Pour mon dernier article sur l’obsession névrosée de l’antisémitisme et l’usage de la peur d’un « futur Holocauste » pour camoufler le colonialisme (voir A la recherche de l’insaisissable partenaire israélien pour la paix ), pour cet article, j’ai payé le prix fort : la perte d’une relation importante qui m’avait soutenue dans l’adversité à plusieurs reprises ces deux dernières années. On m’a fait savoir que mes propos démontraient que « je haïssais tous les juifs, que, ou je n’étais pas suffisamment informée, ou je ne m’identifiais pas assez à ce qu’ont vécu les juifs de la brutalité de l’homme pour l’homme. »

Mais apprendre l’expérience qu’a faite un autre peuple de l’injustice était ma propre « obsession névrosée » : je lis des livres, je regarde des documentaires, je visite des musées, j’écoute les témoignages de personnes et j’écris souvent sur ceux qui oppriment et ceux qui sont opprimés à travers l’histoire. Mon « crime » apparemment est que, tout en n’excluant pas les juifs de ma recherche, je ne crois pas dans le statut spécial de leur expérience. Je refuse de classer la souffrance humaine et je proteste, c’est vrai, contre l’exploitation qui est faite de cette expérience (et que l’écrivain et universitaire Norman Finkelstein appelle l’Industrie de l’Holocauste) qui a conduit à mon propre vécu de la brutalité de l’homme pour l’homme.

On attendait de moi que je présente des excuses pour mes propos « vénéneux » pour sauver cette chère relation. Mais je ne pouvais pas ; précisément parce que je tenais beaucoup trop à cette relation pour la contaminer par un mensonge, en me disant navrée quand je ne l’étais pas. Je me suis abstenue de continuer à défendre mes propos contre la conclusion qui en était tirée parce que je ne pouvais pas tolérer que mes idées et mes expressions soient constamment surveillées, comme si je me trouvais à un check-point et que je devais montrer à un soldat soupçonneux toute sortes de documents pour prouver que je n’étais pas quelqu’un de dangereux.

Comme toute tragédie humaine, l’holocauste européen a ses traumatisés, ses survivants et ses profiteurs. Je suis tombée entre les mains de traumatisés alors que je parlais des profiteurs, et pour cela, j’ai été punie.

Je perçois effectivement qu’une grande part des déclarations sur un « futur holocauste » sert délibérément de camouflage afin de maintenir dans l’ombre la réalité actuelle des Palestiniens, de la tenir cachée à la connaissance et à l’attention du monde, et afin d’apporter une réponse préventive à quiconque déplore l’occupation israélienne. Aujourd’hui, en effet, c’est la Palestine qui a été rayée de la carte ; de nombreux Palestiniens, dont moi-même, ont des papiers d’identité qui se réfèrent à nous comme non identifiés. Ce sont les Palestiniens qui vivent sous le siège, dans des petits ghettos formés par le mur d’apartheid, un mur dont la hauteur fait deux fois celle du mur de Berlin. La vie quotidienne des Palestiniens est soumise au caprice du simple soldat israélien qui détient le pouvoir ultime d’empêcher n’importe quel Palestinien d’aller à son travail, chez lui, à l’hôpital, à l’école, le pouvoir de se mêler de ce que nous pouvons manger, de qui nous pouvons fréquenter et qui nous pouvons épouser, et d’user de bien d’autres façons brutales pour rendre la vie de beaucoup d’entre nous pire que la mort.

Je ne pouvais pas tolérer que mes idées et mes expressions soient constamment surveillées.

Quand je pense combien de fois j’ai subi des fouilles corporelles et des interrogatoires aux aéroports, combien de fois ma carte professionnelle et ma carte d’identité ont été gardées ou m’ont été jetées à la figure parce qu’un soldat au check-point les considérait fausses, quand j’écoute chaque jour les expériences qui vous déchirent le cœur des victimes de la torture, quand je dîne chaque soir face à des images sanglantes à la télévision qui nous viennent d’Iraq et d’Afghanistan, quand j’apprends les horreurs d’Abu Ghreib et de Guantanamo, les « restitutions » secrètes de personnes qui ressemblent à des Arabes ou des musulmans, via les vols spéciaux des Etats-Unis vers des pays où ils ne seront pas torturés – alors que je sais que le monde reste silencieux sur ces faits habituels -, est-il donc étrange que je diagnostique le débat sélectif, répétitif sur l’antisémitisme – quand la xénophobie, l’islamophobie et d’autres formes de racisme sont ignorées – comme une névrose obsessionnelle ?

