Il est heureux que le réel vienne remettre parfois les pendules à l’heure.
Et rendre aux mots leur sens de toujours, dont certains les avaient profitablement vidés.
Ainsi de « terroriste ».
Sans conteste, les médias et le pouvoir se garderont bien d’établir quelque forme de (non-) rapprochement entre le sabotage des caténaires de la SNCF du 11 novembre dernier et les brûlants attentats de Bombay. C’est qu’on n’a jamais rien à gagner à se rendre ridicule. Et de ridicule, Michèle Alliot-Marie et Jean-Claude Marin, procureur de la République de Paris, doivent s’en sentir copieusement couverts, à suivre d’heure en heure le fatal développement des événements qui touchent les hôtels de luxe de la capitale économique de l’ouest indien.
Certains pourront regretter que le ridicule, et c’est ce qu’il a en commun avec les fantasques « caténaires de la peur », et contrairement aux armes automatiques des possibles « Moudjahidines du Deccan », ne tue pas.
Car subitement écartée des feux on ne peut plus réels de l’actualité, l’inculpation des épiciers de Tarnac pour participation à « une association de malfaiteurs à visée terroriste » et la menace de vingt ans de réclusion qui pèse sur la tête d’un prétendu ordonnateur en chef d’une improbable « cellule invisible », nous apparaît comme une blague de bien mauvais goût.
Un peu honteux sans doute, les blagueurs ont cessé de pouffer.
Chacun maintenant retient son souffle.
Seuls les touristes occidentaux et leurs valets d’un jour retenus en otage dans les prestigieux hôtels Taj Mahal, Trident-Oberoi ou Nariman House, agitent encore leurs zygomatiques. Mais aucun des marmonnements qui sortent péniblement du fond de leurs gorges contractées par la peur ne ressemble à un fou rire.

C’est que de Tarnac à Bombay, le statut même d’otage n’a rien d’une évidence que se partageraient tous les candidats au suicide de la planète. Et les explosions de Bombay répètent Pascal à leur manière : prise d’otage au-delà des Pyrénées, attrape-nigaud en deçà.
De toute évidence, les clients des palaces indiens donneraient cher à cet instant pour connaître une prise d’otage à la mode « cellule invisible ». Quand les otages des uns tombent comme des mouches sous les rafales, les otages des autres perdent une heure ou deux de leur journée de travail à poireauter le cul vissé sur un siège TGV relooké par Christian Lacroix.
On pourrait en conclure précipitamment qu’on a les otages qu’on mérite.
Mais il s’agit d’être précis.
On a surtout les terroristes dont on a besoin.
C’est que, de l’aveu même des professionnels, les « dégradations contre les installations SNCF » n’ont jamais mis la vie de quiconque en danger, sinon celle peut-être de ceux qui les ont commises.
Pour que des actes de sabotage anodins se transforment magiquement en actes « terroristes », c’est-à-dire pour qu’ils produisent effectivement de la terreur, pour que tous les Français qui n’ont rien à se reprocher fassent dans leur froc à l’idée d’être les prochaines victimes d’une mort anonyme et aveugle comme la justice, la réquisition de toute la mauvaise foi journalistique disponible aura été de mise. Et avec des effets tout ambivalents. A ce titre, les ridicules photographies des « caténaires de la peur » publiées sur son site Internet par le quotidien d’ultra-droite Le Figaro, aura répandu sur le territoire français l’hilarité générale bien mieux que la panique.
Entre la grogne des usagers-clients du Rail et la terreur de toutes les victimes à venir des kamikazes islamistes de l’Inde ou du Pakistan, il y a un gouffre sans fond que seuls la Ministre de l’Intérieur, la sous-direction antiterroriste (SDAT) et la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) auront osé franchir.
Du moins jusqu’à ce que le réel les rattrape.
Jusqu’à ce que les hôtels de Bombay s’embrasent.

