Introduction à la discussion

Yves : Les « émeutes » de 2005, le mouvement contre le CPE en 2006 et celui contre la LRU en 2007, d’un côté, le style de gouvernement brutal et ouvertement répressif développé par Sarkozy d’abord au ministère de l’Intérieur puis à la présidence de la République, de l’autre, ont créé un contexte favorable à la résurgence de certains discours faisant l’apologie de l’« action directe » violente, de la castagne avec les flics, voire du sabotage (comme celles de quelques installations de la SNCF en novembre 2007) et du « tir au poulet » (comme à Villiers-le-Bel). Le tout dans un contexte :

– où les jeunes des classes populaires savent que, pour la plupart, ils vivront moins bien que leurs parents,

– où ils galèrent pendant des années avant de trouver un boulot « fixe » et mal payé,

– où, à partir d’environ 50-55 ans, on leur prédit qu’ils galèreront à nouveau et dans des conditions encore plus défavorables que pendant leur jeunesse.
– On peut considérer que l’on a désormais en Europe occidentale un noyau dur de travailleurs qui ont un emploi salarié à peu près stable entre 25-30 ans et 50-55 ans, mais que, avant et après ces deux étapes de leur vie, la précarité fait et fera des ravages pendant une période dont on ignore absolument quand – et si – elle se terminera un jour. Bref une génération no future.

C’est dans une telle situation que l’on assiste à la diffusion de tracts et de brochures au ton incendiaire voire apocalyptique ; à la republication de textes des autonomes italiens ou français des années 70 ; à la remise en circulation de films ou de livres sur les Weathermen, le MIL, la Fraction Armée rouge ou les Black Panthers ; et à l’édition de livres comme L’insurrection qui vient ou Les mouvements sont faits pour mourir.

On pourrait aussi évoquer le contenu très ambigu de la campagne en faveur de la libération immédiate des prisonniers d’Action Directe. Cette campagne est absolument justifiée dans la mesure où elle dévoile et dénonce la barbarie du système pénitentiaire actuel qui cherche à ce que les militants d’Action Directe crèvent de mort lente en prison. Donc, pour des raisons à la fois politiques et humanitaires, il est indispensable que les militants d’AD soient libérés tout de suite. Mais cette campagne interdit, de fait, toute discussion sur les « théories » politiques qui ont abouti aux meurtres de George Besse et du général Audran. Elle va même jusqu’à présenter Action Directe comme le prolongement pur et simple de la lutte armée contre le franquisme, lutte jugée, elle aussi, intouchable car « antifasciste ». Ce qui verrouille et délégitime doublement toute remise en cause des positions militaro-staliniennes encore défendues par les militants d’Action Directe dans des livres comme Le prolétariat précaire, par exemple.

Mais la diffusion de ces idées a d’autres conséquences graves : certains de ceux qui croient à ces discours favorables à la lutte armée ou au sabotage dans la situation française actuelle, ou qui en partagent les raisonnements même s’ils n’ont jamais lu ces bouquins ou ces brochures, passent à l’acte. Et ces actions « illégales » leur valent de lourdes condamnations, comme cela a été le cas pour ceux qui ont été arrêtés lors de saccages de permanences de l’UMP, de bris de vitrines au cours de manifestations étudiantes, d’occupations de facultés en 2006 et 2007, de protestations contre l’élection de Sarkozy aux présidentielles, etc.

Dans un tel contexte, les journalistes recherchent évidemment des boucs émissaires (les « jeunes de banlieue » qui « glandouillent », comme dit l’inénarrable Fadela Amara), mais cela ne leur suffit pas pour noircir du papier et intoxiquer les téléspectateurs. Ils aimeraient bien trouver un Etat-Major Insurrectionnel Secret (un « Comité invisible » justement) – et les « autonomes » (surnommés les « totos ») font donc une cible de choix.

Notre objectif ici n’est pas de chercher à identifier un chef d’orchestre clandestin (de toute façon inexistant) mais de nous demander pourquoi des textes comme Les mouvements sont faits pour mourir ou L’insurrection qui vient ont surgi à l’occasion des « émeutes » de 2005 et des récents mouvements étudiants et pourquoi leur langage est repris dans un certain nombre de tracts, dans des discussions sur Internet, et par une petite minorité de jeunes révoltés qui ne se reconnaissent dans aucune des organisations officielles de l’extrême gauche ou du mouvement libertaire.

Il doit bien y avoir une raison en dehors du mimétisme « pro-situs » (pro-situationnistes) ou « pro-totos » (pro-autonomes) pour que ces textes circulent et soient édités. Cela correspond forcément à quelque chose dans la situation politique actuelle. Et c’est sur ce « quelque chose » qu’il serait utile de s’interroger.

On pourrait aussi se demander :

– pourquoi les mouvements étudiants et lycéens sont-ils quasiment annuels en France depuis 40 ans ? Sont-ils une expérience sociale réservée grosso modo aux 15-25 ans, un « rite de passage » typiquement français et qui n’a aucune conséquence politique significative ? Ou ont-ils un sens particulier et lequel ?

– pourquoi le discours que les marxistes appellent « anti-organisation » ou « spontanéiste » a-t-il un certain succès à la fois dans les milieux lycéens et étudiants, mais aussi dans les milieux altermondialistes ?

– ce discours apparaît-il plus radical (ou plus authentique) que celui de l’extrême gauche ou des libertaires ? Plus antibureaucratique ? Sur quel genre de pratiques débouche-t-il ?

– Quel genre de gens (étudiants ou pas) se reconnaissent-ils dans ce discours dit « toto » ou « pro-situ » ?
– J’ai l’impression que les idéologies radicales (je ne parle pas de l’extrême gauche qui s’adresse fondamentalement aux employés, aux fonctionnaires, aux profs et aux classes moyennes inférieures syndiquées) ont un public potentiel dans la jeunesse assez important. Cela ne concerne plus simplement ceux qui veulent se la jouer bohême ou ont des velléités artistiques comme les situationnistes des années 60, mais tous ceux qui galèrent, et ils sont aujourd’hui des millions. Cela m’a frappé en discutant avec deux jeunes Américains qui participent à un réseau informel dans des boutiques, des restaurants et des bars dans leur pays : ils filent de la marchandise gratuitement à certains clients, ne font pas de tickets de caisse, offrent parfois le café à toute la salle, bref, ils font des trucs illégaux et dangereux pour eux s’ils se faisaient piquer par leurs patrons et surtout si les flics pouvaient établir l’existence d’un réseau de fraude et de redistribution gratuite généralisée. Ce sont des étudiants, des ex-étudiants, des précaires qui ont l’impression que les textes des situs ont été écrits pour eux aujourd’hui, que la description de la société qui est faite dans leurs textes correspond exactement à celle de leur réalité quotidienne actuelle aux Etats-Unis, etc.

– En quoi le discours des « post-autonomes » ou « post-situationnistes » se différencie-t-il du discours anarchiste classique ?

– Généralement ces textes ne mettent pas au centre de la transformation sociale « le prolétariat », la « classe ouvrière » ou les « travailleurs » , mais plutôt les « précaires », ou tout simplement les « individus ». Est-ce parce que la société capitaliste a radicalement changé ? Parce que les grandes concentrations industrielles n’existent plus ? Que la classe ouvrière traditionnelle aurait disparu ? Ou parce que ce discours est porté par des étudiants – peu ou pas insérés dans le moule du travail ? Et de quel travail ?

Je ne me sens pas capable de répondre à toutes ces questions. Je ne peux qu’avancer quelques hypothèses pour lancer la discussion :

* L’université et le milieu étudiant en général sont devenus le lieu d’expérience d’une catégorie sociale (la jeunesse), en tout cas d’une fraction importante de celle-ci. Dans ce sens, d’ailleurs, l’idéologie « post-situationniste » ou « post-autonome » séduit peut-être autant des jeunes « petits bourgeois » que des jeunes révoltés (d’origine plus populaire), tant il est vrai que l’on se révolte plus facilement quand on est boursier, que l’on est obligé de bosser pour payer ses études et que l’on est fils ou fille de petits salariés.

