Des hommages et des saluts (un peu d’histoire et d’hystérie passées et présentes). Auparavant, nous avons évoqué le trucage géographique dont se sert le Pouvoir pour créer une distance inexistante entre ses formes de domination, d’une part, et entre les résistances auxquelles il se heurte, d’autre part.

Mais le Pouvoir se sert aussi des calendriers pour neutraliser les mouvements qui portent atteinte ou qui ont porté atteinte à sa nature essentielle, à sa consistance ou à sa marche normale.

D’où les dates commémoratives qu’il impose. Elles lui permettent de délimiter, de limiter, de définir et de stopper. Chaque jour du calendrier que l’En Haut admet dans sa chronologie est pour lui une manière de prendre le contrôle sur l’histoire. Avec ces dates, on congèle les mouvements, qui sont alors donnés pour achevés dans tous les sens du terme. Dans cette éphémérisation de l’histoire, En Haut il n’y aura rien qui atteste de processus et de mouvements qui se voient ainsi réduits à une simple date de commémoration.

De la sorte, ces dates se transforment en statues. Au Mexique, le 16 septembre et le 20 novembre ont ainsi été momifiés dès le départ de la longue ère de domination du PRI. Tous les ans, la camarilla de criminels de service, c’est-à-dire au gouvernement, se rendait au pied des monuments et assistait à des défilés dans le seul but de s’assurer que Miguel Hidalgo, José María Morelos, Vicente Guerrero, Francisco Villa et Emiliano Zapata étaient bien morts.

Le calendrier d’en haut ne comprenait pas que des dates d’exorcisme de morts gênants, il comportait aussi des dates où l’on vérifiait le contrôle exercé, comme les cérémonies du PRI pour le 1er Mai.

C’est sans doute ce qui a poussé le gouvernement PRD de la ville de Mexico, revendiquant ainsi ses profondes racines « priistes », à vouloir faire officiellement du 2 octobre un jour fêté, par l’entremise des participants vieux en idées du mouvement étudiant de 1968. Comme si, de cette manière, on voulait prendre le contrôle sur une jeunesse de la capitale digne et enragée.

Je suis d’ailleurs presque convaincu qu’en chaque endroit de la géographie mondiale multicolore, le Pouvoir a érigé des statues et fixé des points de contrôle dans son calendrier.

Un fois encore, c’est de Grèce que des voix nous sont parvenues pour signaler que dans le but de saper la rage mobilisatrice de la jeunesse, le gouvernement local avait avancé la date des vacances.

Cependant, la brise libérale s’est transformée en un ouragan néolibéral, qui a débouché sur la mondialisation. Et avec elles se sont mises à trembler les bases cimentant les classes politiques… et leurs us et coutumes.

Au Mexique, le 1er Mai n’a plus jamais été le même. Il a cessé d’être ces courbettes et remerciements sans fin à Monsieur le Président lorsque les appareils syndicaux se sont fissurés et que les travailleurs ont
transformé le défilé qui devait être celui de cortèges serviles en une grande marche de protestation et de revendication. Un cocktail Molotov a alors explosé contre les portes du palais national. L’année du
calendrier ? 1984. Quelques mois plus tard, moi, je connaissais une de mes morts et une de mes naissances dans les montagnes du Sud-Est mexicain.

Le défi intermittent des travailleurs de la ville, auparavant circonscrit à la gauche, a atteint les grandes centrales syndicales. Le cri est redevenu un murmure, c’est vrai, mais il est toujours là, latent. Un personnage tel que Fidel Velázquez, mort bien avant d’être enterré, était le signal qu’il fallait chercher de nouveaux personnages assurant le contrôle, autrement dit de nouvelles courroies de transmission permettant aux projets d’en haut d’être transmis du dominant au dominé. On a donc vu surgir de nouveaux dirigeants syndicaux corrompus, des « néo-charros », qui n’étaient ni ne sont pas si nouveaux que cela. La preuve, en voyant un dirigeant de syndicat officiel d’aujourd’hui et en regardant la photo de l’un de ceux d’avant, on se demande forcément si on n’a pas fait erreur sur la date !

L’appareil de contrôle exercé par le Pouvoir sur les travailleurs de la campagne et de la ville semblait vivre dans un portrait de Dorian Grey (je ne suis pas sûr que ce soit comme ça qu’on l’écrit) : en dépit de sa décrépitude, il présentait toujours un aspect reluisant, frais, efficace.

Mais le miroir s’est brisé et son vieillissement est devenu visible aux yeux de tous.

