Comme un air de déjà-vu…

Partout, à la une des médias, des JT et des émissions de radio, la même intoxication, le même faux cri d’alarme pour affoler les bons citoyens : le système capitaliste est au bord du gouffre, les banques menacées de faillite générale. « Où va le capitalisme ? », « La faillite du néo-libéralisme » et autres titres bien racoleurs pour faire choc.

L’Etat n’a plus de sous, mais en trouve quand même pour renflouer les banques (plusieurs centaines de milliards [1] aux Etats-Unis et en Europe), mais aussi des centaines de millions d’euros pour arrêter, emprisonner et déporter les personnes sans-papiers : construction des camps de rétention, billets d’avions, financement des entreprises co-gérantes de la machine à expulser (la Cimade par exemple, qui a touché 4,56 millions d’euro en 2008).

Peu importent les déficits, le Kapital et le Kontrôle doivent survivre, à tout prix.

Depuis la fin du XIXème siècle jusqu’à aujourd’hui, il est facile de retrouver ce genre de période où les apôtres du système ont agité le spectre de sa possible fin imminente : le krach économique des années 20, les chocs pétroliers successifs, etc… Chaque fois, l’alerte était accompagnée d’un écho venant des théoriciens marxistes, qui n’hésitaient pas à prophétiser la chute prochaine et fatale du capitalisme. Explication : le capitalisme est un système portant en lui une contradiction interne, et donc fatalement sa propre destruction. Attendons-donc, la révolution viendra d’elle-même, « automatiquement », « nécessairement ».

Lorsque la situation devient trop critique -et effectivement elle l’est- l’Etat doit remobiliser les troupes, étouffer le potentiel de révolte qui sommeille sous une colère populaire partagée et justifiée. Les appels au patriotisme et au citoyennisme sont alors l’arme privilégiée du Pouvoir pour recadrer l’esprit des gens. Ce qui compte alors c’est « l’Unité » de toutes les couches sociales et de toutes les tendances politiques, pour sauver l’économie. En effet le premier ministre vient de ressortir des vieux tiroirs l’étendard de l’Unité Nationale, en espérant que cela ferait oublier aux exploités leurs souffrances quotidiennes.

Une bonne guerre contre un Etat déplaisant, une bonne crise pour désespérer tout le monde et forcer les jeunes (les pauvres, cela va de soi) à trouver dans l’armée la meilleure source de boulot, et la normalité pourra continuer son cours, avec un nouveau souffle et plein de belles années devant elle.
Sous le Spectacle, la réalité

Derrière les images spectaculaires des boursiers se prenant la tête à deux mains en contemplant les écrans qui affichent la plongée du cours de leur action-fétiche, des très-sérieux chefs d’Etat qui se réunissent pour que demain tout aille mieux, d’autres faits relégués dans les pages « faits-divers » des médias, en bas de LEUR échelle d’importance : une femme qui se défenestre pour fuir l’huissier venu l’expulser pour surendettement, des quartiers qui s’embrasent, visant la flicaille au flash-ball ou au fusil de chasse, dans une conflictualité de plus en plus ouverte ; des émeutes de 2005 à celles plus récentes de Romans, en passant par Villiers-Le-Bel en 2007, le feu mis à plusieurs camps de rétention cet été (Vincennes, Steenokkerzeel en Belgique, Nantes et le Mesnil-Amelot) sans oublier les multiples rébellions dans les prisons surpeuplées du monde [2]. Des métallurgistes laissés sur le carreau menacent de faire péter tout un stock d’aluminium et boutent le feu à leur usine, lassés des médiations [3]. Récemment en Inde, c’est un patron qui s’est fait lyncher à mort par des salariés licenciés, poussés à bout par l’inhumanité de ce système.

Partout le conflit n’est plus seulement entre les flics et les populations insoumises, mais entre la réalité et la manière dont les oppresseurs et leurs complices tentent de l’étouffer, entre les radiés des CAF et autres ANPE [4] et les articles puants du Parisien titrant sur « Ces chômeurs qui réapprennent le goût du travail » ; entre les visages mourants des salariéEs ballottéEs dans les métros et les affiches du ministère de la Défense montrant les jeunes recrues militaires partant crever et faire crever en Afghanistan et ailleurs, le sourire aux lèvres.
Contrat de soumission, paix sociale

Il est impossible d’enthousiasmer qui que ce soit avec des cadavres. Et pourtant. Le mythe de la fin prochaine du capital est utilisée pour que les citoyens retrouvent une Cause pour laquelle se sacrifier, la même pour laquelle il faut taffer, puis taffer plus parce que ça ne suffit plus. Les puissants nous disent : « Sans ministres, sans Emploi, sans banques, sans Argent, sans l’Autorité, il n’y a plus rien. La catastrophe est proche, mais pas vraiment telle que vous l’imaginez : pas dans les fuites radioactives, pas dans les rafles d’étrangers, pas dans ces villages que Nous bombardons à l’autre bout du monde… » Dans leur langage la catastrophe serait l’anéantissement du Roi-Argent, puisque dans leur exprit l’anéantissement de l’Argent signifie l’anéantissement de la vie, de NOS vies.

Tantôt à coup de gravité (style « après nous, le déluge »), tantôt dans la bonne humeur (ne craignez rien, même si ça va mal, On a un Nouveau Parti Anticapitaliste qui va tout arranger), il importe que l’énergie du bon peuple soit utilisée à bon escient. Et pour cela chaque individu « responsabilisé » doit participer (puisque la démocratie se veut « participative ») à sa propre exploitation : en tant que salarié, en tant que citoyen.