* Le fait qu’une fraction importante de la jeunesse n’arrive pas à s’« intégrer » socialement (donc à accepter, de gré ou de force, la discipline capitaliste) avant 25-30 ans fait qu’effectivement les rapports avec la famille sont beaucoup plus longs et tendus qu’auparavant. Pour une partie des jeunes, cela se termine parfois par l’exclusion du foyer familial, des séjours à la rue ou dans des squats extrêmement précaires, la manche, la consommation d’alcool ou de came pour tenir le choc, etc. ; pour d’autres, cela se traduit par des allers-retours chaotiques et vécus comme humiliants dans la maison familiale en fonction des aléas professionnels jusqu’à un âge beaucoup plus avancé qu’il y a trente ans.

Dans un tel contexte, la frustration, l’exaspération, le ras-le-bol contre toutes les formes d’oppression (y compris familiale), contre la consommation effrénée promue par le système mais hors de portée pour ces jeunes (à moins qu’ils ne fauchent – avec tous les risques que cela comporte), ne peuvent que s’exacerber. Toutes choses qu’expriment assez bien (même si c’est dans un style verbeux) des livres L’insurrection qui vient et Les mouvements sont faits pour mourir.

* Le rapport des étudiants les plus radicaux à leur milieu (milieu qui les fait « gerber », dixit Cédric) est justement le signe que le statut social de l’étudiant a changé. On est passé d’une minorité élitiste, réactionnaire et privilégiée (disons jusqu’à la fin des années 50) à une couche sociale beaucoup plus large et socialement hétérogène. La montée du chômage et les changements intervenus dans la place et le statut du travail intellectuel et même des connaissances acquises à l’université ont fait que les étudiants ont beaucoup moins d’illusions sur leur savoir ainsi que sur la factibilité et le réalisme de leurs aspirations sociales. En clair, ils ne croient plus pouvoir grimper aussi facilement dans la société. (Une prof de lycée du SNES qui manifestait récemment contre la venue de Sarkozy à Lille racontait qu’elle touchait proportionnellement en fin de carrière – 2000 euros – ce que touchait un prof en début de carrière il y a 20 ans.)

* Il y a une spécificité du milieu étudiant qui tient à ce qu’est devenue l’université dans les pays capitalistes avancés : un sas pour passer de la vie scolaire à la vie professionnelle ; un lieu où s’établit une sélection sociale féroce ; une institution où les rejetons des classes moyennes apprennent à prendre au sérieux leur future identité professionnelle et à acquérir une haute idée de leur statut social potentiel ; mais aussi un milieu où il y a des contre-tendances : une distribution de savoirs souvent totalement inutiles – sur le plan social, intellectuel ou professionnel – pour ceux qui vont jusqu’au bout de leurs études ; mais aussi la révolte de tous ceux qui sont rejetés pour leurs mauvais résultats, et celle de ceux qui perdent leurs illusions sur le savoir, les professeurs, l’esprit critique, voire tout simplement l’intérêt du métier qu’ils pensaient apprendre et exercer. Là encore, on comprend pourquoi des livres comme L’insurrection qui vient peuvent trouver un écho dans un tel public.

Pétunia : La question de savoir pourquoi des textes comme L’insurrection qui vient ou Les mouvements se cachent pour mourir ont un petit impact sur le milieu étudiant est vaste et subjective. Elle répond à mon avis à plusieurs causes. Je vais en citer certaines qui sont parfois un peu anecdotiques et que je vous livre en vrac.

– D’abord, comme tu le soulignes, Yves, la reproduction sociale des classes moyennes n’est plus assurée, et les possibilités d’ascension sociale se réduisent depuis les années 80 (je dis ça à la louche, mais c’est l’impression que j’en ai). L’apparition d’ « intellectuels précaires » l’illustre bien. Il y avait, par exemple, dans le mouvement contre la LRU (ou loi Pécresse) en 2007 une prof ATER, qui affirmait venir d’un milieu ouvrier – mais à la prononciation bourgeoise marquée–-, qui vit avec 1 200 euros par mois dans une chambre de bonne. Elle était plutôt modérée dans ses interventions en assemblée générale, mais elle s’y impliquait d’abord pour des raisons individuelles, sociales et économiques. Elle ne rentre donc pas dans le cas des jeunes séduits par les discours « totos ».

– Ce changement pour les classes moyennes semble créer du malaise (et de la mauvaise conscience) chez ces catégories et dans la société en général – on peut toujours être dans une situation sociale pire. Je ne pense pas spécialement que c’est parce qu’on est un « galérien » qu’on va se révolter ; ces discours ont l’air de fonctionner chez des individus assez hétéroclites.

Cela dit, le mouvement contre la LRU (ou contre le CPE ??) a plus touché les étudiants des facultés d’art, de philo, et de sciences humaines… et pas ceux d’économie-gestion ou de droit – dans les facs populaires aussi hétérogènes socialement, on trouve davantage de fils de prolos dans ces filières. Les personnes les plus sensibles aux discours « totos » viennent même parfois carrément de la bourgeoisie (fils de professions libérales, chirurgiens, etc., et qui ont leur appart’ dans Paris), mais ne collent pas aux envies de leurs parents.

– Les gens impliqués ont aussi souvent une tradition familiale politique, une culture politique, sont parfois les enfants d’ex-soixante-huitards. J’ai ainsi découvert que les parents d’une rebelle plutôt « toto » qui partait en vacances de ski étaient… à la LCR. – Je pense donc que l’intérêt de ces textes vient du fait qu’ils formulent de manière confuse des questionnements profonds, diffus et partagés dans la jeunesse, c’est-à-dire chez ceux qui ont le plus le loisir de se poser des questions, raison de plus chez les étudiants.

Il y a dans le discours « toto » un fourre-tout de références historiques (recyclage de mai 68 à toutes les sauces…) qui ont une sorte d’aura magique, qui permet de se reconnaître sans trop savoir de quoi il s’agit exactement, et ce à un âge où l’on est indécis et inquiet par rapport à l’avenir.

Dans ce type de discours, on trouve toute une série de projections (politiques, sociétales, et personnelles) qui s’édifient dans le verbe tout-puissant. C’est souvent un bric-à-brac d’idéologies (situs, anarchistes…, avec parfois certains relents maoïstes), on reste la plupart du temps dans l’absence d’autodéfinition et davantage dans l’auto-affirmation.

– Je crois aussi que les « désirs » de l’individu s’opposent irrémédiablement à un monde terriblement compliqué, que l’on n’arrive pas à saisir. L’impuissance à changer quoi que ce soit se transforme en un discours magique, prophétique, mystificateur, et en une toute-puissance fantasmée (celle que procure l’illégalité…). Et de là, la radicalité devient une fin en soi, car elle donne une identité, un sens à ce qu’on fait, et ce qu’on dit. Bref, c’est la seule fuite possible dans le discours militant radical.

Cédric : Je ne crois pas que la « capacité » de révolte soit liée directement à (et donc déterminée par) la condition économique de la personne, disons de l’étudiant vis-à-vis d’un mouvement social qui se profile sur son lieu d’étude. Dans le dernier mouvement, j’ai vu aussi bien des boursiers en galère, des ex-galériens qui avaient passé une ou plusieurs années à la rue à faire la manche, que des bobos, ou des personnes comme moi, c’est-à-dire dont les parents ont les moyens de me donner 50 euros d’argent de poche par mois. Bref, je pense que c’est assez complexe. Surtout qu’en face, dans ma fac, les seules personnes qui se sont montrées violentes avec les grévistes, ce sont trois mecs qui galéraient vraiment pour trouver à bouffer et à ramener un peu de thune chez leur parents. Au premier abord, ils nous prenaient vraiment pour des ennemis, des bourges qui foutaient la merde pour délirer et s’amuser un peu. Après discussion, on a pu s’expliquer, et ils ont pas mal revu leur point de vue, mais il a fallu beaucoup de temps, de patience et de calme pour y arriver. Au final, ça a juste permis qu’ils ne reviennent pas nous balancer de la gazeuse sur la tronche, mais pas qu’ils rejoignent le mouvement.

