I. Les réformes universitaires : historique, rapports et lois

Les évènements de mai 68 eurent notamment comme conséquences une réforme de l’université par la loi Faure. Un certains nombre de lois ont depuis été élaborées, et plusieurs rapports (Attali, Hetzel par ex) ayant vocation à donner des orientations ont été rédigés et servent de sources d’inspiration. Enfin depuis 1998 est engagé un processus européeen de l’enseignement supérieur, au travers des déclarations de la Sorbonne, Bologne et Lisbonne

Quelques rappels

Les réformes universitaires ne datent pas d’hier. La mise en place de la loi Faure en 1969 vise à remplacer le mode de fonctionnement de celles ci. Cette loi tend à répondre aux demandes des étudiants et répond à 3 piliers : l’autonomie, la participation et la pluridisciplinarité.

En 1984, la loi Savary permet aux établissements de jouir « de la personnalité morale et de l’autonomie pédagogique, scientifique, administrative et financière (…) Ils sont pluridisciplinaires, autonomes (…) dans le respect de leurs engagements contractuels (…) et gérés de façon démocratique ». C’est l’ouverture aux collectivités territoriales et au monde économique, représenté dès lors dans les conseils d’administrations.

Plusieurs lois et rapports renforcent ce cadre, notamment à travers la contractualisation mise en place par J.Lang en 1990. En 1997, F.Bayrou lance une réforme, analysée et renforcée plus tard par C.Allègre.
Cette loi Bayrou met en place entre autre la semestrialisation des enseignements, base sur laquelle se formeront bien des réformes qui vont dans le même sens depuis près de 40 ans.
De nombreux mouvements étudiants ont retardé certaines applications, mais il est manifeste que ces différentes loi s’insèrent dans une logique d’ensemble cohérente.
En mai 1998, suite à une demande de la commission européenne, relayée par C.Allègre (ministre de l’éducation), est rédigé le rapport Attali, « pour un modèle européen d’enseignement supérieur. » Celui ci est déclaré enterré la rentrée suivante, mais demeure une source d’inspiration pour la suite des réformes de l’université :

Rapport Attali, p.5 : « le statut des enseignants devra être amendé pour leur permettre de participer à la création d’entreprises innovantes ». La loi du 12/07/99 le permet…

Rapports Attali, p.29 : « dans une carte universitaire nouvelle, émergeront quelques pôles d’excellences, que l’on nommera pôles universitaires provinciaux. ».

Rapport Attali, p.33 : « le 1er niveau qualifiant, d’une durée moyenne de 3 ans (ou 6 semestres) (..) conduira à la licence, qui deviendra un diplôme à la fois général et professionnel. »

Rapport Attali, p.22 : « aucun diplôme universitaire n’aura plus de légitimité permanente. »

Comme nous pouvons déjà le constater, la mise en place de ces réformes et la logique qu’elle sous-tendent dépassent largement les frontières gauche-droite.

Le processus de Bologne et ses traductions législatives

Le processus de Bologne est un engagement européen lancé à l’initiative de Claude Allègre (ministre de l’Education) en 1999 et signé par 46 pays, en grande partie membres de l’Union Européenne. Il reprend les grandes lignes de la Déclaration de la Sorbonne (1998) et engage l’ensemble des signataires à réaliser des objectifs pour 2010, en vue d’une harmonisation européenne de l’Enseignement Supérieur.
Ces objectifs sont, en substance, la refonte des diplômes universitaires sur un modèle unique au nom de la « lisibilité Européenne », la division des cycles Universitaires en deux cursus distincts (pré et post-licence), l’encouragement de la mobilité des étudiant-e-s et diplômé-e-s et l’engagement des institutions de l’Enseignement Supérieur à l’insertion, sur le marché du travail Européen, de leurs diplômés. Cet engagement annonce, dans les grandes lignes, toutes les réformes que connaîtront par la suite les Universités en France de 1999 à aujourd’hui.

La réforme « LMD » est appliquée en 2003 et sera la première réalisation, en France, de ces engagements. Elle refond, comme prévu par le processus de Bologne, les cursus universitaires sur un modèle unique en trois temps (Licence-Master-Doctorat, le système en place aujourd’hui) et supprime les diplômes du DEUG et de la Maîtrise. Cette réforme met aussi en place un système de crédits capitalisables pour la validation des acquis (les ECTS, ou European Credit Transfer System) censé donner aux unités de cours une valeur à l’échelle Européenne et encourager la mobilité des étudiant-e-s dans l’espace Européen.
Dans le même temps une loi d’autonomie des universités est rédigée mais est mise de côté suite aux mobilisations étudiantes. Elle reviendra bientôt dans ses grandes lignes : c’est la LRU de 2007

La loi d’orientation et de programmation pour la recherche et l’innovation (LOPRI) de 2006 crée les pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), pôles d’excellence et de compétitivité prévus par le rapport Attali.
Les universités ont par conséquent deux possibilités : devenir lieu de formation sans lien avec la recherche ou des pôles « d’excellence » spécialisés. Par ailleurs les crédits prévus pour l’enseignement supérieur dans les années à venir iront en grande majorité dans ces PRES.
Cette loi apporte également des changements dans le mode de nomination des membres de la commission chargée de l’évaluation de la recherche. Désormais se sont exclusivement des individus nommés par le ministère qui y siègeront, alors que des élus chercheurs y figuraient avant.

A la suite du mouvements « CPE » de 2006, le gouvernement nomme une commission chargée de rédiger un rapport sur l’université et les maux de la jeunesse ainsi que de faire de propositions : cela aboutit au rapport Hetzel (novembre 2006). Les membres de cette commission, outre quelques représentant du monde universitaire (mais pas d’étudiants) avait dans ses rangs un DRH de Danone, un conseiller AXA, un directeur de formation Véolia…
Ce rapport cherche à répondre à la mauvaise insertion professionnelle des étudiants. Il s’agit de lutter contre cela en « repensant l’information et l’orientation (…)améliorer la professionnalisation (…) rapprocher l’université du monde du travail en créant un partenariat université/employeurs et par conséquent faire évoluer le système universitaire dans son ensemble », notamment en repensant son mode financement.
Plus qu’une analyse ce rapport est une justification des réformes déjà en place et à venir. La philosophie des réformes universitaires énoncées par le processus de Bologne y est présente et précisée.