Les nouvelles têtes du contrôle à la campagne et à la ville, les « néo-charros » du syndicalisme ouvrier et des centrales paysannes se sont alors aperçus que leur tâche n’était plus de servir de tampon… – qu’on me
pardonne, je vais dire un gros mot – de servir de tampon à la lutte de classe et de gérant des exigences des ouvriers et des paysans (au Mexique, c’est le rêve impossible de l’UNT et le Dialogue national qui va avec).
Non, il s’agissait maintenant d’implanter les nouvelles tactiques et stratégies du capitalisme sauvage dans les usines, dans les commerces et dans les banques, et à la campagne. Je n’en dirai pas plus sur cette réorganisation de la force de travail, il ne manque pas d’excellents textes qui en parlent très bien dans notre pays.

À la campagne, la perle de la couronne néolibérale a été la réforme réactionnaire de l’article 27 de la Constitution mexicaine, qui fut mise en place par celui qui est aujourd’hui scribouillard assidu d’un journal progressiste, mais qui reste un criminel : Salinas de Gortari.

Bien qu’il ait toujours eu des rêves de grandeur et souhaité figurer en bonne place dans le calendrier des hommages et commémorations, Salinas de Gortari n’a jamais été autre chose qu’un employé des grandes puissances du capital international, un simple administrateur qui a d’abord accédé au pouvoir grâce à une scandaleuse fraude électorale (quoique pas aussi scandaleuse que celle de Felipe Calderón), puis, ensuite, a voulu imposer à ses subalternes, c’est-à-dire à ses gouvernés, un pays virtuel du premier monde.

Et ça a marché… Jusqu’à ce que, un 1er janvier, il y a quinze ans, un fusil indigène en bois casse son écran d’ordinateur, son clavier et son Mauser… Euh ! Je veux dire son « mouse »… Et, à en juger par les âneries
sans queue ni tête qu’il écrit aujourd’hui, le disque dur aussi. Contre ça, même Bill Gates ne peut rien.

Le crime de cette contre-réforme à l’article 27 de la Constitution, crime perpétré avec l’aval de ceux qui sont aujourd’hui des « chantres » de la démocratie et des « défenseurs » du peuple dans les rangs des lopezobradoristes, a été dans les terres indigènes d’ici un détonateur de la croissance quantitative et qualitative, en nombre de recrues et en territoire, de ce que le monde connaît aujourd’hui sous le nom d’Armée zapatiste de libération nationale.

Mais nous avons déjà parlé de cela auparavant.

Les manières et les méthodes de Salinas de Gortari et de l’employé des multinationales Zedillo Ponce de León tenaient plus de celles du contremaître d’hacienda qu’à celle d’un gérant des ventes, aussi le grand
capital a-t-il décidé de tenter le coup avec un autre, aussi médiocre que ses prédécesseurs mais qui avait fait sa carrière commerciale chez Coca-Cola, à savoir, un Vicente Fox qui manifestait déjà des symptômes de maladie mentale lors de sa campagne électorale et qui attenta contre le calendrier d’exorcisme du PRI, poussant l’ignorance habituelle de l’histoire de notre pays qu’affichent les membres du Parti d’action
nationale (PAN) aux célébrations patriotiques.

L’exercice de son mandat a été si maladroit que le PAN et les amis qui l’accompagnent ont dû avoir recours à une fraude électorale de proportions gigantesques pour remporter la présidence d’une République mexicaine désormais agonisante.

Au fait, le gouvernement de Felipe Calderón a récemment lancé une campagne médiatique dans laquelle il exhorte les citoyens à signaler la démarche bureaucratique qui leur semble la plus inutile.

Les zapatistes, tous et toutes, ont leur propre avis sur la question. La démarche la plus inutile, c’est les élections présidentielles : outre qu’elles reviennent très très cher et que nous avons tous à supporter les
âneries que profèrent et répètent tous les candidats, de toute façon c’est ailleurs que l’on décide qui va s’asseoir sur le trône.

Cependant, tandis que le Parti d’action nationale brandit l’étendard de l’ignorance historique, le mouvement lopezobradoriste dresse celui de la conviction hystérique. Ils réécrivent leur histoire et celle de leurs
compagnons de route. (Il y a peu, à la mort de Gustavo Iruegas, prétendument chargé de l’inexistante politique extérieure de leur « gouvernement légitime », on a écrit un bref portrait de lui avec une biographie dont le but était de faire oublier qu’il avait été membre de la délégation du gouvernement de Zedillo lors de son dialogue saboté avec l’EZLN, occasion pendant laquelle il a prononcé cette phrase désormais
classique dans les cercles gouvernementaux : « Les zapatistes, il faut les frapper pour qu’ils dialoguent » – en mutilant sa propre histoire de cette manière, on espère sans doute éviter que ses fidèles sachent véritablement qui ils soutiennent et suivent.) Grâce à une telle mutilation de leur histoire, ils peuvent occulter que la plus grande partie de ceux qui sont à la tête de leur mouvement ont laissé et continuent de laisser leurs prétendus ennemis leur faire du pied, politiquement parlant.