Théodule Je ne reviens pas sur l’intervention de Pétunia avec laquelle je suis d’accord, mais je pense qu’elle a soulevé un point vraiment fondamental pour comprendre l’influence que ce genre de textes peut avoir sur certaines personnes. Cela rejoint, je pense, ce que disait Yves à propos des jeunes aux Etats-Unis qui se reconnaissent dans les discours situationnistes. Et c’est aussi, mais de manière bien plus distanciée peut-être, ce qui m’intéresse et m’interpelle dans ce genre de textes (je parle des textes situationnistes en général là, pas précisément de ceux dont nous discutons aujourd’hui). L’impression de vivre dans un monde totalement artificiel, où les relations sociales n’ont plus de véritable sens.

Je pense au passage de L’insurrection qui vient sur les réunions de familles ou d’amis, ou de réseaux de relations où chacun feint d’avoir du plaisir à être ensemble. Ces relations sociales n’existent le plus souvent que par l’intermédiaire de moyens technologiques. Les gens sont complètement drogués à leur portable et totalement dépendants de leur répertoire ; ils finissent par n’avoir l’air d’exister que par cela ; le développement des « relations » sur Internet aboutit à ce que l’on passe des heures à discuter avec plein de monde sur des forums, ou sur MSN, plutôt que d’aller boire un verre et avoir des liens « réels » et directs avec les personnes. Ca aussi, ça crée une addiction. Ces relations sociales ne sont parfois pensées qu’en termes de réseau d’influence, de cercle de relation, etc., je ne sais pas exactement comment le formuler. Cela renvoie à l’auto-marketing que nous sommes censés apprendre à maîtriser pour être en permanence en train de nous vendre pour pouvoir accéder à telle école de formation ou à tel emploi, même peu qualifié. La nécessité d’une telle autopromotion nous conduit à penser l’ensemble de nos relations sociales de cette manière. Cela rejoint un passage du bouquin de Christophe Dejours (Travail et souffrance) ou sa vidéo sur Dailymotion, je ne me souviens plus : on ne considère plus autrui que comme un moyen pour parvenir à une fin, dit Dejours.

Dans pas mal de foyers pauvres, tu trouveras tout juste de quoi bouffer des merdes achetées dans les magasins Lidl, mais tu auras plusieurs télévisions, lecteurs DVD et tout un tas de gadgets… Le monde de la télévision et de l’image écrase tout. (J’ai entendu l’autre jour dans une bande annonce pour une émission de télé, une nana qui demande à son mec passionné de « tuning » de passer plus de temps avec elle et le gars lui répond : « Je comprends pas, t’as tout ce qu’il te faut : la télé, la chaine hifi, donc t’es pas seule », ou un truc dans ce style. Ce n’est qu’un exemple, mais c’est révélateur d’une certaine mentalité, à mon avis pas mal diffusée aujourd’hui.) Le système promeut une vie permanente par procuration, de la réussite sociale (machins people) au cul (pornographie)…

Avec en plus, bien sûr la spectacularisation de la politique, où le fond n’a plus aucune espèce d’importance, et son corollaire dans le milieu militant : la joie de se faire inviter par les médias et la quête de ces apparitions médiatiques comme une reconnaissance, à défaut d’être « reconnus » par les gens qui pourraient se sentir concernés par le combat mené. J’oublie certainement des tonnes de choses, mais en tout cas, voilà pourquoi, sans avoir lu une seule ligne du bouquin de Guy Debord, le terme « société du spectacle » me semble tout à fait juste, et pourquoi j’ai une tendance naturelle à apprécier les textes situationnistes (même si c’est moins vrai depuis que j’ai lu le texte de Guy Fargette – « Principes du verbalisme radical » – qui m’a fait réfléchir sur le sujet). Je n’ai pas relu l’Avertissement aux lycéens de Raoul Vaneigem depuis longtemps, mais je me rappelle que, lorsque j’étais en terminale, cela m’avait également profondément touché, comme De la misère en milieu étudiant quelques années plus tard.

À propos de L’insurrection qui vient

Yves : Je trouve que L’insurrection qui vient a huit défauts rédhibitoires.

1) Son catastrophisme, qui est annoncé dès le titre et se traduit par toute une série de clichés : l’auteur dénonce un « présent sans issue », l’« impasse du présent », l’ « état pathologique » de la société, la « décadence de l’institution scolaire », des « rapports sociaux » qui « agonisent », un « quadrillage policier », un « mur invisible » et la présence de drones – allusion à la Palestine et parallèle implicite et grotesque entre les opérations de la BAC et des CRS en banlieue et l’occupation de l’armée israélienne. Face à une telle situation, « tout ne peut aller que de mal en pis », car « dans la marmite sociale… la pression ne cesse de monter », que « les milices se multiplieront », qu’une « coexistence cessera bientôt », et que, bien sûr, « une décision est proche ». L’auteur fait par ailleurs l’apologie d’une « envie de destruction salvatrice », sans préciser ce qu’il souhaite voir détruire ni comment ni par qui.

2) Une surinterprétation de faits isolés, sans lien les uns avec les autres, et l’absence de données concrètes, chiffrées, sur la société française.

C’est ainsi que l’auteur affirme péremptoirement : « c’est en fait contre le vote lui-même que l’on continue de voter » (on retrouve la même idée bancale dans Les mouvements sont faits pour mourir), alors que les chiffres de participation record aux dernières présidentielles et ensuite la grogne des jeunes dans les manif contre l’élection de Sarkozy montrent, au contraire, que beaucoup de gens croient encore aux élections, y compris parmi les jeunes des banlieues populaires – sinon on se demande bien pourquoi ils auraient voté en masse pour Ségolène Royal !

L’auteur fait une référence chic et choc à l’Argentine : « Que se vayan todos » (Qu’ils s’en aillent tous) « commence à sérieusement hanter les têtes dirigeantes ».

Un, la crise économique de la société française n’a rien à voir avec celle de l’Argentine en 1999 ; et deux, l’Argentinazo s’est terminé en eau de boudin, et le retour de Menem au pouvoir n’a vraiment pas de quoi inquiéter les bourgeois ni argentins ou…français !

Autre exemple de tarasconade : des « rues entières de Barcelone ont brûlé en solidarité » avec les émeutes parisiennes. La formule est suffisamment vague pour être inattaquable (si deux rues ont « brûlé », cela suffit pour être exact), mais elle ne nous apprend rien ni sur l’Espagne, ni sur ce qui serait advenu de merveilleux après cet « incendie » contestataire….

3) Un optimisme qui n’a besoin de fournir aucune preuve

C’est ainsi que, d’après l’auteur, nous serions dans une « décennie pleine de promesses », marquée par des « frappes nocturnes, des attaques anonymes, des destructions sans phrases » (sans plus de précisions). Les émeutes de 2005 seraient un « quasi-soulèvement » (on admirera l’usage du mot « quasi » qui permet d’affirmer… quasiment n’importe quoi). Et l’auteur voit « naître de troublantes formes d’affectivité collective » dont il se garde bien de préciser la nature, la durée et l’étendue.

4) La volonté d’exprimer la révolte d’un public très restreint : les djeuns.

L’auteur fait exclusivement référence aux « mouvements autonomes de la jeunesse depuis 30 ans » et au « refus du travail d’une fraction de la jeunesse ». J’avais plutôt l’impression qu’en fait de « refus du travail », c’est plutôt un refus des capitalistes de leur donner du boulot qui caractérisait la période actuelle….