L’étape suivante est franchie par la loi relative aux libertés et aux responsabilités dite LRU, fin 2007. Cette loi modifie la gouvernance de l’université, entendons par là son mode de gestion. Le rôle des présidents est renforcé, notamment en matière de recrutement, les conseils d’administration voient leur nombre de membres élus amoindris et le nombre des « personnalités extérieures », nommées, augmenté.
L’autonomie conféré par cette loi touche surtout le mode de financement : les universités doivent être autonomes financièrement vis à vis de l’Etat et ouvertes aux financements privés. La contribution de l’Etat se fera désormais en fonction des « résultats », énoncés par le rapport Hetzel (insertion professionnelle, rentabilité…). Enfin l’université a une nouvelle mission : « L’orientation et l’insertion professionnelle ».

Suite à la LRU, ses décrets d’applications sont rédigés : le decret sur la masterisation des concours (2008) prévoit de remplacer le concours du CAPES et les IUFM par la seule obtention du Master Recherche. L’année de Master 2 consisterait donc, en plus de la rédaction d’un mémoire de recherche, à la préparation des examens écrit de janvier, à la préparation des oraux de juin, et d’un stage dans l’enseignement entre les épreuves écrites et orales.

La décret réformant le statut des enseignants-chercheurs (2008), quant à elle, prévoit principalement de réévaluer individuellement le ratio d’heures consacrées à l’enseignement et à la recherche. Un nouveau dispositif d’évaluation des travaux de recherche permettra aux chercheurs jugés meilleurs d’effectuer plus de recherche et moins d’enseignement, tandis que, réciproquement, les chercheurs jugés moins bons consacreront davantage de temps auprès des étudiants. Outre la recherche, l’enseignement, les missions administratives et la diffusion des savoirs, les enseignants-chercheurs devront en plus, suivant ce décret, assurer l’orientation et l’insertion professionnelle de leurs étudiants. Les modalités de leur recrutement sont également réformées, au profit de professeurs étrangers et d’acteurs de la société civile.

II. Pourquoi les universités sont-elles réformées ? La logique des réformes

Conformément aux directives européennes, les réformes universitaires françaises présentent plusieurs motivations, qui se trouvent intrinsèquement liées : réduction des dépenses publiques, connexion des formations avec les besoins économiques, insertion des diplômés sur le marché du travail, compétitivité et réactivité des universités et des entreprises aux évolutions permanentes de la technologie et de l’économie, recherche d’un rayonnement mondial, etc.

Aspect budgétaire

Au-delà de l’enseignement supérieur, l’ensemble des réformes actuelles ont notamment pour objectif de réduire les dépenses publiques : « Je suis à la tête d’un Etat en faillite ! », avait lâché François Fillon. Les réformes universitaires peuvent s’inscrire dans cette perspective.

Le cas de la masterisation des concours est, en ce sens, assez évident. Actuellement, les concours de l’enseignement impliquent des programmes intensifs de cours préparatifs dans de nombreux établissements, mais aussi des correcteurs, des jurys, soit, au total, des milliers d’heures de travail hautement qualifié. La masterisation des concours permettra de supprimer ce processus actuel, mais aussi les IUFM, et de dégager ainsi des économies considérables. Dans ce même souci, elle induit également la suppression de l’année de stage qui, jusqu’alors, assurait la transition de la théorie à la pratique.

De manière plus indirecte, la réforme du statut des enseignants-chercheurs permettra également une diminution des budgets alloués à l’enseignement supérieur. Alors que ce statut engage actuellement à 192 heures annuelles d’enseignement effectif auprès des étudiants (auxquelles s’ajoutent la préparation des cours et des TD, les évaluations, les tâches administratives, la diffusion des savoirs au grand public et, bien sûr, la recherche), une majorité d’enseignants-chercheurs, selon des évaluations récurrentes, se verraient contraints d’accorder un plus grand nombre d’heures à l’enseignement, au détriment de la recherche, et ce conformément au rapport Belloc (2003) (Collectif Abélard, Universitas calamitatum : le livre noir des réformes universitaires, Bellecombe-en-Bauges, 2003, p. 171-179). En conséquence, les universités réduiraient leurs besoins en effectifs de personnels enseignants. Sans diminution du nombre d’heures de cours, des postes d’enseignants pourraient ainsi être supprimés, réduisant d’autant les dépenses publiques.

Quant à l’autonomie des universités, elle induit, à terme, un remarquable désengagement financier de l’Etat. L’autonomie, ainsi, est aussi bien politique que financière. Suite à la loi LRU, les universités devront recourir à des financements privés. Ces financeurs privés, des entreprises locales dans bien des cas, pourront alors contribuer à la gouvernance des universités, sous l’égide d’un président aux pouvoirs renforcés.

Offrir des formations universitaires porteuses de débouchés

Pour de nombreux étudiants, l’université aurait pour objectif explicite d’offrir des débouchés. Ces attentes, précisons le, s’inscrivent à une époque où les dispositifs d’orientation et d’information sur les filières à destination des lycéens et des étudiants sont particulièrement limités, une lacune de plus en plus critiquée. Or cet objectif de l’insertion professionnelle n’est apparu dans la loi que ces dernières années, sous l’impulsion de directives européennes : « assurer que l’employabilité, l’insertion socioprofessionnelle, la mobilité et l’attractivité soient des objectifs fermement ancrés dans l’espace européen de l’enseignement supérieur. (…) les universités chercheront à établir un véritable dialogue avec les employeurs, à leur fournir de meilleures informations sur les compétences de leurs diplômés, et à mettre en place des systèmes destinés à suivre l’insertion professionnelle des jeunes diplômés. » (Conseil européen de Lisbonne, mars 2000).

Les études sur lesquelles se base l’Etat ont montré que les étudiants des universités trouvaient jusqu’alors difficilement un emploi à la fin de leur cursus (ces analyses sont discutables, nous y reviendront dans le point III). C’est pourquoi la contribution d’entreprises au financement et à la gouvernance des universités irait aussi dans le sens de la professionnalisation des formations. Si la présence de formations à but strictement professionnel est généralisée dans le modèle anglo-saxon (avec par exemple, à la Michigan State University, des dizaines d’heures annuelles consacrées à des programmes extrêmement pragmatiques tels que « Comment travailler avec quelqu’un qui ne vous plaît pas », voir J. Bodelle, op.cit.), on a vu, en France, l’apparition récente de Licences et de Masters professionnels, et même des formations ultra-spécialisées, telles que la « Licence Michelin » (Licence pro TIAP à l’université de Clermont-Ferrand). Ces cursus devraient permettre aux étudiants de trouver un emploi immédiatement après la fin de leurs études. Les universités, lieu de connexion de la recherche avec l’enseignement supérieur, s’orientent donc vers une cohabitation de ces missions avec la formation et l’insertion professionnelle. En France, les CAP, BEP, BTS, écoles privées, et l’ensemble des formations professionnelles sont désormais concurrencées par l’Université. L’ensemble des structures d’enseignement supérieur tend aujourd’hui à l’insertion professionnelle.