Nous n’avons pas besoin d’aller voir les chambres à gaz pour ressentir l’horreur vécue par ceux qui sont morts dans l’holocauste : quand on fait attaquer par des chiens policiers quelqu’un qui a la phobie des chiens, quand un policier contrôle si une modeste femme n’a rien mis entre ses cuisses et lui aboie « écartez plus, encore, écartez ! », quand un homme fier est déshumanisé par l’introduction d’une matraque de police dans son anus jusqu’à ce qu’il perde connaissance et quand il revient à lui, qu’on lui enfonce cette même matraque dans la gorge jusqu’à ce qu’il vomisse un seau de sang, il y a peu de capacité à apprendre autre chose que le sentiment subjectif de l’horreur que ses porteurs peuvent également prétendre exclusif et comparable à rien d’autre.

Il est maladroit, au mieux, d’attendre des Palestiniens – ceux-là même qui vivent dans l’ombre, loin de la conscience du monde, et qui ont leur assiette pleine de tourments, qui ont dansé avec la mort tout au long de leur vie – qu’ils montrent plus d’empathie pour la douleur et le désir de sécurité des Israéliens.

Si je n’avais pas été Palestinienne, j’aurais utilisé très certainement mon temps libre à étudier l’intérêt des enfants pour le chant, la peinture et la photographie. Mais je suis Palestinienne et j’ai dû m’occuper des inconvénients liés à cette identité depuis qu’un jour, j’avais 6 ans, je me suis réveillée et j’ai vu mes parents pleurer avec douleur pour les massacres de Sabra et Shatila. A cet âge, bien sûr, je n’ai pas compris ce qui se passait mais j’ai pu ressentir la douleur, une douleur qui n’a fait que me pénétrer plus fort au fur et à mesure que je grandissais et que je comprenais. J’ai trouvé un exutoire à cette douleur en exprimant, par l’écriture et la parole, mes idées et mes sentiments, essayant d’apporter une saine contribution à la résistance palestinienne et un témoignage honnête sur cette période de l’histoire palestinienne.

Une obligation spirituelle

Pour moi, c’est là une obligation spirituelle. Le mot arabe pour martyr est ‘ÓÁÍœ (sahid) .Ce n’est pas nécessaire d’être tué pour être un sahid : le mot signifie littéralement, celui qui témoigne avec honnêteté et courageusement et paie le prix pour cela. Je crois que c’est la peur de mourir, comme prix à payer pour le témoignage, qui explique le sens populaire du mot martyr.

Même si j’ai à pleurer une nouvelle perte personnelle, cette relation, je retiens mon idée : mon appel au monde n’est pas l’holocauste européen mais le combat palestinien pour la liberté. Telles que je considère l’histoire de l’holocauste et d’autres tragédies humaines passées, j’admire ceux qui ont résisté et ont refusé d’être des victimes, comme ceux qui se dressent pour s’opposer et combattre contre leur propre peuple afin d’empêcher une tyrannie collective, et qui en ont payé le prix.

Cette perte toute récente pour moi n’est pas la première de ma vie : ces 30 derniers mois, je n’ai reçu aucun salaire ; il n’y a pas longtemps, je me suis vu refuser un visa par l’ambassade de France. D’autres pertes, plus importantes, sont trop vives pour en parler maintenant. Une fois encore, cependant, je ressens la morsure de l’occupation et de la colère devant les destructions de ressources physiques et métaphysiques importantes qu’elle a opérées dans ma vie. Mais pourtant cela ne fait que m’encourager à continuer à apprendre et à chercher la vérité, et à mener mon combat pour la libération. Mon engagement à ne jamais témoigner faussement, quels que soient la tentation ou le prix, n’a pas faibli, au contraire il s’est renforcé.

Samah Jabr est médecin psychiatre palestinienne, elle vit dans Jérusalem occupée et y travaille au sein d’une clinique psychiatrique qu’elle a créée.

L’un des objets politiques de son combat est un État unique pour une perspective de paix et de liberté commune. Ses chroniques touchantes nous parlent d’une vie au quotidien en pleine occupation ; d’un regard lucide, elle nous fait partager ses réflexions en tissant des liens entre sa vie intime, son travail en milieu psychiatrique et les différents aspects politique d’une situation d’apartheid.

Transmis par les Amis de Jayyous

http://monsite.wanadoo.fr/amisdejayyous/index.jhtml

traduction : JPP

publié entre autres par Info-Palestine

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