5) Une critique ambiguë des effets de la mondialisation : « nous avons été expropriés de notre langue par l’enseignement, de nos chansons par la variété, de nos chairs par la pornographie de masse ». L’auteur tombe dans la nostalgie d’un mythique paradis perdu : « tout ce qui a si évidemment déserté les rapports sociaux contemporains : la chaleur, la simplicité, la vérité, une vie sans théâtre ni spectateur ». Comme si dans les sociétés d’exploitation antérieures, féodale ou esclavagiste, il faisait bon vivre !

6) La citation de faits divers mis bout à bout sans offrir la moindre analyse « Deux enfants de 10 ans [ont été »] inculpés pour l’incendie d’une ludothèque », s’indigne l’auteur sans nous indiquer ce qu’il pense de l’acte lui-même et ce qu’il faudrait faire face à un tel événement. On suppose qu’il approuve tout simplement cette action imbécile puisqu’en parlant d’une école qui a brûlé, il écrit « nous nous souvenons combien, enfants, nous en avions rêvé ». Ce n’est plus « Prolétaires de tous les pays unissez-vous », mais « Enfants de tous les pays brûlez les livres et les écoles ! » Il dénonce, sans le nommer, « un intellectuel de gauche » qui éructe « sur la barbarie des bandes de jeunes qui hèlent les passants dans la rue, volent à l’étalage, incendient des voitures, et jouent au chat et à la souris avec les CRS ». Comme si ces différents actes étaient commis par les mêmes personnes, avaient les mêmes significations et la même portée sociale et politique. On dirait du Finkielkraut en verlan…

Le comble du ridicule est atteint lorsque l’auteur se plaint de vivre dans un « pays où un enfant que l’on prend à chanter à son gré se fait inévitablement rabrouer d’un Arrête tu vas faire pleuvoir » !

7) Un programme très limité, voire politiquement indigent : « se battre dans la rue, s’accaparer des maisons vides, ne pas travailler, s’aimer follement et voler dans les magasins ». Un vrai inventaire à la Prévert :: il aurait pu ajouter jouer du banjo et faire du deltaplane ! 8) Un usage immodéré et suspect de l’expression « le Français ». Retourner le discours nationaliste contre lui-même n’aboutit qu’à une « haine de soi » suspecte. « Le Français » n’existe que dans la tête du Front national ou des chauvins de droite et de gauche.

L’insurrection qui vient n’offre aucune analyse des classes sociales, de la réalité économique en France ou en Europe, des rapports de forces, de la période dans laquelle on se situe aujourd’hui. Ce n’est qu’un long discours bavard et anhistorique. La seule référence militaire est une allusion à la Résistance de Guingouin, un vieux mythe stalino-maoïste que l’on croyait définitivement enterré. L’auteur fait preuve d’une naïveté sans bornes s’il croit que les forces de répression et l’appareil d’Etat s’écrouleront tout seuls. Son discours antiflics (pas plus radical que celui des rappeurs moyens partisans du capitalisme de la petite entreprise), ses brèves références emphatiques à la révolution de 1848, à la Commune de Paris ou à Octobre 1917, lui permettent de faire l’économie d’une analyse des forces de répression et d’un travail politique éventuel à mener en leur sein ou en leur direction. Après nous avoir dressé l’éloge de la Résistance bourgeoise stalinienne (qui n’avait qu’une seule qualité, celle de ne pas être pacifiste), voilà que l’auteur prétend qu’il faudrait s’emparer des armes… pour ne pas s’en servir. Désopilant…

On retrouve la même absence de sérieux dans l’apologie de « l’interruption des flux » qui aurait, selon l’auteur, des vertus révolutionnaires. Dans la situation actuelle, bloquer des autoroutes, des voies de chemins de fer, des gares, ne peut que désigner des cibles minoritaires et isolées à la répression étatique. De plus, il s’agit dans l’esprit des « interrupteurs » d’obliger les prolétaires à rompre avec la dynamique métro/voiture-boulot-dodo. Une telle attitude est bien typique de militants qui croient que les exploités ne sont pas capables de prendre eux-mêmes la décision de refuser d’aller travailler, d’occuper leurs lieux de travail, etc.

Si je voulais absolument chercher à sauver ce livre, je dirais qu’il y quelques aspects (pas du tout originaux mais c’est une autre question) qui m’ont plu ou dans lesquels j’ai pu me reconnaître de façon fugace : la critique de l’individualisme, des mécanismes de la domination, de la famille, de la publicité, du rôle des psy ; l’éloge de l’inadaptation, de la révolte ; la critique du rôle de l’Etat, de la xénophobie, de l’Ecole (sélection, compétition), du couple, la critique de l’écologie comme soutien à un capitalisme éthique. Malheureusement toutes ces questions sont abordées à toute vitesse sans jamais approfondir une seule idée, un seul thème. On a vraiment l’impression que l’auteur, dans la bonne tradition situationniste, a surtout cherché à écrire des phrases ronflantes, sans chercher à argumenter ni convaincre. Bref qu’il était dans un trip narcissique radical.

Théodule : Personnellement, je trouve L’insurrection qui vient assez rigolo, parce que je n’arrive pas à le prendre au sérieux. Comment en effet prendre au sérieux une brochure d’une telle violence et d’une telle prétention radicales, lorsqu’elle est vendue 7 euros à la FNAC ? Pour moi, cette brochure, c’est une posture esthétique, un exercice de style, de la « poésie radicale », peut-être comme diraient les situs. C’est une sorte de mélange entre du pompage de classiques de la science fiction, et de la littérature pour adolescent mal dans sa peau. On peut objecter qu’on trouve bien d’autres ouvrages politiques à la FNAC, mais je regrette, quand on veut jouer les « comités invisibles », que l’on parle de faire sécession avec notre monde, de vivre le communisme ici et maintenant, d’être le plus autonome possible, de cultiver son potager pour sortir si possible du système marchand… et que tout cela est propagé dans les présentoirs de la FNAC et à un tel prix, je trouve que cela prête à rire, et tend à confirmer mon intuition sur le côté essentiellement littéraire de l’ouvrage. Je trouve cela révélateur de l’état d’esprit des auteurs, surtout si l’on considère, au moins un peu, que la séparation entre moyens et fins est arbitraire. A moins qu’ils ne veuillent nous faire le coup de la société du spectacle à l’envers ?

Là où ça commence à m’emmerder, c’est quand je vois que certaines personnes prennent ce texte au sérieux. Cela me dérange pour au moins 4 raisons :

1) le côté religieux de l’ouvrage : ton prophétique, une sorte de lien mystique unit plein de monde sans que les gens le sachent et les pousse vers la même chose, la fin des temps approche, l’apocalypse est à nos portes, le jugement dernier ne saurait tarder, l’insurrection vient ! C’est marrant comme aussi bien dans ce genre de textes que chez certains militants anarcho-syndicalistes, un fort côté religieux domine aujourd’hui : pour les uns, c’est l’Apocalypse ; pour les autres, au contraire, il faut « y croire », « avoir la foi » , et l’ « espoir » car la révolution est proche… Tout cela relève à mon avis du même problème, l’époque apparaît particulièrement sombre et désespérée, donc chacun se réfugie dans ce qu’il peut pour s’illusionner sur la situation, et supporter sa vie.

2) L’insurrection qui vient, cependant, va encore plus loin puisqu’il se place en porte-parole de l’humanité, prétendant n’être qu’une mise en mots de la réalité du monde et des pensées des gens. On trouve trace de cela à plusieurs reprises dans le livre mais la fin de l’introduction est à ce sujet éloquente : « Ce livre est signé d’un nom de collectif imaginaire. Ses rédacteurs n’en sont pas les auteurs. Il se sont contentés de mettre un peu d’ordre dans les lieux communs d’une époque, dans ce qui se murmure aux tables des bars, derrière la porte close des chambres à coucher. Ils n’ont fait que fixer les vérités nécessaires, celles dont le refoulement universel remplit les hôpitaux psychiatriques et les regards de peine. Ils se sont fait les scribes de la situation. ». D’ailleurs cela a un côté un peu paradoxal puisqu’ils prétendent dire ce que tout le monde sait déjà de manière diffuse, tout en nous expliquant la vie : nous, Comité invisible, écrivons ici ce que les gens pensent mais ne mettent pas en mots, et vous dévoilons en avant-première les ficelles du grand théâtre humain qui se déroule sous vos yeux !