On nous accuse d’être sectaires et intolérants mais, à vrai dire (ha !), aucun mouvement au Mexique n’a manifesté un tel degré de sectarisme, d’intolérance et d’hystérie que celui qui menace aujourd’hui, sous l’égide de Manuel Andrés López Obrador, de sauver ce pays.

Cette hystérie devient carrément de la schizophrénie quand, en se regardant dans la glace, ces intellectuels affirment : « Nous sommes réellement les seuls qui font quelque chose pour ce pays, nous ne voyons sincèrement personne d’autre. » Dans les manifestations et mobilisations de leur mouvement, ils ne se lassent pas de commenter que l’orientation qu’ils lui donnent lui va à ravir : « … mon cher ami. Ma seule présence en fait un mouvement historique. » En effet, c’est historique le nombre de fois que ce mouvement s’est qualifié d' »historique ».

Quand on voit combien ces veufs et veuves du palais national font tout ce qu’ils peuvent sans posséder le pouvoir, imaginez ce qu’ils feraient si leur illustre bien-aimé s’était assis sur le trône présidentiel.

Bref, quoi qu’on en dise, les manières et les méthodes, les us et coutumes de la classe politique mexicaine sont dans une crise totale. Même s’il y a encore des cascadeurs spécialisés en politique professionnelle. Nous reviendrons là-dessus dans un moment.

Ces derniers temps, nous avons vu comment le Pouvoir de l’une ou l’autre couleur, à coups d’hommages, est parvenu à domestiquer certaines et certains de ceux qui sont en mesure d’adopter une position critique face à lui. Ainsi neutralisés (« Bon dieu, comment critiquerais-je celui qui m’a donné une telle médaille et/ou un tel chèque ! »), ces personnalités autrefois critiques du système et de ses gouvernements deviennent de simples courroies de transmission de la vérité de service.

Avant, pour arriver à un tel résultat, il fallait leur donner une ambassade ou au moins un consulat. Aujourd’hui, il n’y a plus besoin d’aller aussi loin. Il suffit de ronds de jambe dans des dîners ou des réunions, d’un hommage aux frais du contribuable, de couper le cordon d’inauguration de quelconque travaux d’aménagement, de quelques brèves dans les journaux et… Chazam ! Ça fait un porte-parole de plus des deux gouvernements que nous subissons actuellement au Mexique.

Les hommages sont si alléchants pour les intellectuels que nombreux sont ceux qui ne résistent pas à la tentation et qui, faute de partisans disposés à leur en faire, se les organisent eux-mêmes, comme cet autre
crétin, prétendant trahir l’université dans laquelle il travaille, qui s’arroge, inspiré par l’alcool, le droit de calomnier et de critiquer les mouvements aux Mexique et dans le monde et de leur donner des ordres, du
haut des confortables pages d’un journal. Non content de cela, pour racoler des fidèles il en est arrivé à qualifier d' »héroïques » les « non-délinquant(e)s » du mouvement lopezobradoriste prenant la défense du
pétrole.

Les courroies de transmission corporatistes ne sont cependant pas les seules à toucher à leur fin. La médiation et la gestion n’opèrent pas que dans le secteur de l’économie. L’État aujourd’hui agonisant a également créé ses médiateurs et ses garçons de course dans le secteur artistique et
culturel, dans la communication, dans la connaissance. Il les a d’abord courtisés à coups d’hommages et d’éloges, puis il les a séduits avec des prix et des bourses, enfin il en a fait ses employés pour qu’ils soient
ses médiateurs face à quiconque se refusait et se refuse à courber l’échine.

Toutes les institutions chargées de cette médiation et de cette gestion sont ou seront en crise. La ligne de démarcation entre les camps opposés est devenue si étroite que l’on est tenu aujourd’hui de choisir son camp. De sorte qu’il existe aujourd’hui des organisations paysannes de gestion qui font appel à la police et aux juges des tribunaux pour réprimer et persécuter d’autres paysans sans terre, des intellectuels et des
dirigeants de la lutte sociale qui applaudissent la répression policière des blocus que l’Autre Campagne a réalisés dans le District fédéral (DF) en soutien à Atenco, en mai 2006, alors qu’ils furent protégés par cette
même police dans le campement lopezobradoriste du DF, d’août à septembre de la même année.

Alors, gardez-donc vos médailles, économisez-vous vos chèques et filmez-donc des vidéos de vos hommages, car le monde n’est plus le monde, pas plus que le peuple n’est le même.