L’autonomie pour une excellence sélective et pour connecter les universités avec les besoins évolutifs des entreprises

Les réformes, en outre, partent du constat que le système universitaire français est mauvais. Réuni à Lisbonne en 2000, le Conseil européen affichait sa volonté « d’être capable de rivaliser avec les systèmes d’enseignement supérieur des autres continents. » Ce discours s’appuie sur les classements mondiaux des établissements d’enseignements supérieurs. Par exemple en 2007 (année du vote de la loi LRU), la première université française du classement de Shangaï (classement annuel publié par l’université Jiao-Tong) n’était que 39éme (université Pierre et Marie Curie) pour seulement trois universités parmi les cent premières (avec l’ENS Paris et l’université de Strasbourg). Parmi les dix premières, on trouvait en revanche huit universités américaines. L’objectif avoué du gouvernement Fillon est ainsi de hisser un certain nombre d’universités françaises au sommet de ces classements, et ce en reproduisant le modèle américain qui le domine actuellement.

C’est pourquoi l’autonomie et les réformes actuelles s’inspirent largement des Etats-Unis, où les universités sont politiquement et financièrement autonomes, en concurrence les unes contre les autres, et donc inégales. Les diplômes nord-américains, en effet, n’ont officiellement pas la même valeur selon les établissements qui les délivrent. Aux États-Unis, c’est justement l’autonomie qui génère la concurrence et par là même la compétitivité de chaque établissement : « En l’absence d’une administration centrale qui définirait les grandes lignes de la politique en matière d’éducation, (…) diversifié mais compétitif, le système (américain) est en cela encore à l’image de l’Amérique : les établissements se livrent une concurrence permanente pour attirer les meilleurs professeurs, les plus importants contrats de recherche et les étudiants les plus prometteurs. Gérées comme des entreprises commerciales, en particulier pour l’équilibre de leurs budgets, les universités se doivent de convaincre que la qualité et l’intérêt de leurs services sont à la mesure de leurs tarifs. (…) Cette compétition est largement responsable du dynamisme du système, qui est en perpétuelle évolution. Intégrées dans un environnement économique changeant, influencées par les grandes contraintes politiques, sociales, techniques ou financières qui se développent dans le pays, au coeur d’un environnement hautement compétitif, les universités se doivent de tenir compte, en permanence, de grandes tendances du moment. » (Jacques Bodelle, Gilbert Nicolaon., Les universités nord-américaines. Dynamisme et tradition, Paris, 1995, p. 299-301). Cette analyse du modèle effectif outre-Atlantique trouve alors un écho significatif avec la loi LRU qui applique les directives européennes énoncées à Bologne le 19 juin 1999 : « l’indépendance et l’autonomie des universités sont garantes des capacités des systèmes d’enseignement supérieur et de recherche de s’adapter en permanence à l’évolution des besoins, aux attentes de la société et aux progrès des connaissances scientifiques. Nous devons en particulier rechercher une meilleure compétitivité du système européen d’enseignement supérieur. »

En conséquence de ce lien direct entre universités américaines et entreprises locales, les étudiants ne souffrent en outre d’aucun problème de débouchés.

Enfin, en France, dans le cadre du Plan Campus émis par Valérie Pécresse de janvier à décembre 2008, le ministère a désigné douze pôles d’excellence parmi les universités candidates (Bordeaux, Grenoble, Lyon, Montpellier, Strasbourg, Toulouse, Aix-Marseille, Paris-Aubervilliers, Paris intra-muros, Saclay, Lille et Nancy-Metz). Des efforts devraient y être concentrés, afin que ces campus deviennent compétitifs à l’échelle internationale. En revanche, les campus n’ayant obtenu que les mentions « prometteur » (Bretagne, Nantes, Nice-Sofia-Antipolis…), « innovant » (Valenciennes, Cergy…) et surtout l’ensemble des universités non mentionnées ne devront vraisemblablement plus compter que sur leur autonomie, c’est-à-dire sur des ressources indépendantes de l’Etat pour fonctionner et, éventuellement, se développer.

Ces pôles d’excellence viennent accentuer la politique de compétitivité mise en place au travers de la LOPRI (Loi d’Orientation et de Programme pour la Recherche et l’Innovation) et des PRES : dès 2006, en effet, il s’agissait de mettre en réseau un certain nombre d’universités afin de concentrer les moyens sur une sélection réduite de PRES (Pôles de Recherche et d’Enseignement Supérieur).

Des étudiants « clients » et « travailleurs »

Bien que le statut des enseignants-chercheurs soit aujourd’hui particulièrement discuté, celui des étudiants n’est pas moins sujet aux évolutions. L’étudiant, en effet, pourrait muter en véritable client des universités, tout en devenant, aussi et simultanément, travailleur.

Étudiant-client, car en raison des frais d’inscription que l’on peut envisager en nette hausse, suivant l’exemple nord-américain, l’université, en contrepartie, devra lui offrir un service de qualité répondant à ses attentes (dans le cas des Etats-Unis où, rappelons le, les universités sont autonomes, comptez entre 1500 et 9000 dollars dans une université d’Etat, et entre 9000 et 30.000 dollars dans le privé). Outre-Atlantique, en effet, les financements des entreprises ne suffisent pas, et les étudiants sont aussi mis à contribution au travers des frais d’inscriptions, une perspective également envisagée par le Conseil européen de Lisbonne : « en réponse au nombre croissant d’étudiants et au coût élevé nécessaire au maintien de l’excellence dans un contexte de mondialisation accru, l’EUA continuera à participer aux débats sur les partenariats public/privé à mettre en place pour le financement des universités, et compte tout particulièrement aborder la question des droits d’inscription. L’EUA analysera donc, en collaboration avec ses membres, les différentes possibilités de contribution privée (étudiants ou diplômés) aux coûts de l’enseignement supérieur tout en tenant compte des divers contextes nationaux. » Les établissements d’enseignement universitaire, alors, comme on peut le voir en Amérique du Nord, s’adonneront à une rude concurrence dans leur recrutement, en abordant les lycéens plusieurs années avant même qu’ils n’obtiennent leur baccalauréat. Notons, de plus, que le terme de « client » est déjà employé au sein de certaines administrations universitaires françaises : « Les étudiants sont des clients, nous essayons d’en faire des produits. L’université, c’est du marketing », affirmait récemment et publiquement la directrice de la communication de l’université de Rennes I (déclaration prononcée au Centre de Communication de l’Ouest à Nantes le 9 décembre 2008).