3) un simplisme assez effrayant : la lutte d’après ce livre, c’est brûler une voiture de flics. Plus généralement le Comité invisible se contente de mettre côte à côte des faits et de plaquer dessus la signification qu’ils veulent. La simple « volonté de destruction » serait suffisante pour voir une alliance et la construction d’un mouvement souterrain de dépassement du monde actuel, pour qui le problème serait avant tout, et même parfois uniquement, la police.

C’est, par ailleurs, à mon sens, prendre le problème à l’envers : se contenter d’un fait pour en tirer les conclusions sans s’intéresser aux motivations, aux circonstances des faits observés. Tout ce qui fait la complexité des êtres humains et des rapports humains disparaît. Or, ce sont ces circonstances et ces motivations qui donnent un sens précisément à ce qui est fait. Un acte, pris pour lui-même, peut tout et rien dire à la fois, car il ne va pas avoir le même sens suivant le contexte.

En matière de simplisme, l’auteur a l’air de complètement fantasmer sur un prototype de « bande de banlieue » : « Ces bandes qui fuient le travail, prennent le nom de leur quartier et affrontent la police sont les cauchemars du bon citoyen individualisé à la française : ils incarnent tout ce à quoi il a renoncé, toute la joie possible et à laquelle il n’accédera jamais. »

4) Ce texte a un problème concernant les questions du genre et de la sexualité, la confusion du politique et du personnel. Je comprends que l’on refuse la notion d’espace privé / espace public dans le sens où cela justifie et légitime généralement des oppressions qui ont lieu dans le cercle familial. Mais ici, il ne s’agit pas de cela, mais plus de la poursuite à son terme de la logique affinitaire pour entrer dans un délire communautaire. Toute l’idée de la mouvance dans laquelle évolue ce livre (j’inclus dedans l’Appel, des textes totos de Rouen…) est qu’il faut communiser, partager tout ici et maintenant, « du sperme et des larmes » comme dit l’appel de Rouen du dernier mouvement étudiant (fin 2007). L’insurrection qui vient, avec ses « s’aimer follement » et autres « formes troublantes d’affectivité collective » est assez ambigu, mais si l’on met cela en lien avec d’autres textes de la mouvance, cela peut aider à se faire une idée plus précise de ce que cela peut vouloir dire. Toujours dans l’appel de Rouen, on peut lire : « Tous ceux qui savaient qu’on avait 20 matelas pour 60 occupants et qui ne sont pas venus nous rejoindre, c’est parce qu’ils étaient dépourvus de toute imagination sexuelle. » Je ne vois pas où est la liberté de l’individu là-dedans, encore moins le progrès social. Normaliser le sommeil (acte individuel) comme quelque chose de collectif (voire plus apparemment) frôle le totalitarisme. Par ailleurs ces communautés censées libérer les individus se révèlent souvent des lieux où la violence exercée sur l’individu est énorme. En tout cas cette confusion entre ce qui relève du collectif et ce qui relève de l’intime m’est insupportable.

Cédric : Je vous trouve tous les deux un peu sévères envers L’insurrection qui vient. Il me semble que dans sa description d’un capitalisme no future, sans avenir, il y a quelques passages intéressants, notamment sur la destruction des concepts de ville et de campagne, et plus généralement sur la destruction des personnes en tant qu’individus originaux.

Cela dit, c’est vrai que certains passages sont très confus, en particulier, je trouve qu’il y a une incohérence entre l’absence de perspectives positives que l’auteur décrit et la lueur d’espoir qui y serait liée. Il y a un petit côté prophète qui pense que la névrose généralisée mènera tôt ou tard à l’insurrection spontanée, MAGIQUE. Je suis loin de partager ce point de vue, je suis d’une part trop pessimiste pour ça, et d’autre part, le mystique ne m’a jamais trop fait fantasmer. En fait, sous ses côtés apocalyptiques, ce livre est étonnamment positif…

En fait, je me demande si l’auteur ou les auteurs sont forcément des étudiants, il peut s’agir de plusieurs personnes. Elles ne représentent pas forcément le milieu « toto ». D’ailleurs, il peut y avoir des passerelles dans « ce » milieu, et il n’existe pas de texte qui représenterait l’ensemble des points du vue Dans ce texte il y a des énormités (comme cette idéalisation des « bandes de banlieue qui rendraient tout le monde jaloux de leur solidarité ») et aussi des choses intéressantes. On peut idéaliser la solidarité de ces bandes (et encore faudrait-il en être sûr), mais il faudrait aussi s’interroger sur les valeurs que portent ces « bandes » (terme fourre-tout). Dans cette optique, cela implique de connaître ces bandes, toutes ces bandes, chaque personne qui y prend part, mais ce n’est évidemment pas l’objet d’un bouquin qui prône l’insurrection( insurrection tout court d’ailleurs, pas « insurrection anarchiste » ou « révolution sociale ou libertaire »).

Ce qui me dérange avec ce terme « toto », c’est qu’il pue le mépris le plus âcre, comme s’il désignait des groupes détestables pour les « militants » qui les qualifient ainsi.

Yves : Au lieu de « totos », je veux bien dire « autonomes », si tu as l’impression que c’est méprisant pour eux. Ou « post-autonomes », mais cela fait un peu pédant. Le problème c’est que ceux que l’on appelle « les totos » n’ont pas grand-chose à voir avec l’autonomie des années 70, qu’elle soit italienne, française ou allemande. Même si quelques « vieux » viennent, paraît-il, de l’Autonomie historique. Si tu vois un terme plus adéquat pour qualifier la nouvelle génération qui se réclame à la fois de l’autonomie, du situationnisme et de l’anarchisme, aucun problème pour changer de dénomination.

Quant à la question de savoir si ce sont des étudiants, je n’ai pas de renseignements particuliers, mais tous les totos que je connais sont des étudiants ou des ex-étudiants. De plus, je crois que c’est le seul milieu où ce genre d’idées est susceptible d’avoir un petit impact. Je ne vois pas d’autre milieu social qui pourrait lire ce genre de prose et la prendre au sérieux plus d’une seconde. Et je ne crois pas que les jeunes prolos s’expriment ainsi s’ils n’ont jamais été à la fac, ou ne fréquentent pas le milieu étudiant. Leurs tracts ne sont pas diffusés aux portes des usines que je sache (contrairement à l’Aautonomie italienne justement, mais conformément à l’Autonomie française des années 70)….

Le fait que justement tu ne te sentes « plus concerné » par les questions étudiantes, mais qu’en même temps tu sois retourné à la fac au moment du mouvement contre la LRU, tout comme Théodule, c’est quand même un indice de quelque chose, et pas simplement sur le plan personnel. J’ai eu les mêmes échos dans plusieurs villes de province (Lyon, Tours, Angers, Montpellier) sur le retour d’ex-étudiants ayant « fait le CPE » qui sont retournés à la fac pour participer au mouvement. Les facs sont donc quelque part des lieux d’action et de réflexion, de discussion et de circulation de certaines idées, notamment celles que l’on trouve exposées dans L’insurrection qui vient et Les mouvements se cachent pour mourir.

