait Mme Kaufmann à évoquer l’appui croissant d’une majorité de la population au gouvernement de Hugo Chávez. D’où l’obligation d’occulter cet appui :

« Hugo Chávez est doué d’un instinct de survie exceptionnel »

ou

« remarquable tacticien, il est passé maître dans l’art de manœuvrer »

. Ou de qualifier la marche du 23 août 2003 de

« petite foule de partisans »

alors même que l’opposition vénézuélienne avait pour la première fois dû admettre dans un de ses journaux que

« le gouvernement avait démontré sa capacité de mobilisation »

. Appeler

« poignée »

une marche de 600.000 personnes , c’est toute la technique de Mme Kaufmann.

« La révolution bolivarienne n’a pas eu lieu »

,

« Hugo Chávez parle trop et n’agit pas assez »

poursuit Mme Kaufmann.

Au contraire : pourquoi cet appui populaire, en effet, après trois ans de présidence ? Prenons la réforme agraire, sur laquelle Maurice Lemoine a enquêté en détail pour le Monde Diplomatique d’octobre. Deux millions d’hectares remis aux paysans sans terres (terres jusqu’alors laissées en friche, un comble quand on sait que la plupart des vivres du Venezuela sont importées), avec les crédits et les équipements nécessaires, pour éviter que les paysans ne puissent faire produire leur terre et soient obligés de la revendre au grand propriétaire.

Prenons la constante remise de titres de propriétés à des milliers d’habitants des barrios. 80 % de la population vit, au Venezuela, dans des quartiers populaires situés les grands centres urbains du nord du pays. Ce processus de légalisation des « quartiers spontanés » permet à la démocratie participative de se réaliser à travers l’administration municipale contrôlée par les habitants.

Prenons le secteur de la santé. Un programme national de santé publique mobilise actuellement les quartiers populaires : Barrio adentro. Il crée un réseau de santé primaire, de soins préventifs, pour les secteurs populaires, dans une société où la médecine était essentiellement curative et commerciale. Actuellement deux cents Vénézueliens se forment comme médecins à Cuba. Parallèlement et dans l’entre-temps quelques centaines de médecins cubains répondent aux besoins les plus urgents de dizaines de milliers d’habitants jusqu’ici privés de soins.

Prenons le programme éducatif. En commençant par la création récente de l’université bolivarienne. En 2003 pour la première fois s’ouvre dans plusieurs grandes villes une université où la sélection sociale est minimisée pour permettre aux secteurs populaires d’accéder eux aussi aux différentes carrières.

L’école primaire accueille un million de nouveaux élèves, et leur procure un supplément alimentaire quotidien, afin d’éviter la désertion des enfants qui devaient travailler pour se nourrir. En fait, peu de pays ont mené en si peu de temps une lutte aussi frontale et intégrale contre l’exclusion scolaire, qui est une exclusion de la majorité sociale : les trois programmes Robinson, Sucre et Ribas, à savoir alphabétisation, mise a niveau du BAC, mise a niveau universitaire, concernent au total 90 % de la population scolaire. Soit près de quatre millions d’étudiants inscrits au recensement du Ministère de l’Education pour les trois programmes. La présence d’une majorité de pauvres a entraîné l’octroi de 300.000 bourses aux inscrits, chômeurs ou soutiens de famille. Ecole de citoyenneté car l’idée bien présente dans tous les programme sociaux, est de développer pour tous la république des droits et des devoirs là où ne régnait que le marché de l’élite culturelle.

Ce sont ces promesses tenues qui expliquent l’appui croissant au gouvernement de Chávez. Ironiquement, Mme Kaufmann qualifie le président vénézuélien d’

« anti-Lula »

, recyclant ainsi le cliché dominant du brésilien réaliste, pragmatique, politically correct opposable au brutal et archaïque vénézuélien. Force est de constater pourtant que c’est ce dernier qui tient ses promesses, comme on l’attend de tout président élu démocratiquement, alors que son homologue brésilien s’est empressé d’oublier les siennes.

Il faudrait encore parler des nouveaux syndicats issus des premiers votes secrets, des mouvements de femmes qui se sont mis en mouvement grâce à la nouvelle loi contre la violence, des communautés indigènes qui démarquent leurs territoires. Toutes réformes mises en œuvre malgré le manque à gagner de 10 milliards de dollars (la moitié de la dette extérieure) qu’ont provoqué les tentatives de paralysation de l’économie du pays menées par l’opposition et les Etats-Unis en décembre 2002.