Étudiant-travailleur pour financer, en partie, les droits d’inscription. Là encore, on s’orienterait vers le système américain, en lequel la grande majorité des étudiants exerce une activité salariée en parallèle de leur cursus (J. Bodelle, G. Nicolaon, op.cit., p. 152-159). De plus, au-delà de la professionnalisation des formations universitaires implicitement induite par la loi Pécresse, les étudiants, depuis déjà plusieurs années, sont accoutumés à la flexibilité que requiert le monde du travail : la semestrialisation des programmes universitaires, comme le LMD, notamment destiné à encourager la mobilité internationale, constituent autant d’éléments de contexte qui, consciemment ou non, répandent un esprit de réadaptation perpétuelle.

On précisera que les motivations de ces réformes universitaires françaises n’ont pu qu’être confortées par un discours officiel souvent négatif envers le service public (parlant, par exemple, des « privilèges » dans le cas de la SNCF), voire envers les enseignants-chercheurs, au travers du discours présidentiel du 22 janvier 2009 dont les intéressés n’ont pas manqué de dénoncer le mépris exprimé à leur égard.

On notera enfin que l’ensemble de ces réformes s’inscrivent dans un processus européen, dit « processus de Bologne », théorisé par les Déclarations de la Sorbonne (1998), de Bologne (1999) et de Lisbonne (2000). En Italie, en effet, il est question de réductions budgétaires, de suppressions de postes, de privatiser certaines universités, et de concentrer des financements publics sur des projets d’excellence. En Espagne, suite à l’autonomie des universités mise en place par le gouvernement Aznar en 2001, les évaluations touchant les enseignants-chercheurs sont réformées et renforcées. Quant aux campus allemands, réformés depuis une dizaine d’années dans un souci d’attractivité et de rayonnement international, les frais d’inscription sont passés de 0 à 1000 à 1500 selon les Länder, et des « universités d’élite » ont été désignées en 2006.

III. Pourquoi ces réformes et leur logique doivent être rejetées

Le statut des étudiants travailleurs

La figure de l’étudiant n’existe plus. Ceux-ci travaillent en grande majorité pour financer leurs études (cf rapport de l’OVE), tout comme beaucoup de travailleurs se voient dans l’obligation de reprendre des formations.

Cette transformation est inhérente aux réformes en cours. Avant, le diplôme permettait de sanctionner la sortie de l’université et constituait une clé pour l’introduction dans le monde du travail. Aujourd’hui sont mis en place des éléments permettant l’employabilité des étudiants.

La semestrialisation permettant une flexibilité remarquable, nombre de « petits boulots » se destinent aux étudiants (livreurs de pizzas, pions, McDo…). L’accoutumance à la flexibilité étant recherchée par ce type d’entreprise, les diplômes professionnels font apparaître un travail productif intégré à la formation. Le stage en entreprise est la partie la plus connue, mais le travail et la réalisation de projets concrets et directs est une autre source de productivité. La soumission est totale puisque la productivité est nécessaire pour la validation du diplôme mais n’est pas rémunérée.

Enfin il faut évoquer la recherche. Depuis 1999, les enseignant-chercheurs peuvent créer des entreprises innovantes. L’utilisation de la recherche, donc en partie des doctorants, à des fins mercantiles et directes, se fait de plus en plus pressante. L’instauration des pôles de recherche de l’enseignement (PRES), financés en grande partie par le privé, instaure une priorité sur la recherche appliquée. Pour ce faire, afin de capter l’ensemble des possibilités productive des étudiants, et ce tout au long des parcours, qu’ils soient encore en formation initiale ou même en formation continue, il ne s’agit plus d’avoir un certain nombre de savoirs abstraits déterminés par un diplôme, mais bien une somme de compétences. Nous pouvons voir, notamment par le développement de la formation tout au long de la vie, que les travailleurs sont soumis à une remise à niveau perpétuelle qui les amènent sur les bancs de l’université.

Pour rendre visible ces compétences, l’annexe descriptive aux diplômes, instaurée par la réforme LMD, est l’élément le plus significatif. L’instauration des parcours de formation, participe aussi grandement à l’individualisation. Ainsi, tout le monde se doit d’être une entreprise. Les entreprises peuvent voir les compétences et puiser de manière rapide et efficace dans ce vivier.
Les étudiants voyant ce processus, intériorisent cet état de fait, gèrent leurs parcours en fonction des besoins des entreprises et du marché. Ils anticipent, poussés par la peur du chômage, tendent à se rendre attractifs vis à vis du bassin d’emploi local, bassin qui participe de plus en plus au contenu des formations. Cela entérine le passage d’une organisation du travail basée sur des qualifications, reconnues par le droit du travail et les conventions collectives, à celle en terme de compétences, qui évalue l’employabilité.

Ainsi les frontières entre formation et temps de travail se dissolvent complètement. Cela fait en sorte que les étudiants sont en fin de compte moins « étudiants » que « travailleurs précaires ». Cette population appelée « jeune », ne l’est pas sur des considérations d’ordre physique, mais bien entendu vis à vis d’une situation matérielle. Un chômeur de 35 ans est « jeune », un professeur des écoles de 23 ans est « adulte ». C’est bien la question de la précarité qui définie ou non la « jeunesse » d’un individu.
Qu’est ce que cela induit pour le monde estudiantin? Cela donne, pour une fois une possibilité, qui n’est pas inédite, de lier les luttes en faisant la jonction avec ceux et celles qui subissent les mêmes logiques et qui possèdent intrinsèquement la même puissance: les chômeurs, précaires et salariés.

L’accès et la sélection sociale à l’université

L’orientation active est un dispositif mis en place par F.Fillon (alors ministre de l’éducation) qui sera généralisé et obligatoire d’ici 2010. Celle-ci est organisée en quatre étapes : information, pré-inscription, conseil et admission et fait intervenir chefs d’établissements et d’université. Il est précisé dans les textes que cette procédure doit aider« les lycéens à intégrer des filières qui leur correspondent où ils suivront des formations qualifiantes pour assurer un avenir professionnel ». La procédure de pré-inscription contient notamment une lettre qui doit motiver le projet professionnel.
Ce dispositif trouve ses fondements dans le rapport Hetzel de 2006 : « tout en donnant une possibilité d’étude supérieures à tous les bacheliers qui le souhaitent, il s’agit de faire percevoir aux jeunes que tout n’est pas possible au regard de leur bagage scolaire et de leurs aptitudes. » et est énoncé dans la LRU en ce qui concerne la pré-inscription.
Les conséquences d’une telle mesure reviennent à opérer une sélection à l’entrée de l’université, même si pour le gouvernement il s’agit d’une « orientation et non d’une selection ». Il n’est là encore que question de sémantique, le mot « selection » faisant peur, il ne s’agit que de le camoufler.