Cédric : Pour être franc, si je suis retourné à la fac pendant le pseudo mouvement anti-LRU, c’est parce que pas mal de mes amis, des amis proches, y étaient et avaient participé activement au lancement du mouvement. Je pensais qu’ils auraient besoin d’un coup de main, étant donné la masse de connards réacs qu’ils auraient en face d’eux. D’ailleurs, ça a été au-delà de ce que je pensais, bien plus réac, et surtout bien plus déterminé que pendant le CPE, où les casseurs de grève se réunissaient à trente pélerins devant la fac, mais fermaient leur gueule ensuite, parce qu’ils ne sentaient pas en position de force. Si je suis retourné à la fac en novembre 2007, alors que j’avais arrêté mes études, c’est pas par plaisir de me confronter de nouveau à un milieu qui m’avait fait gerber d’hypocrisie, mais pour aider des copains et copines qui allaient faire face à cette hypocrisie, qui cette fois, était violente, et de plus, assistée par les flics. Je n’attendais rien de cette « mobilisation », si ce n’est de voir si les gens qui luttaient encore montreraient une solidarité entre eux qui seraient à la hauteur de la connerie décomplexée d’en face. Malheureusement ça n’a pas été le cas, loin de là.

Théodule : C’est vrai qu’il y a aussi des choses intéressantes dans L’insurrection qui vient. Le problème, c’est que les trucs intéressants (sur la famille, l’Ecole, les vraies-fausses relations sociales, le côté superficiel de tout un tas de choses) c’est pour moi de la redite de trucs qui ont déjà été exprimés mais avec en plus une louche de « plus radical que moi tu meurs ». Et la logique poussée à son maximum, ça donne la satisfaction de voir tous les liens sociaux se disloquer, au niveau éducatif une posture de rejet de tout, y compris des parents et ce dans tous les cas, comme si un gamin pouvait s’éduquer lui-même, une apologie de l’illégalité tout azimuts sans qu’on comprenne bien où ça mène ni quelle cohérence éthique se place derrière… Donc, oui, il y a des éléments intéressants, et peut-être suis-je trop dur parce que je ne les ai pas mentionnés, mais très sincèrement, à côté des autres trucs qui me semblent être des énormités, c’est vrai que ce n’est pas ce que je retiens le plus dans ce texte.

Ce dernier est bourré de contradictions : il n’y aura pas d’issue sociale, mais la fin du système est proche (et l’issue sera comment alors ? On va tous mourir ?). Il n’y a rien à attendre du futur, mais l’insurrection arrive. On nous explique que « constituer un sujet « banlieue » qui serait l’auteur des « émeutes de novembre 2005 » aura été l’une des premières manœuvres défensives du régime », pourtant force est de constater que ce livre fantasme lui aussi sur une caricature de « bande de banlieue ». On se réjouit de la « décomposition de toutes les formes sociales » pour finalement… se réjouir de la réapparition de liens sociaux traditionnels à l’occasion d’une coupure EDF dans un immeuble. On s’attaque violemment à la structure familiale, tout en affirmant : « Ce qu’il y a d’inconditionnel dans les liens de parenté, nous comptons bien en faire l’armature d’une solidarité politique aussi impénétrable à l’ingérence étatique qu’un campement de gitans ». Enfin le seul point concret qui se dessine dans la conclusion rompt assez radicalement avec le florilège d’envolées radicales des 7 cercles : on nous parle de sabotage, et même de communes qui, ô miracle, pourraient se lier entre elles et s’étendre ! L’argent devrait y être aboli (alors que, quelques pages avant, tous les moyens étaient bons pour s’en procurer). En gros on nous ré-explique des choses assez classiques dans l’histoire ouvrière. Alors, tout ça pour en arriver là ? Le moins que l’on puisse dire c’est que cette partie ne colle pas du tout avec le reste de la brochure qui ressemble plutôt à une espèce d’idéologie confuse qui reprend à son compte les projections distopiques de films comme Mad Max.

Un autre endroit où l’on voit que l’auteur mélange tout en mettant côte à côte et en vrac des affirmations sans grand rapport, c’est quand il expose son modèle en prenant « les bandes de banlieues » et se réjouit, quelques pages plus loin, de la disparition de la virilité et de la féminité. Ces deux éléments sont parallèles mais ne s’interpénètrent certainement pas : ce phénomène concerne peut-être un pan de la société (et encore, ça se discute), mais il est très loin de concerner la majorité de la population et particulièrement celle des quartiers populaires. Ce n’est pas dans ces bandes idéalisées qu’il trouvera la disparition des rôles sexués, ces groupes étant plutôt empreints de machisme et de virilisme ! Et cela, l’auteur se garde bien de le dire. Je ne comprends donc pas l’intérêt d’évoquer des tendances qui n’existent que dans un certain milieu et qui ne touchent pas effectivement la majorité des gens ; les capacités omniscientes de l’auteur commencent sérieusement à laisser à désirer, à moins encore une fois qu’il ne s’agisse effectivement que de posture esthético-littéraire. En fait on se demande à qui le texte s’adresse, et ceci peut être une explication : il n’est nulle part question des classes, et peut-être que le refus des auteurs de les voir conduit forcément à mélanger un peu tout et n’importe quoi, comme s’il s’adressait à « la société » tout en prétendant qu’elle n’existe pas.

Là où je te rejoins c’est qu’effectivement ce texte ne me fait pas du tout penser à un truc étudiant. L’insurrection qui vient est du même acabit que l’Appel, ce sont des textes qui m’ont l’air tellement décalés que, même à la fac, je ne comprends pas qui ces textes pourraient convaincre, qui les prend au sérieux

Je serais bien incapable de répondre aux questions d’Yves d’un « point de vue » étudiant, dans la mesure où je ne le suis plus et ne l’ai probablement jamais été (pour moi la fac a toujours été un lieu pour être en sursis avant d’entrer dans le salariat et j’ai toujours détesté les étudiants).

Petunia : Je dois dire que j’ai des réticences vis-à-vis de l’idéologie de la « débrouille », de la récupération individuelle, du braquage des banques ou des supermarchés. L’insurrection qui vient fait l’éloge de Mesrine mais, que je sache, Mesrine ce n’était pas Robin des Bois, il ne distribuait pas son pognon dans les bidonvilles ou aux SDF de l’époque. Il me semble que les braqueurs ont une idéologie aussi consumériste que les riches qu’ils dépouillent. Quand je vois ces éloges de la « débrouille » , j’ai l’impression que l’imaginaire de ces gens-là n’est pas très loin de films comme Scarface : on peut finir par se faire l’avocat politique de tout et n’importe quoi, pourvu que la cause semble anti-système.

Un autre truc que je voudrais dire c’est que L’insurrection qui vient est un texte qui reste au niveau des émotions (révolte, malaise, mal-être des jeunes), des sentiments, et qui va rarement au-delà. C’est peut-être efficace pour un roman, mais pour un écrit politique, cela te laisse un peu sur ta faim.

Si L’insurrection qui vient se lit rapidement (tout au long de ses 7 « cercles »), il s’adresse pourtant à un public bien restreint, tout le monde n’étant pas féru de références situationisto-artistiques. On reste souvent dans le mystique et le grandiloquent. Ce que je trouve insensé, c’est de croire que l’issue du système capitaliste serait pour tout un chacun de passer à l’état de participants à des squats ou des communautés. Autant dire qu’on ne retrouve pas du tout le souci d’universaliser leur discours, bien au contraire. Il n’est pas facile d’assumer un discours aussi vague, qui a la prétention de posséder un sorte de vérité. On a l’impression que ces gens-là détiennent « la » prophétie, d’où un retranchement quasi sectaire de ce type de groupes (sous la forme d’un fameux « Comité invisible » en expansion si l’on en croit les auteurs), ce qui est en contradiction totale avec une quelconque possibilité de changement de société.