Washington s’inquiète en effet de voir le gouvernement bolivarien mener des combats essentiels, nationaux, ou internationaux (remise sur pied de l’OPEP, opposition à la Zone de libre échange des Amériques – ALCA). A Cancun, le gouvernement du Venezuela a été très en pointe sur le refus de l’accord qu’on tente d’imposer aux pays du Sud UE et Etats-Unis, et notamment sur le thème de la souveraineté alimentaire. C’est pourquoi en Amérique Latine un nombre croissant de citoyens appuie un gouvernement vu comme l’alternative la plus conséquente au néolibéralisme.

D’autres affirmations de Mme Kaufmann sont intéressantes à analyser :

« Chávez a dilapidé son capital confiance. »

Les sondages cités par Mme Kaufmann ont été démentis depuis par l’agence Fitch Ratings – laquelle accorde 51% de soutien à Chávez si référendum révocatoire il y avait. Rappelons par ailleurs le caractère extrêmement tendancieux des entreprises de sondage vénézuéliennes telles que Datanalis dont le directeur était aux côtés des putschistes d’avril 2002, et qui a déclaré depuis aux Etats-Unis :

« il faut tuer Chávez »

. Voir à ce sujet : http://www.narconews.com/Issue31/article594.html

« Il s’emploie actuellement à repousser une nouvelle tentative, constitutionnelle cette fois-ci, visant à l’évincer par voie de référendum. »

Le 19 octobre 2003, le président Chávez annonce lui-même sur la chaîne publique VTV les dates de ce référendum, prévu à la fin du mois de novembre 2003, et recommande à la population de respecter les décisions du nouveau Conseil National Electoral, qui a été reconnu par l’ensemble des secteurs politiques, de la majorité comme de l’opposition. Il en appelle à éviter toute surenchère et toute violence.

La possibilité de révoquer tout élu à mi-mandat a été introduite dans la nouvelle Constitution – promesse du candidat Chávez, tenue après son élection. Et c’est encore lui qui a répété à de nombreuses reprises depuis un an que la seule méthode légale pour le destituer avant le terme de son mandat était ce référendum constitutionnel. Cette réforme permet aux citoyens de réaliser à mi-mandat un référendum pour demander le départ d’un mandataire (national, régional ou local). Les partisans de Chávez ont d’ailleurs eux aussi introduit à cette occasion des référendums contre des gouverneurs ou des maires d’opposition.

« Il a tous les médias indépendants contre lui »

Cette opposition de tous les médias est avérée, sauf que ce que Mme Kaufmann appelle « médias indépendants » est en réalité un quasi monopole commercial de la radio/télévision, qui a acheté 95 % du spectre hertzien, et devenu célèbre dans le monde entier pour avoir coorganisé le coup d’Etat sanglant d’avril 2002. L’irlandaise Kim Bartley dans son documentaire « la révolution ne sera pas transmise » (3) insère un programme d’archives d’une ces télévisions (avril 2002). Les militaires y sont accueillis les bras ouverts et invités à raconter comment ils ont organisé le coup d’Etat qui vient d’écraser la démocratie vénézuélienne.

Face aux caméras, les gradés remercient chaleureusement les journalistes pour leur

« appui décisif »

. Pendant ce temps, les journalistes des autres chaînes en appellent en direct à

« dénoncer ton voisin chaviste »

et accompagnent, caméra à l’épaule, la police politique dans sa traque des opposants. Racistes, violents, palliant le vide d’appui populaire à l’opposition, orchestrant librement comme hier au Chili la déstabilisation des institutions démocratiques, ces médias surprennent les visiteurs étrangers, par leurs « débats d’experts » sur la démence de Chávez ou sur ses relations psycho-sexuelles avec Fidel Castro. Ce sont ces médias que Mme Kaufman appelle

«indépendants »

.

Il y a une enquête que Mme Kaufmann ne mènera pas, par contre : sur le Venezuela devenu la Mecque de véritables médias indépendants. Les radios et télévisions citoyennes, associatives, critiques, fleurissent en effet dans l’ensemble du pays grâce a une législation enviée jusqu’en France, ou les autorisations d’émettre ne se délivrent qu’au compte-goutte et pour des temps limités. Identité culturelle, organisation sociale, respect des personnes, essor de la critique citoyenne : la création spontanée de centaines de médias associatifs, à qui sont octroyées des fréquences légales devrait réjouir tous les amants de la démocratie. Mais enquêter sur ce développement de la liberté d’expression serait empêcher Mme Kaufmann de brosser la nécessaire image d’un

«leader populiste et autoritaire »

.

«Chávez le populiste »

Si l’avènement au pouvoir de l’équipe Chávez marque une étape dans l’histoire politique du Venezuela, c’est plutôt celle de la fin du populisme. Le populisme de Carlos Andrés Pérez, avec ses meetings arrosés de rhum, son clientélisme à la mexicaine, sa paix sociale achetée à coups de pétrodollars, pouvait fonctionner jusqu’à l’effondrement des cours de l’or noir, comme au Maghreb.