La première tromperie concerne la personnalisation de l’orientation. Si le conseil de classe du lycée va émettre un avis réellement personnel, les universités, à de rares exceptions près, n’ont pas les moyens humains qui leur permettraient un réel suivi des étudiants. Le ministre de l’enseignement supérieur avait reconnu que les universités n’embaucheraient pas de personnel pour suivre cette orientation. On a donc toutes les raisons de penser qu’elle se fera de façon mécanique et que l’entretien prévu avec l’étudiant sera simplement une information de la décision administrative.

La logique qui sous-tend la procédure est tout de toute façon celle de la sélection. A l’étudiant qui a du mal à suivre, il n’est pas prévu d’apporter une aide spécifique. Selon la morale officielle de la responsabilisation, il doit ou réussir dès les premiers mois ou dégager. A la fin du premier semestre universitaire, l’établissement prendra une décision qui s’imposera à l’étudiant à qui on fera valoir que « le conseil de classe puis l’université l’avaient prévenu ». L’université aura le droit d’exclure, c’est-à-dire de sélectionner ses étudiants, en cours de première année selon les critères qu’elle se fixera elle-même.

La procédure, qui se limite à l’éjection automatique, ne constitue évidemment pas une réponse aux difficultés de la jeunesse. Elle a aussi la particularité de méconnaître les causes d’échec des bacheliers technologiques et professionnels dans le supérieur. Elle ignore qu’un étudiant sur dix arrête ses études pour des raisons économiques. Un taux moyen qui doit être trois ou quatre fois supérieur pour ces bacheliers largement issus des milieux défavorisés, qui privilégies des cursus cours et donc moins couteux à court terme.

Les gouvernements feignent de croire que les étudiants qui « échouent » viennent en université parce qu’ils sont mal informés et que l’information qui leur sera donnée dans le cadre de la procédure Hetzel les aidera. C’est peut-être vrai pour une partie d’entre eux. Mais la plupart arrivent en université parce qu’ils n’ont pas trouvé place en BTS ou en IUT. C’est tellement vrai que le rapport Hetzel lui –même demande la création de 50 000 places en BTS. Une demande qui est restée lettre morte. Par conséquent le nombre de bacheliers technologiques et professionnels demandant à aller en université va rester le même. La différence c’est qu’ils seront exclus au bout de quelques mois.

La procédure n’apporte donc aucune réponse à la formation supérieure de ces jeunes des milieux populaires. C’est pourquoi on peut douter qu’elle s’inscrive réellement dans le cadre l’optique européenne de 50% de diplômés du supérieur.

Quelle est alors la motivation de telles mesures? Elle n’est que budgétaire, une fois de plus. Les universités françaises manquent effectivement de moyens. En diminuant le nombre de bacheliers inscrits en université, le gouvernement croit avoir touché trois objectifs : dégager des moyens dont les universités ont bien besoin, éviter toute remise en cause de l’enseignement secondaire et supérieur dans la préparation intellectuelle des jeunes, faire jouer la sélection sociale en réservant les filières universitaires aux milieux sociaux favorisés.

Critique des classements mondiaux : les universités françaises ne sont pas si mauvaises, bien au contraire !

Comme nous l’avons vu précédemment, les élus nationaux comme les gouvernements ne cachent pas que les réformes universitaires françaises sont en grande partie motivées par une volonté de hisser nos universités (ou plutôt certaines d’entre elles seulement) au sommet des classements mondiaux, au sein desquels, pour l’instant, l’hexagone figure très mal.

Or ce fondement des réformes actuelles demeure très critiquable. Tout d’abord, ce sont les critères retenus par ces classements que l’on peut légitimement contester. Le simple fait de proposer un classement mondial repose implicitement sur l’hypothèse que l’ensemble des universités du globe répondent au même modèle, aux mêmes objectifs. Ca n’est pas le cas. Comparer le système universitaire allemand au système anglo-saxon orienté vers l’économie ou encore au modèle français, traditionnellement indépendant et républicain revient, à nos yeux, à hiérarchiser, au sein d’un même classement, des boulangers et des garagistes. En répondant à la compétiton internationale organisée par des critères bien précis, les universités d’Union Européenne tendent à l’homogénéisation mondiale. Le classement de Shangaï, pour continuer cet exemple, a ainsi pour principaux critères les objectifs chiffrables chers au modèle universitaire nord-américain : le nombre de prix Nobel, de medaille Fields, de publications scientifiques en langue anglaise parmi les enseignants et les anciens élèves, et le nombre d’étudiants. Ces critères sont particulièrement défavorables au système français, dans la mesure où l’on n’y tient presque pas compte des publications extra-anglophones, où les sciences humaines y sont sous-évaluées, où la qualité de l’enseignement n’est pas directement prise en compte, pas plus que l’accessibilité tarifaire aux études. Le critère du nombre d’étudiants est très défavorable à un système où les universités sont nombreuses, proches des zones d’habitat, et bien réparties sur le territoire. Le critère du nombre de prix Nobel est peut-être le plus discutable. Dans bien des cas, ces chercheurs récompensés ne donnent pas ou seulement peu de cours. Quant au cas français, bon nombre de recherches sont chez nous effectuées par des organismes extra-universitaires tels que le CNRS : les récompenses induites par ces travaux ne se retrouvent donc pas dans ces classements des universités.

Toute tentative de réponse aux critères établis par le classement de Shangaï aurait pour effets néfastes de détruire les organismes de recherche extra-universitaires tels que le CNRS (c’est le cas), de concentrer les moyens sur des gros campus polarisés (les PRES et les pôles d’excellence retenus par le Plan Campus de Valérie Pécresse), et de renoncer pour cela à d’autres atouts déconsidérés par ces classements tels qu’une recherche multiple effectuée par le plus grand nombre d’acteurs (réforme du statut des enseignants-chercheurs), une diffusion des savoirs auprès du grand public facilitée par une multiplicité de campus de taille moyenne bien répartis sur le territoire, des publications en langues extra-anglophones, la qualité de l’enseignement (masterisation des concours), les sciencs humaines et sociales (autonomie financière des universités), et des frais d’inscription accessibles au plus grand nombre (autonomie financière).