Au vu de son homologue indien, le 11 septembre (le 11 novembre) à la française a tout d’une comptine pour enfants sages.
Et maintenant ? pourrions-nous demander le regard torve à ceux qui de toujours embastillent les philosophes et les poètes en les faisant avantageusement passer pour des nihilistes prêts à verser le sang.
A l’heure qu’il est, plusieurs individus sont encore retenus dans les hôtels de luxe de Bombay, plusieurs individus sont encore retenus entre la vie et la mort ; que certains d’entre eux soient des « occidentaux », voire des « députés européens » comme il a été un moment annoncé, ne fait pas pour nous une grande différence. Voire, pour être tout à fait honnêtes, nous nous inquiétons bien plus sûrement du sort de tous les salariés de ces hôtels pharaoniques— de tous les esclaves pour gagnants de la guerre économique en villégiature — que les terroristes auront pris malgré eux dans la tourmente.
Certains ont moins besoin que d’autres qu’on leur inculque la peur de la mort.
Le 2 novembre 2001, soit trois semaines après les attentats du World Trade Center, le journal Le Monde publiait un long article de Jean Baudrillard sur la question du terrorisme.
Les terroristes, du moins dans l’acception qu’on donnait il y a peu de temps encore à ce terme, jouent sur « le terrain symbolique de la mort ». La mort des terroristes représente ainsi « une arme absolue contre un système qui vit de l’exclusion de la mort, dont l’idéal est celui du zéro mort ». Les terroristes ne luttent pas à armes égales car « ils mettent en jeu leur propre mort, à laquelle il n’y a pas de réponse possible ».
Pour le dire autrement, la terreur du terrorisme, c’est toute la distance — à la fois existentielle et idéologique — entre ceux qui n’ont pas peur de la mort et ceux qui la craignent plus que tout.
Les terroristes sont à proprement parler ceux qui n’ont rien à perdre, pas même la vie ; les terroristes sont peut-être les derniers prolétaires des temps modernes. Leurs contingents réduits à peau de chagrin, il est nécessaire, pour que leur mort — pour que la mort qu’ils distribuent autour d’eux en même temps qu’ils se la donnent — sonne et résonne, de conférer à leur acte une portée proprement universelle. En l’occurrence la donner en pâture aux marchands de spectacles. De là que les actes terroristes prennent une dimension constitutivement spectaculaire. Quelques heures après les premières fusillades de Bombay, Le Monde publiait sur son site Internet les fascinants clichés des palaces ravagés par les flammes.
Les terroristes défient le système sur son propre terrain, qui est celui des images.
Ils en reproduisent donc la logique.
Le terrorisme n’a jamais eu d’autre effet que de renforcer les Etats mêmes qu’il prétend défier.
Entendons-nous, il n’y a pas de différence de méthode entre le terrorisme et la police.

Tout à l’inverse, les inculpés de Tarnac — indépendamment de la question de savoir s’ils sont ou non les saboteurs des caténaires de la SNCF — sont précisément de ceux qui avaient tout à perdre. Non pas seulement quelques petites choses à perdre, comme les soldats disciplinés de l’économie de marché que nous sommes ; avec nos petits emplois, nos petits avantages spéciaux, nos petits acquis sociaux, nos petites propriétés privées, nos petites situations sans avenir. Toutes ces petites choses à perdre qui nous poussent à suivre docilement la marche du monde et à craindre la mort plus que tout ; ces petites choses qui n’en finissent plus de nous voir mourir.
Non.
Les inculpés de Tarnac sont de ceux qui ont tout à perdre.
De là que la mort — que l’idée de (se) donner la mort — leur soit tout à fait étrangère.
Qu’on lise les journaux. Qu’on écoute les habitants du village. Les liens patiemment tissés, les échecs et la philosophie, la vie quotidienne à l’écart des turbulences de la métropole, les pratiques communistes, la pensée et les actes indissociables, l’écheveau infiniment dense et subtil de rapports non-marchands que les occupants de la ferme du Goutaillou ont réussi à insuffler dans cette petite commune de la Creuse qu’on croyait à l’agonie ; Tarnac finalement qui « reprend vie ».
Et c’est bien de cela dont il s’agit en définitive.
De la vie et de la mort.
Il n’y a pas de mort que les inculpés de Tarnac auraient pu vouloir mettre en jeu ; seulement leur vie.
Leur vie inséparée.
Dans un monde rongé par le négatif, ils ont assez confiance dans la vie, dans la puissance de la vie, pour l’opposer telle quelle au sado-masochisme universel.
Pour l’opposer sans phrase.
Là où le pouvoir continue lui-même de distribuer aveuglément la mort, ou du moins la peur de la mort ; là où le pouvoir n’en finit plus de nous rendre honteux de la vie ; de transformer l’appel de la vie en terreur de la mort.

La véritable menace que les inculpés de Tarnac font peser au-dessus de nos têtes — et le pouvoir n’en a peut-être pas pesé toutes les conséquences — est seulement la menace de la libération de nos désirs.
La menace du grand retour à la vie.
Tarnac revit.
Les nantis de l’Occident tombent sous les balles au milieu de leurs palais d’hiver en cendres.
Les pouvoirs publics indiens se félicitent en catimini d’un surcroît de terreur tombé du ciel ; c’est que les opérations spectaculaires de police à la française ont un coût.
Du terrorisme, nous conservons de belles images dans nos mémoires.
Des tours qui s’effondrent dans le ciel bleu de Manhattan.
Les corps éteints des « rescapés » du théâtre de Moscou.
Et aujourd’hui les châteaux de Bombay engloutis sous les nuées ardentes.
La vraie vie est absente.
Nous ne songeons qu’à éviter de mourir.
Les vivants qui s’obstinent à vivre croupissent derrière les barreaux de toutes les prisons du monde.
Tant qu’à changer le sens des mots, si les inculpés de Tarnac sont les terroristes qu’on dit, c’est seulement par le désir immédiat et violent qu’ils provoquent en nous tous, sans même avoir eu besoin de remuer les lèvres, de partir vivre ; vivre enfin.
Là-bas avec eux.