Mais dans la tentative actuelle de construire une démocratie participative, ce qui frappe les visiteurs, c’est que la masse populiste d’hier s’est mise en mouvement citoyen sans parti qui la représente et participe à la vie publique dans les assemblées de quartier, vous parle de la Constitution et de l’économie pétrolière avec une compétence étonnante.

« Chávez l’autoritariste »

José Vivanco, de Human Rights Watch, qui est loin d’être un sympathisant du gouvernement de Mr. Chávez, vient de déclarer qu’il existe une pleine liberté d’expression au Venezuela. Où est donc cette atteinte à la liberté de la presse dont nos médias nous rabâchent sans cesse les oreilles ? Certains reprochent justement à Chávez de n’avoir coupé aucune tête, de n’avoir fermé aucun média coorganisateur du coup d’Etat, de ne pas prendre en compte l’expérience chilienne, etc…

A-t-on décrété l’état d’exception et restreint les libertés, comme l’ont fait tous les gouvernements précédents ?

Rappelons simplement la répression sanglante du caracazo qui fut aussi la première révolte anti-néolibérale du continent (1989). Le président Carlos Andrés Perez avait tenté d’appliquer le programme du FMI. Face au soulèvement des quartiers populaires, il fit donner la troupe. Bilan, trois mille morts, dans l’indifférence mondiale. Y a-t-il aujourd’hui au Venezuela un seul prisonnier politique, un seul disparu, un seul cas de torture de la part des autorités ? On recense par contre près de deux cents paysans assassinés par les milices des grands propriétaires.

« Chávez l’habitué des coups d’Etat »

En 1992 Hugo Chávez avait tenté une insurrection d’officiers nationalistes refusant d’être utilisés comme organe répressif. Lorsque cette insurrection, également dirigée contre la corruption et l’injustice sociale du régime de Carlos Andres Pérez, échoua, Chávez en assuma publiquement la responsabilité, ce qui marqua le début de sa popularité. Arrêté, jugé, il purgea ensuite une peine de deux ans de prison. Il choisit alors la voie électorale et remporte plusieurs élections successives. La dernière l’a porté à la présidence de la République avec 57 % des suffrages. (4)

Enfin pour appuyer ses dires, Sylvie Kaufmann cite Teodoro Petkoff, l’

« ex-guérillero »

des années soixante. Elle oublie simplement de dire que Mr. Petkoff fut surtout l’un des promoteurs de nombreuses privatisations sous le président Caldera à la fin des années 80. Et qu’il ne représente pas la pensée de gauche mais celle de l’establishment. En tant que directeur du quotidien ‘Tal Cual’, il vient de se prêter à une manipulation photographique de plus, en remplaçant une rose que tenait le président Chávez par une arme à feu, sans en informer le lecteur.

En conclusion on a simplement envie de dire : faites votre métier, Madame. Libre au

Monde

de reproduire la vulgate mondiale. Mais est-ce forcément sa vocation d’effacer une majorité sociale qui relève la tête ? Faut-il comprendre que son seul souci, désormais, est de détruire le travail d’enquête du {Monde Diplomatique} ?

Epilogue provisoire : Venezuela, novembre 2003. Les activités de la CIA ont repris de plus belle. A mesure que les élections s’approchent des indices se multiplient sur les plans de la compagnie : créer, comme en avril 2002, quelques morts, surtout et si possible dans les rangs de l’opposition, pour démontrer à nouveau, via les médias, que Chávez

« a fait tirer sur son peuple »

. Nous refera-t-on le coup d’Etat médiatique de 2002 comme le remake d’un original déjà oublié ? Tout dépendra de la capacité de vrais journalistes à ne pas suivre les ordres.

Sarah Fautré, Frédéric Lévêque, Ataulfo Riera, Thierry Deronne, Paul-Emile Dupret avec le Collectif Venezuela 13 avril, Bruxelles et ATTAC-Venezuela, Caracas.

{Notes:

1. Pour de plus amples détails sur le travail opéré par de la Grange depuis les colonnes du Monde, voir Les naufragés d’Esquipulas de Maurice Lemoine, Editions de l’Atalante, 2002.

2. Voir l’article de Carlos Fuentes, l’Amérique Latine en mal d’Europe, le Monde Diplomatique, octobre 2003.

3. Voir le site du film, primé internationalement et déjà diffusé sur Arte, la BBC, la ZDF : www.chavezthefilm.com

4. Rappelons que le coup d’Etat mené en avril 2002 par l’opposition et les grands médias vénézuéliens avec l’appui de la CIA échoua grâce à une mobilisation sans précédent de larges secteurs de la population pauvre du pays et des secteurs constitutionnalistes de l’armée.}

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Annexe : Texte original de l’article du Monde