Étudiants, enseignants-chercheurs et personnels des universités ne sont pas hostiles au principe d’une réforme en soi, pas plus qu’aux échanges européens et internationaux. Bien des améliorations pourraient en effet être apportées à notre système. Mais nos universités ne sont pas si mauvaises que ce que laissent entendre les classements mondiaux comme le ministère à ce sujet. La proximité des campus avec le grand public et les actions de vulgarisation ainsi induits, la qualité de l’enseignement, la recherche en sciences humaines et sociales ou encore l’accessibilité tarifaire aux études sont autant d’atouts spécifiques et rares qui contribuent à la qualité et au prestige du système universitaire français. Ces atouts méritent une reconnaissance mondiale.

Par ailleurs, on a souvent critiqué la branche « lettres, sciences humaines et sociales » en la présentant comme l’école du chômage. S’il est vrai que les étudiants de ces filières trouvent difficilement un emploi immédiatement à la sortie de leurs études (immédiateté que retiennent à tort ces études de l’insertion), ils obtiennent, à terme, autant de débouchés que les diplômés des autres filières, voire davantage qu’en sciences, et bénéficient d’évolutions de carrière nettement plus intéressantes. La critique du discours présentant les LSH comme inutiles est d’ailleurs relayée par un collectif d’enseignants-chercheurs de Rouen, et repris par « Sauvons l’Université » : « La situation des LSH risque de devenir particulièrement dramatique puisque le Président de la République a déclaré à plusieurs reprises que l’État n’avait pas à financer des filières « sans débouchés » (sic !), ce qui constitue d’ailleurs un déni de réalité au regard de la très grande palette d’emplois occupés par nos diplômés, tant dans la fonction publique (enseignants, administrateurs, CRS) que dans le secteur privé. Cette politique utilitariste à courte vue – qui oublie que le savoir gratuit dispensé aujourd’hui assure l’avenir de la société demain – va aggraver les inégalités entre les universités spécialisées (comme Paris IX Dauphine) et celles qui, au nom de la conception universaliste et gratuite du savoir qui est la nôtre, remplissent en province le rôle d’un service public de proximité pluridisciplinaire ; elles seront pénalisées par une baisse de leurs dotations budgétaires pour avoir maintenu l’enseignement de la littérature grecque, de l’allemand, de l’histoire des sciences ou de l’astrophysique. » (http://www.sauvonsluniversite.com).

La recherche et l’enseignement ont besoin d’indépendance

Si le mouvement étudiant contre la loi LRU, dite « loi d’autonomie des universités », a échoué fin 2007, c’est en partie en raison même du caractère séducteur de cette autonomie. Les institutions universitaires, comme les chercheurs, ont en effet besoin d’autonomie, ou d’indépendance, pour mener à bien leurs travaux, une indépendance altérée par la tutelle centralisatrice de l’Etat. C’est pourquoi la majorité de ces acteurs avait plutôt salué cette initiative politique. Toute recherche a en effet besoin d’autonomie, d’indépendance, de liberté. C’est, par exemple, dans cette perspective que le collectif « Liberté pour l’histoire » mené par Pierre Nora revendique l’abrogation des lois mémorielles, dans la mesure où celles-ci constituent une atteinte à la liberté des historiens dans l’exercice de leurs recherches comme de leurs enseignements. Suivant les mêmes perspectives, le philosophe allemand Walter Benjamin rappelait la nécessité de dissocier la science et l’université des questions économiques et professionnelles : « pour la grande majorité des étudiants, la science est école professionnelle. (…) Un des prétextes les plus mensongers pour soustraire la science à toute exigence est de supposer qu’elle doit permettre à X et Y de trouver leur métier. Or le métier procède si peu de la science qu’elle peut même l’exclure. Car par essence la science ne souffre nullement d’être séparée d’elle-même ; d’une manière ou d’une autre, elle oblige toujours le chercheur à se faire enseignant, elle ne lui impose jamais les formes professionnelles publiques du médecin, du juriste, du professeur d’université. On n’aboutit à rien de bon en appelant lieux de science des instituts qui permettent d’acquérir des titres, des habilitations, des chances de vie et de métier. » (W. Benjamin, La vie des étudiants (1914), in Oeuvres I, Gallimard-Folio, Paris, 2000, p. 126-127).

Or cette « autonomie » induite par la loi LRU d’août 2007 constitue un leurre lexical. Certes, les universités françaises et européennes seront bientôt autonomes vis-à-vis de l’Etat. Mais la dépendance financière et politique, au lieu de disparaître, est en train de glisser du gouvernement vers le privé. Comme nous l’avons vu, le désengagement financier et politique de l’Etat imposera aux universités de trouver des fonds issus du privé : entreprises locales, dons, augmentation des frais d’inscription… D’une part, alors que la loi LRU est votée depuis un an et demi, rien de garantit que le désengagement financier de l’Etat sera compensé par l’implication des entreprises, d’autant que dans le contexte économique de crise que nous connaissons actuellement, la plupart des grands groupes se refusent à créer des postes et à augmenter leurs investissements. En conséquence, si le désengagement financier de l’Etat n’était effectivement pas contrebalancé par des investissements privés, on peut raisonnablement et sérieusement envisager le pire pour les universités françaises qui n’ont pas été retenues comme « pôles d’excellence » par le Plan Campus du ministère. D’autre part, dans l’hypothèse où les universités seraient effectivement financées par des entreprises, celles-ci, en intégrant l’administration des campus, pourraient dorénavant influencer le contenu des formations aux profits de la professionnalisation, et de cours répondant spécifiquement aux besoins des entreprises locales. Comme aux Etats-Unis, on en viendrait alors à une contradiction étymologique selon laquelle « l’université », héritée de « l’universitas » apparue au XIIIème siècle, ne délivrerait plus de savoirs universels mais, au contraire, des formations pragmatiques, répondant à des besoins spécifiques et locaux, dont le meilleur exemple demeure peut-être la « Licence pro Michelin » que propose l’université de Clermont-Ferrand. Quelle valeur attribuer à ces diplômes s’ils ne sont alors valables que localement, et pour une courte durée seulement ? On notera encore que les aspects fondamentaux des sciences (mathématiques, lois physiques, démonstration…) et des sciences humaines (esprit critique, facultés d’analyse, maîtrise de concepts…) constituent des atouts universels, et par là même utiles, mais fortement menacés par le pragmatisme économique localiste et court-termiste induit par la loi LRU. Plutôt qu’universelle, l’université tend à devenir, dans bien des cas, une sorte de grand BTS à haut niveau de qualification.