Théodule : A mon avis Pétunia soulève deux points très intéressants ici et cela rejoint aussi ce que dit Cédric plus haut. Je reviens donc d’abord sur la question de la criminalité. Il y a une phrase où l’auteur fait l’éloge de l’économie parallèle : « Le Français (…) ne peut s’empêcher d’envier ces quartiers dits de « relégation » où persistent encore un peu de vie commune, quelques liens entre les êtres, quelques solidarités non étatiques, une économie informelle, une organisation qui ne s’est pas encore détachée de ceux qui s’organisent ». On sait pourtant très bien que cette économie n’est généralement qu’une reproduction du modèle capitaliste et hiérarchisé. Certes, elle permet à certaines personnes de survivre, mais la présenter comme quelque chose d’enviable, comme un modèle, entre la solidarité et le maintien d’une vie commune, c’est une complète aberration ! Finalement ce n’est pas si étonnant car ce livre incarne d’une certaine manière, derrière ses airs radicaux, le summum de la résignation : en effet la quasi-totalité des pistes proposées par l’ouvrage ne sont que des moyens de débrouille, de survie, car les auteurs, finalement, ne conçoivent plus de changement social possible. Mais ces pistes de débrouille qu’ils proposent pour « se venger » du système, ce n’est ni plus ni moins que ce que font nombre de pauvres depuis toujours afin de survivre, les fameux « arrangements » du début du XIXe siècle, et cela ne trace en rien de nouvelles perspectives !

Ensuite, sur la question des émotions : on dirait qu’il faudrait se fier à notre instinct, avoir le plaisir de détruire vitrines et voitures… En fait, on est proche de la rébellion adolescente, du plaisir de la transgression de la norme comme fin en soi. Mais cela ne suffit pas à changer quoi que ce soit socialement.

À propos de « Les mouvements sont faits pour mourir »

Yves : Tout d’abord, une remarque sur la forme. J’avoue que la féminisation à outrance du langage m’est insupportable, que je la trouve incompréhensible et élitiste. De plus, elle repose sur une conception totalement idéaliste du rôle politique du langage : pour simplifier, changeons le nom des choses, et cela contribuera à changer la réalité. C’est parfait pour des universitaires qui cherchent à se faire une niche dans l’université (c’est comme cela que cela a commencé aux Etats-Unis avant de s’étendre aux milieux libertaires ou d’extrême gauche) mais je ne vois pas ce que cela à faire dans des textes militants.

Passons maintenant au contenu. Les mouvements sont faits pour mourir est nettement plus intéressant que L’insurrection qui vient sur plusieurs points. Il décortique avec beaucoup plus de précision les problèmes du mouvement étudiant, le fonctionnement des AG, les phénomènes de délégation de pouvoir, les obstacles internes au mouvements (les manœuvres de l’UNEF, des antibloqueurs, des profs, de l’administration, etc.). C’est un livre beaucoup plus conscient des limites non seulement du militantisme classique, mais aussi de l’alternativisme (la recherche de solutions alternatives au sein du capitalisme) et de l’activisme.

Je suis néanmoins en désaccord sur un certain nombre de points. Tout d’abord, les auteurs prétendent que le mouvement anti-CPE était bien plus large que les étudiants, que le livre est un ouvrage collectif, mais ils ne parlent que du vécu des étudiants, de leur routine, de leur peur des examens, des fêtes étudiantes, du restau U, etc. Bref il s’agit d’un témoignage rédigé de l’intérieur du milieu étudiant, sans référence à un autre vécu social.

Cela n’enlève rien à la valeur de leur témoignage mais cela marque ses limites.

Mais il y a plus ennuyeux. J’ai retrouvé plusieurs points communs politiques (négatifs de mon point de vue) entre les deux livres :

– la dénonciation du « démocratisme ». Je me méfie toujours des militants qui dénoncent la démocratie en général, sans spécifier de quelle démocratie ils parlent. Je dois dire que les auteurs sont nettement plus subtils que l’ultragauche ou l’internaute « toto » moyen, quand ils proposent l’idée que l’assemblée générale serve à la confrontation des idées et des projets entre les groupes actifs. Cette piste est intéressante mais on ne trouve aucune critique détaillée du rôle des grandes gueules, des hiérarchies clandestines, dans les AG radicales. Il me semble aussi qu’ils sont d’une extrême naïveté quand ils évoquent les techniques pour dépister les indicateurs de la police et la façon dont la police infiltre les petits groupes.

Pétunia : La critique des assemblées générales dans Les mouvements sont faits pour mourir m’a semblée très intéressante. Je partage en effet ce sentiment de perte de temps, lorsqu’arrivée en AG, je m’aperçois que la tribune est toujours accaparée par les mêmes têtes. Qu’elle semble dès le départ du vu et du revu. Qu’elle entretient une routine : AG, tracts du matin, manif l’après midi… Qu’il n’en ressort que du tract appris par cœur, un peu remixé selon l’organisation politique qui cherche à l’imposer. Le vote systématique sans implications derrière, les commissions informelles-bureau politique… Ce qui me frappe le plus c’est la permanence du décalage qui se maintient du début à la fin de la lutte entre la masse-passive et les gens-qui-s’impliquent… J’ai fini par aller aux AG juste pour rire à la fin. Ainsi se passent les AG qui sont pendant quelques mois un petit feuilleton à épisodes avec parfois quelques rebondissements, des rivalités entres orgas, individus, des feintes, des tactiques…

Théodule : Je ne crois pas que l’on puisse, dans les mouvements raisonner en termes de tout ou rien. Dans certains cas on fait des compromis. Le plus dur est peut-être là, comment être réellement dans le mouvement tout en gardant sa marge de manœuvre. Quoi qu’il en soit je pense qu’il est très important de veiller en permanence à ne pas tomber dans l’avant-gardisme, de résister à la tentation (si elle existe) de vouloir imposer ses vues au mouvement (Par exemple s’accrocher coûte que coûte au blocage quand ce n’est plus un moyen d’action plébiscité par la grande partie des acteurs du mouvement, et que le rapport de force change dans le mauvais sens.)

Yves : Ce livre reste tout le temps dans une sorte de flou artistique, il fait la promotion des groupes affinitaires tout en signalant brièvement les limites. En même temps, il critique de façon assez pertinente la délégation de pouvoir, la séparation entre action et réflexion, entre tribune et AG, le rôle mi-positif des commissions.

Théodule : Je crois qu’il faut réfléchir à la façon dont les AG se passent et précisément ce livre en propose une très bonne analyse. En fait, je dois dire que ce qui m’a intéressé ce sont surtout les 35 premières pages et que le reste m’est un peu passé au-dessus de la tête. Ces quelques pages m’ont paru en tout cas beaucoup plus intéressantes que L’insurrection qui vient. Peut-être est-ce dû à la réalisation collective du bouquin, toujours est-il qu’il est bien plus modéré dans la forme ; je veux dire qu’il me paraît plus posé, insistant régulièrement pour dire que les auteurs ne prétendent pas détenir la vérité sur ce qu’il se passe mais qu’ils exposent leur manière de voir, assez simplement.

Alors certes dans l’introduction on retrouve quelques fantasmes sur le mouvement, mais finalement pas plus que dans les autres textes « totos » ou militants puisqu’en général c’est le propre des militants de tous poils de chercher à plaquer sur un mouvement ce qu’ils aimeraient qu’il soit.

Une fois cette limite établie, je peux dire que je me suis vraiment retrouvé dans les propos exprimés au sein de la première partie sur la question des AG et de la démocratie dans les luttes étudiantes. Je trouve l’analyse très juste : contrairement à L’insurrection qui vient, ce bouquin fait preuve d’un réel effort d’observation, on sent que ce qui y est dit part d’une expérience réelle et pas des fantasmes radicaux d’un pseudo Comité invisible.

1) Tout d’abord je remarque que ce texte ne laisse pas du tout de côté la question des classes, il y est fait mention dès le début, dans l’introduction, qui donne une place centrale à la question du travail. Par ailleurs on est bien dans le domaine politique et non pas affinitaire, même si cela est loin d’être permanent dans le livre et que ressurgit rapidement le délire sur le développement de nos désirs et autres trucs du style : « L’intérimaire qui passe de mission en mission, mis à disposition de ses employeurs (…) réduit à une simple variable d’ajustement de main-d’œuvre… Le cadre qui ramène sa journée de travail à la maison… L’étudiant qui s’inscrit pour une année supplémentaire, comme on traîne des pieds, pour gagner un an sur l’inéluctable avenir salarié (…). Ce qui fait défaut ce sont les communautés d’expérience susceptibles de cristalliser, de se recomposer politiquement en communautés de lutte (sur le mode des sociétés secrètes ouvrières, par l’organisation syndicale à la base, la constitution de caisses de solidarité ou de groupes de sabotage…) ». Plus loin dans la partie sur les AG il est relevé que celles-ci, dans l’état actuel des choses, servent finalement à étouffer les antagonismes de classe.