La droite ne peut pas tout faire seule ; il faut des assistants alternatifs : la gauche organise la relève à coup de « sommets citoyens » sur les migrations (contre le méchant « ministère de la honte » qui ose se servir des camps de rétention construits en partie par la gauche), sur telle Urgence du XXIème siècle, à coup de marches et de barbecues citoyens, de concerts et de débats festifs bien pacifiés pour redonner le moral à tout le monde, et neutraliser tels quartiers potentiellement explosifs à coup de gentrification [5] des villes.

Ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change doivent par tous les moyens faire croire au « changement réaliste et nécessaire », à une « réforme salvatrice », à une « autre modernité », à une « autre politique ». Le RSA en est l’exemple parfait, applaudi par toutes (ou presque) les crapules de gôche, pour remettre chacunE au turbin. Revenu de Solidarité Active, tout est dit sur le vieux rêve des puissants : qu’il y ait une « solidarité » entre les oppriméEs et la source de leur oppression, entre les salariéEs et le capital. Pour montrer que la crise du capitalisme n’entame rien de sa légitimité, ses défenseurs affirment que les gens ne demandent rien d’autre que de pouvoir tuer leur temps mort pour participer au renouvellement du contrat ; « solidarité » entre les quelques-uns qui ne souffriront jamais des crises de LEUR système, et les exploitéEs.

Cette « solidarité » -qu’elle soit « servitude volontaire » ou conséquence de la nécessité de bouffer (et le salariat est plus l’expression de cette dernière)- comme base et essence de la paix sociale.
Accentuer les conflictualités

Un contrat qui craque un peu partout, dont la fragilité a toujours besoin de multiples replâtrages : polices préventive et de proximité (on comprendra dans cette « case » la police officielle, les « citoyens volontaires » et autres milices de poucaves, les associations qui viennent frapper aux portes des appartements les jours d’élection pour rappeler tout le monde à son devoir, celles qui militent pour des terrains de football dans les ghettos et luttent sur le terrain contre les lanceurs de cocktails- ces brebis galeuses qui se sont trompées de sport à leurs yeux- les élus de gauche multipliant les appels au calme quand tout crame en réponse à un meurtre policier, etc…).

Ou alors la méthode forte : troupes de choc du RAID contre les banlieues incendiaires, GIPN contre les squats, Division anti-terroriste contre l’ennemi intérieur du moment, BAC en civil et S.O. collabos dans les manifestations de lycéenNEs, ERIS pour mâter les mutineries dans les taules, quand le contrat de soumission n’a même plus la valeur du papier-cul.

Il n’est pas nécessaire d’être particulièrement manichéen pour affirmer qu’entre la collaboration de classe (cette solidarité qui garantie la paix sociale et l’éternelle renaissance du Vieux Monde) et la solidarité entre exploitéEs révoltéEs (chômeurs se battant pour vivre même -et surtout- sans travail, émeutiers, grévistes déterminéEs, détenuEs voulant briser leurs murs, sans-papiers qui brûlent leurs taules) il y a un gouffre, et quelque part un choix à faire, une position à prendre, parce que « le développement des choses » mène parfois à la résignation, parfois à la révolte déterminée.

Parce que même en « période de crise », les gens ont encore le choix entre saboter avec zèle et entrain leur sale taff, et bosser « honnêtement » comme flic, maton, vigile, jeune cadre dynamique en « force de vente ». Il y a un choix entre inciter à voter et porter une vraie conflictualité.

Ces multiples épouvantails que le pouvoir agite : la crise, les « barbares de banlieue », la « mouvance anarcho-autonome », le retour des Talibans, la prison, la hausse du chômage et la baisse du pouvoir d’achat remplissent aujourd’hui le même rôle social qu’ils ont toujours joué : maintenir la peur à haut niveau pour garder le contrôle. « Tremblez, car il faudra toujours mieux se serrer la ceinture dans ce système merdique que risquer l’aventure d’un changement radical, et/ou finir en prison ».

L’Argent ne se mange pas, mais son existence contraint des millions de personnes à une survie de misère, et parfois à la famine. Et en « période de crise » ou non, ce sont toujours les mêmes qui s’en prennent plein la gueule.

Si nous VOULONS nous attaquer à leur État (même « providentiel »), au salariat, aux prisons et à leur monde (école, usine, bureaux, tribunaux, espaces vidéos-surveillés) c’est qu’aucune « crise » ne le fera pour nous.

Ce système ne tombera pas de lui-même et il faudra se battre pour qu’il crève.

Extrait de Non Fides N°III.

Notes

[1] Le 3 octobre 2008 la Chambre des représentants des Etats-Unis adoptait un plan prévoyant d’injecter 700 milliards dans les banques nord-américaines. En France, l’Etat a récemment décidé de renflouer six grandes banques à hauteur de 10,5 milliards

[2] 19 morts dans la prison de Tijuana au Mexique le 19 septembre, 21 morts dans celle de Reynosa le 20 octobre. Il y a à peu près 64 000 détenus dans les prisons françaises, et plus de cent personnes s’y suicident chaque année en moyenne

[3] Fin septembre, les salariés de la fonderie Helvéticast aux Ponts-de-Cé près d’Angers avaient amoncelé 13 000 pièces en aluminium devant « leur »usine, reliées à 18 bouteilles de gaz et 30 litres d’essence. Ils protestaient contre un récent plan social prévoyant 18 licenciements

[4] Le 17 octobre, 1500 personnes recevaient une lettre de l’ANPE de Villeneuve-saint-Georges leur sommant de se rendre à un forum pour l’emploi, sous peine d’être radiées des listes

[5] La gentrification consiste à « homogénéiser socialement » tout ou partie d’une ville, autrement dit, à chasser les pauvres le plus loin possible pour laisser le terrain aux riches et nouveaux-riches