Bien que la nécessité d’indépendance pour la recherche nous semble évidente, la défaveur du contexte politique à son égard nous impose néanmoins de la justifier. La participation d’entreprises locales au financement et à la gouvernance des universités constitue un grave danger pour la liberté de la recherche. Celle-ci, comme les enseignements, pourrait en effet être soumise aux objectifs des entreprises. Or, bien que les résultats de nombreuses recherches puissent bénéficier d’applications industrielles et économiques, la recherche fondamentale ne peut pas se soumettre aux besoins économiques. Alors que les besoins économiques sont locaux, spécifiques, et envisagés à court terme, la recherche fondamentale, au contraire, tend à l’universalité. Cette universalité implique donc une indépendance maximale vis-à-vis de l’économie, du local, des préoccupations du moment, et même, plus globalement, de l’utilité, comme le rappelait Benjamin il y a près d’un siècle: « ce qui est signe de perversion, (…) c’est qu’on garantisse et enseigne la liberté d’une science de laquelle on attend cependant cyniquement, comme si cela allait de soi, qu’elle conduise ses disciples à être des individus sociaux et des serviteurs de l’Etat. » (W. Benjamin, op.cit., p. 127-128).

La recherche ne saurait, sans se mutiler gravement, se plier à des objectifs utilitaristes, qu’ils soient économiques ou non. Cela ne veut pas dire, pour autant, que les objets de la recherche doivent être déconnectés du monde et de toute utilité. Elle doit seulement écarter son utilité de ses orientations, justement pour tendre vers l’universalité comme vers des conceptions à long terme. Les applications de la science ne doivent être envisagées qu’a posteriori. Copernic aurait-il émis la thèse d’un système héliocentrique si ses recherches avaient été financées et orientées par des marchands et des banquiers ? Dans quel monde vivrions-nous aujourd’hui si Darwin, plutôt que de se pencher de manière désintéressée sur le thème universel de l’évolution des espèces, avait préféré orienter ses recherches en faveur des besoins spécifiques d’une quelconque industrie ? Dans quel monde vivrons-nous demain si les évolutions technologiques dans les domaines des communications, des énergies, ou encore des armes, ne sont pas encadrées et maîtrisées par des progrès de la pensée dans les domaines universels de l’histoire, de la sociologie ou de l’éthique ?

Tout comme la recherche, l’enseignement a besoin de liberté : c’est aux enseignants-chercheurs et aux enseignants-chercheurs seulement de déterminer, selon les évolutions scientifiques, les contenus de leurs programmes de cours. Toute autre intervention, qu’elle émane d’une entité politique ou d’un financeur, voire toute orientation nuisible à la liberté scientifique telles que l’utilité publique ou l’insertion professionnelle constituent des atteintes au bon développement des disciplines universitaires. La question de la LRU est d’autant plus délicate que bon nombre d’étudiants eux-mêmes, revendiquent à tort, avec le relais de certaines organisations syndicales, une université garantissant leur insertion professionnelle, une dérive que dénonçait encore Benjamin : « jamais de façon plus évidente qu’ici n’est apparue l’incapacité des étudiants actuels, en tant que communauté, à poser en elle-même la question de la vie scientifique et à saisir son irréductible protestation contre la vie professionnelle d’aujourd’hui. » (op.cit., p. 128).

Les enjeux d’une recherche libre pour la société

Une lecture trop rapide risquerait de voir en ce nouveau point une contradiction avec le précédent. Si la science se veut indépendante de toute orientation comme de toute utilité, à quoi bon parler des enjeux de la recherche scientifique pour la société ? Rappelons donc que la recherche scientifique ne doit envisager sa liberté qu’a priori. Un certain nombre de travaux, cependant, pourront faire l’objet d’applications, envisagées seulement a posteriori. En d’autres termes, avant et au moment où la recherche est effectuée, aucune utilité ne doit lui être imaginée, et ce afin de ne pas risquer de restreindre les objets de ces travaux à leurs seules applications potentielles. Le développement scientifique, pour s’adapter à ses objets d’étude, a nécessairement et généralement besoin de se détacher du temps, de l’espace, et de l’utilité. Une fois les travaux de recherche achevés, en revanche, on peut leur associer des applications, qu’elles soient scientifiques encore, ou bien médicales, industrielles, économiques, sociales, juridiques ou politiques.

Réciproquement, toute recherche de développement médical, sanitaire, alimentaire, environnemental, industriel, financier, social, éducatif, juridique, ou politique a besoin, en amont, d’une recherche exercée librement, d’une science désintéressée. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, si le développement a besoin de la recherche, celle-ci ne doit pas être orientée vers le développement. L’application, l’utilité, le développement, ne doivent intervenir qu’après l’exercice d’une recherche libre de toute perspective utile. Outre Copernic et Darwin, on pourrait en ce sens, multiplier encore les contre-exemples : envisagerait-on de nouvelles perspectives de communication si des recherches désintéressées en amont n’avaient pas été menées dans le domaine des nanotechnologies ? Investirait-on dans la fabrication de cyclotrons destinés à la lutte contre le cancer sans recherches préalables et désintéressées en physique « pure » ? L’industrie agro-alimentaire développerait-elle des produits diététiques sans recherches biologiques a priori inutiles menées auparavant ? La réforme des institutions pourrait-elle susciter le moindre débat sans travaux de recherche dans les domaines du droit constitutionnel, de l’histoire et de la philosophie politique ? Les problématiques politiques liées à l’environnement pourraient-elles se passer de la somme de travaux réalisés sans perspective d’application dans les domaines de la biologie, de l’histoire, du droit, de l’écologie, de la sociologie, de la géographie, et de l’aménagement du territoire ? etc.