En effet, si je ne me trompe pas, notre festival a pris à contre-pied leurs calendriers et il existe, dans cette autre voie, d’autres calendriers qui s’ébauchent, en bas.

Sur l’année 2009, on nous a rabâché jusqu’à la satiété que la mondialisation est en crise et que nous devrons tous en payer le coût.
C’est toujours comme ça : en période de crise, le capitalisme devient profondément « démocratique ».

Il y a pourtant beaucoup de choses à célébrer : par exemple, les vingt-cinq ans de Botellita de Jeréz [groupe de rock mexicain né en 1983] ; les dix ans du mouvement étudiant de défense de l’université publique et gratuite au Mexique ; les leçons que donnent les adolescents grecs ; les enseignements des chômeurs d’Argentine ; la soif de justice des Autres Femmes et des Autres Hommes en terre new-yorkaise ; la
constance rebelle dans la France d’en bas ; l’espoir décharné et la lutte de la Bolivie indigène dans cette belle thèse que nous a exposée Oscar Olivera ; la pléiade de résistances en Amérique latine qu’a évoquée pour nous Raúl Zibechi ; l’urgente et salutaire tâche de réhabiliter mon général Sandino que revendique la commandante Mónica Baltodano, véritablement sandiniste, à nos yeux, elle, ou encore les cinquante ans de
leçon de dignité que donne le peuple de Cuba.

Nous avons donc dit comment les hommages endorment et domestiquent l’opposition critique et combien les intellectuels et les journalistes sont vulnérables à de tels chants de sirènes.

Certaines personnes résistent pourtant à ces hommages, dans leur acharnement à vouloir être conséquentes.

Le compañero Adolfo Gilly est avec nous aujourd’hui et j’ose l’appeler « compañero », non pas parce qu’il appartiendrait à l’EZLN ou serait membre de l’Autre Campagne, mais en raison de sa longue histoire de lutte aux côtés de ceux d’en bas et à gauche.

Les zapatistes ne rendent hommage qu’à leurs morts, ne courtisent personne avec de bons repas, des prix et autres médailles et n’invitent personne à couper le cordon inaugural de résidences secondaires.

Nous les zapatistes, nous nous contentons de saluer.

Et aujourd’hui, nous voulons saluer cet homme.

Nous l’avons toujours considéré un homme de gauche conséquent, même si en certaines occasions, comme dans le cas de l’OkupaChe, nous n’avons pas été toujours d’accord avec ses analyses ou positions.

Nous ne le saluons pas seulement parce que, lorsque l’hystérie lopezobradoriste éclairée nous a attaqués et calomniés, il a su nous faire savoir, à sa manière, qu’il ne partageait pas le discrédit dont on nous
accablait si joyeusement là-haut et qu’il entrevoyait les mêmes dangers que ceux dont nous avertissions la population.

Nous ne le saluons pas seulement parce que l’on peut trouver, dans nos campements, cassé et malmené, comme tous les livres que l’on lit et relit, son ouvrage « La Révolution interrompue », dont le prologue à la première édition, écrit de la prison de Lecumberri où il était prisonnier politique, s’achève sur ces mots : « Aujourd’hui plus que jamais, la phrase écrite par Lénine sur la dernière page de ‘L’État et la Révolution’, la
révolution d’octobre 1917 l’ayant empêché de compléter son œuvre, est vraie : ‘Il est plus agréable et profitable de vivre la révolution que d’écrire sur elle.' »

Non, nous le saluons aussi et surtout pour sa vie, ce qui est une autre manière de dire sa lutte.

Salut, don Adolfo. Portez-vous bien où que vous alliez et sachez que vous occupez une place dans notre cœur, dans notre histoire. En dépit d’en dépit de ceux que cela gênera, que cela fasse mal ou non, quand bien même ce sont des compañeros de La Otra qui ont fait ce que nous n’avons pas fait, nous, à savoir, manquer du respect dû aux compañeros, quand, défiant toutes les critiques et les menaces que nous avons reçues, nous les avons soutenus en tant qu’OkupaChe, nous ne renions pas le fait d’être vos compañeros. Pas plus que nous ne renions Adolfo Gilly en tant que notre compañero.

Et salut à tous et à toutes les rebelles qui dresseront en 2009 leur engagement digne et enragé.

Merci beaucoup.

Sous-commandant insurgé Marcos.
Mexique, le 3 janvier 2009.

— Traduit par Ángel Caído. Diffusé par le Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte (CSPCL, Paris) – 33, rue des Vignoles – 75020 Paris – France assemblée (hebdomadaire et ouverte) le mercredi à partir de 20 h 30 http://cspcl.ouvaton.org cspcl@altern.org listes d’information : http://listes.samizdat.net/sympa/info/cspcl_l http://listes.samizdat.net/sympa/info/cspcl-fr