2) La première partie du livre sur les AG étudiantes contient donc un grand nombre d’observations critiques tout à fait justes et intéressantes, du rôle de la tribune, des tours de parole, des faux débats qui conduisent à la polarisation des participants en deux camps, du côté avant tout spectaculaire des AG où on assiste à un concours d’acteurs et de sophistes, de la place des leaders non encartés, du rapport de consommation qui se met en place dans la lutte entre les acteurs et les passifs, de la disparition des antagonismes entre exploiteurs et exploités, et enfin de la soumission des lutteurs aux règles de l’adversaire : gages démocratiques, importance donnée à la crédibilité du mouvement, et surtout recherche de propositions alternatives comme si le problème du gouvernement ne tenait pas à sa nature même mais au fait qu’il n’avait pas trouvé la bonne idée de réforme. Evidemment listés comme cela, ces différents éléments ne sont peut-être pas très clair mais j’invite les lecteurs à se référer directement au chapitre des Mouvements sont faits pour mourir.

3) J’apprécie également le fait que les auteurs ne tombent pas dans le délire anti-militant de base : « Il est intéressant de noter qu’on a souvent retrouvé (…) une défiance envers les partis et syndicats étudiants, chez la grande majorité des personnes engagées dans la lutte (…). Mais ce rejet s’est aussi exprimé dans la valorisation du fait d’être « sans étiquette », voire « apolitique », et se présenter ainsi dans une AG participait d’assurer la sympathie de l’auditoire. Comme si ce qui était reproché aux bureaucrates n’était pas de confisquer l’expression et la direction du mouvement mais le simple fait de s’organiser pour faire exister ses convictions politiques ».

4) Ce qui ne m’a par contre pas convaincu du tout dans ce chapitre, c’est la position favorable aux commissions qui y est exprimée. En effet, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’établir des commissions pour que les gens puissent discuter, échanger des points de vue et construire ensemble des propositions. D’ailleurs, c’est ce que propose l’ouvrage un peu plus loin lorsqu’il parle de « forces de proposition autonomes » et cela me paraît en contradiction avec la position exprimée sur les commissions, d’autant qu’il critique également le saucissonnage aberrant en différents thèmes que le système de commissions induit. De ce que j’ai pu observer personnellement dans le mouvement anti-CPE, les commissions sont précisément des outils contraires à l’auto-organisation des personnes en lutte, car plutôt que d’inciter tout le monde à se concevoir comme force de proposition, elles délèguent à certains le soin de s’en charger, et ainsi les propositions en AG ressemblent finalement plus à des plébiscites qu’à une élaboration collective de la lutte. Par ailleurs, c’est assez curieux de voir les auteurs défendre les commissions, car si les AG sont le théâtre des politiciens, on sait très bien qu’on retrouve ces parasites dans les commissions où ils peuvent, plus encore que dans l’AG où les choses se font aux yeux de tous, faire leur petite tambouille entre eux.

Pétunia : À mon avis, le formalisme ne règle pas la question de savoir si les gens sont prêts à se mobiliser sérieusement.

Cédric : Il y a une différence entre l’AG et la démocratie parlementaire. C’est une sorte d’agora qui nécessite l’implication de chaque personne, pour qu’il y ait un débat possible. Je la vois plus comme un espace de discussion ouvert que comme un lieu où se prennent des décisions en rapport avec l’élaboration du mouvement social. Ce qui me gêne dans ce genre d’AG, c’est que l’on se sent toujours en position où l’on veut convaincre à tout prix les personnes à qui l’on s’adresse ; je ne sais pas convaincre les gens, et je ne ressens pas tellement l’envie de le faire. Les fois où je prenais la parole en assemblée, c’était pour inciter tout le monde à venir prendre la parole, pour qu’on écoute pas tout le temps les dix mêmes personnes, et pour poser des questions sous forme d’invectives, le plus souvent pour interroger sur la situation sociale actuelle, et toujours de façon globale, mais alors on se fait rabrouer : « aucun rapport », « on s’en fout, c’est pas la question », « olala, mais il est même pas étudiant celui-là, qu’est-ce qu’il vient parler ici ?! »

Théodule : Comme j’ai pu le dire plus haut, je suis d’accord avec certaines de tes critiques concernant les AG, cependant, d’une part je ne suis pas du tout opposé au vote dans les AG, d’autre part si ce n’est pas là que s’élabore le mouvement, si ce n’est pas là que se prennent les décisions, alors celles-ci se prennent comment ? Je pense qu’il faut faire attention à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Je suis d’accord que le mouvement c’est ce que les gens en font au quotidien et à toute heure, et pas seulement pendant le temps de l’AG. Cependant le problème de fond tient à mon sens au statut de l’AG qui n’est jamais défini : assemblée de fac, ou assemblée de lutte ? Personnellement, je pense qu’un des moyens de remédier au problème serait de mixer une AG annoncée par semaine par exemple, qui serait effectivement un lieu de discussion, et des AG décisionnelles, qui serait plus improvisées et surtout pas annoncées, de sorte que seuls les acteurs réels du mouvement (c’est-à-dire ceux qui sont là au moment de l’AG pour le faire vivre) y prennent part et décident de ce qu’ils veulent faire.

Yves : J’ai apprécié, dans ce livre, la critique du citoyennisme et de ses effets dans les AG, de la collaboration avec l’administration, de la gestation spontanée de bureaucrates en dehors même des organisations syndicales ou politiques.

Pétunia : Oui, mais, en positif, les auteurs n’ont pas grand-chose à proposer. Du moment que cela explose et que l’on change de monde, ils sont contents. Comme si les êtres humains pouvaient passer magiquement de l’état de révolté à celui de participants à des squats ou des communautés. Ils n’ont pas le souci d’universaliser ce qu’ils disent.

Cédric : A la limite, ils sont fiers de leur marginalité. A des moments cela tombe dans le mépris de toutes les personnes qui n’ont pas le courage de vouloir rompre avec le quotidien (j’entends « mépris » de façon a-critique).

Pétunia : Ce type de discours n’attire que des étudiants.

Théodule : Ce genre de texte crée des liens entre des gens, il crée un milieu pour ceux que les militants politiques énervent. La dimension collective, d’une changement social collectif, est mentionnée de façon vague. L’ouvrage est surtout centré sur le mal-être individuel des étudiants qui ne sentent pas à leur place dans les AG, et se cherchent alors une bande de potes. Il n’y a pas de dimension véritablement collective.

Pétunia : Oui, il s’agit d’une projection par rapport à un délire personnel. Tu plaques des visions d’individu sur un collectif de copains.

Cédric : Que l’on me comprenne bien, je ne crois pas que soit incompatible de dénoncer son mal-être individuel et de vouloir relier sa révolte à un combat collectif.

En ce qui concerne les antibloqueurs, je trouve très fatigant de discuter avec les étudiants qui veulent étudier. Je l’ai fait quelques fois. Les antibloqueurs pas virulents pensent qu’ils ont affaire à un bloc homogène. Il faut donc au moins tenter de dissuader les étudiants de ne pas devenir des antibloqueurs militants.

Théodule : Le plus important pour les grévistes c’est d’être compris des non-grévistes. Le blocage est seulement un moyen.

Cédric : Moi, Je ne centrais pas la discussion sur le blocage. Ceux qui sont contre le blocage quand ils viennent aux AG sont souvent écœurés.

Théodule : L