Aussi nous faut-il malheureusement justifier la nécessité de perpétuer la recherche et les moyens qu’elle requiert dans les domaines des sciences humaines et sociales. Suivant la loi LRU, quelle entreprise aurait un intérêt économique à financer ces disciplines ? La République a besoin d’histoire, selon l’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney auquel nous vous renvoyons. On pourrait en dire autant de chacune des disciplines que recouvrent les SHS. L’entreprise a besoin d’économie. Les collectivités ont besoin de sociologie, de psychologie, de géographie… La justice a besoin de droit, etc. Concernant ces SHS ou ce que nous pourrions appeler plus largement le progrès de l’esprit, on peut malheureusement craindre qu’en l’état actuel de leur développement, elles ne puissent déjà que difficilement maîtriser par l’éthique et la raison le progrès technique. Le médecin Jean Bernard, à ce sujet, constatait une « discordance », entre le phénoménal progrès technique que l’humanité a connu depuis la Grèce classique, et le très relatif progrès de l’esprit effectif depuis Platon. Les SHS appellent donc bien davantage que la survie : elles méritent de fortes impulsions publiques en faveur de leur développement.

La masterisation des concours porte atteinte aux conditions convenables que procuraient jusqu’alors les deux années de master consacrées à l’initiation à la recherche. La recherche professionnelle se trouve quant à elle entravée par le désengagement de l’Etat et le progrès potentiel d’intérêts privés au sein des universités qu’induisent la loi LRU. La réforme du statut des enseignants-chercheurs, impliquant à terme une diminution globale des heures de travail consacrées à la recherche constitue une atteinte supplémentaire, à laquelle s’ajoute, encore, le démantèlement du CNRS, le délaissement de nombreux campus impliqué par la LOPRI et le Plan Campus imposé par le gouvernement. Indirectement, c’est l’ensemble de la société, au travers de ses volets industriel, économique, social, politique, juridique, éducatif, sanitaire, ou encore environnemental, qui se trouve menacée par ces atteintes légales à la science et à l’Université.

Les enjeux d’un enseignement supérieur accessible et de qualité pour la société : enjeux socio-économiques, enjeux démocratiques, enjeux culturels, enjeux humains

La LOPRI, la LRU et le Plan Campus induisent à terme de fortes inégalités entre les universités. A l’exception des douze pôles d’excellence retenus par le ministère, l’enseignement supérieur pourrait bien être altéré, tant quantitativement que qualitativement, sans parler des multiples campus de province que le désengagement de l’Etat condamne à la disparition. La masterisation des concours rend pour le moins douteux les futurs critères de sélection des enseignants si le Capes et, à terme, l’Agrégation, venaient à disparaître. Sans année de stage préalable, les nouveaux enseignants seront d’autant moins bien préparés en début de carrière. Quant à la réforme du statut des enseignants-chercheurs, elle implique que les étudiants de demain n’auront pour professeurs que les « moins bons » chercheurs. Ajoutons à tout cela la disparition programmée des IUFM, l’augmentation probable des frais d’inscription à l’université, les restrictions budgétaires et les récurrentes suppressions de postes dans l’éducation comme dans l’enseignement supérieur, et l’on obtient à terme une société aristocratique en laquelle les hautes compétences, l’exercice libre des sciences, la raison, l’esprit critique et la culture seraient polarisés sur une élite, délaissant la majorité dans un marécage de sous-développement humain soumis à la manutention économique, et aux marasmes de l’ignorance et des aliénations télévisuelles. Cette dégradation légale et égrainée de l’éducation et de l’enseignement supérieur entraînera un déclin généralisé des compétences requises par les mondes professionnels.

De même, dans un monde de plus en plus complexe, entremêlant la guerre, les crises humanitaires et sanitaires, la crise économique, la mondialisation, les inégalités de développement, les inégalités sociales, les migrations internationales, le progrès scientifique, les nouvelles technologies et notamment les NTIC, la révolution numérique, les institutions, le droit, ou encore l’ensemble des problématiques environnementales, chaque citoyen doit pouvoir exercer librement son attention, sa compréhension, sa pensée, son dialogue et son action à l’ensemble des thématiques qui constituent sa société. C’est cette compréhension nécessaire qui, en permettant le discours, le dialogue et l’action de chacun, permet d’envisager la société de manière démocratique (le discours savant comme enjeu de pouvoir, voir Foucault). En délivrant des clés d’explication et de compréhension de ces complexités, l’enseignement supérieur, et l’Université en particulier, assurent une fonction républicaine, celle de l’école de la démocratie (la connaissance comme condition de la démocratie, voir Spinoza).

Enfin, en délivrant Sciences dures, Sciences humaines et sociales, Lettres, Langues et Arts, l’Université constitue de fait un haut lieu de diffusion culturelle. Bien que l’éducation et l’enseignement supérieur n’anéantissent pas les inégalités sociales et culturelles, ils les réduisent cependant considérablement, notamment auprès de ceux qui peuvent bénéficier de l’Université, mais qui devraient être de moins en moins nombreux à l’avenir si les réformes devaient s’appliquer. En plongeant les étudiants dans la rigueur scientifique, dans des environnements livresques, dans un esprit d’innovation, de création, voire dans l’école du plaisir des sens dans le cas des Arts et des Lettres (voir Nietzsche, l’homme comme « Créateur »), l’Université applique sa capacité à délivrer les jeunes et les moins jeunes de leurs déterminismes sociaux, des griffes langoureuses de la passivité comme du marécage de l’ignorance.

Considérons alors que l’essence de l’homme est constituée de corps, de politique et de culture. De corps, car l’homme, comme tout être vivant, répond à des besoins alimentaires, sanitaires et environnementaux. Depuis « l’animal politique » d’Aristote, l’humain est également démocrate par définition. Parce qu’il est « raisonnable » et qu’il vit collectivement, en société, l’homme, pour exercer sa liberté, se doit d’exister politiquement, et de s’impliquer dans la pensée, le dialogue et l’action démocratiques. Quant à la culture, histoire, philosophie et anthropologie ont démontré combien elle constituait l’essence et la fin ultime de l’humanité. Depuis l’humanisme de la Renaissance baigné d’art et de science, depuis les totalitarismes qui, réciproquement, ont entravé raison, arts, sciences, culture et libre-pensée, la culture, dans les discours de Malraux, au sommet des valeurs défendues par l’UNESCO, comme en chacun de nous demeure ce que nous, humains, avons et recherchons comme de plus essentiel et de plus profond.

En transmettant des compétences scientifiques susceptibles de s’appliquer à la santé, à l’environnement, au bien-être, c’est-à-dire au corps humain, en délivrant les clés de compréhension du monde et de ses sociétés, et par là même les possibilités de pensée, de dialogue et d’action en démocratie, en diffusant enfin le patrimoine culturel et les perspectives de création, l’Université, en ces trois dimensions (corps, démocratie, culture) demeure le coeur de l’humanisme. Au travers de la défense de l’Université en tant que telle contre les réformes actuelles, c’est bien la condition humaine qui est en jeu.