Dans les luttes de la classe ouvrière, le rôle spécifique des révolutionnaires n’est pas seulement d’insister sur leur nécessité, sur l’importance de les généraliser et de les radicaliser contre les attaques du capitalisme, mais de montrer en quoi elles constituent des préparatifs pour un affrontement généralisé avec ce système en vue de son renversement et l’édification, sur ses ruines, d’une société nouvelle : le communisme. « Le communisme est mort », nous disent les porte-paroles attitrés ou inconscients de l’idéologie capitaliste lorsque les révolutionnaires évoquent une telle perspective pour l’humanité. Dans nos colonnes, et nous avons même consacré toute une brochure à ce sujet (« L’effondrement du stalinisme »), nous avions dénoncé le mensonge entretenu par toutes les forces du capital, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, qui amalgamait communisme et stalinisme, son pire fossoyeur. Avec la republication de ce premier volet d’une série d’articles écrits dans les années 1970, nous nous proposons de démontrer pourquoi le communisme n’est pas un rêve de quelques vieux dinosaures qui s’accrochent à l’idée de la lutte de classe, elle-aussi prétendument enterrée, et pourquoi il constitue non seulement une nécessité mais une possibilité bien réelle.

L’idée d’une société où n’existeraient plus ni la misère, ni l’oppression, ni les inégalités sociales ni la propriété privée, d’une société qui serait basée sur la solidarité, où l’homme ne serait plus « un loup pour l’homme », où « le libre épanouissement de chacun serait la condition du libre épanouissement de tous », n’est pas nouvelle. On la trouve dès l’antiquité sous des formes diverses depuis les écrits du philosophe grec Platon (qui par ailleurs défend l’esclavage !) jusqu’à la pensée des premiers chrétiens. On la retrouve au Moyen-Âge, notamment dans les mouvements millénaristes ou chez le moine allemand Münzer, un des chefs de la guerre des paysans.

« Le capitalisme : un mode de production historiquement limité »

Cependant, ce qui donne au communisme son véritable essor, c’est l’apparition dans la société d’une nouvelle classe qui, pour la première fois, porte en elle la possibilité de transformer en réalité ce vieux rêve de l’humanité : le prolétariat. Et c’est au sein même des révolutions bourgeoises du xviie siècle en Angleterre et de la fin du xviiie siècle en France qu’on voit apparaître des courants politiques qui, de façon plus ou moins explicite, se réclament d’un tel projet. Alors que dans ces pays, le prolétariat est embryonnaire, il se donne déjà (avec par exemple les « Egaux » en France) une expression organisée pour la défense de ses intérêts historiques. Mais c’est vers le milieu du xixe siècle, avec le développement et la concentration de la classe ouvrière qui accompagnent l’apparition de la grande industrie, que le communisme précise ses objectifs et ses moyens, qu’il romp avec les utopies du passé (dont les plus fécondes sont certainement celles de Fourier, de Saint-Simon et de Owen), qu’il commence à se dégager des pratiques sectaires et conspiratives affectionnées par Blanqui et ses compagnons ainsi que des références religieuses auxquelles se rattache encore un communiste pourtant aussi lucide que Weitling, pour se donner sa première formulation scientifique et rigoureuse avec le Manifeste du Parti communiste de 1848, document qui jette les bases théoriques de tout le développement ultérieur du mouvement prolétarien. Dans ce texte, le communisme n’est pas présenté comme l’invention de quelques visionnaires, qu’il s’agirait ensuite de mettre en application, mais bien comme la seule société qui puisse succéder à la société capitaliste et surmonter ses contradictions mortelles. L’idée essentielle de ce texte est que, comme toutes les sociétés qui l’ont précédé, le capitalisme n’est pas immortel. S’il a constitué une étape progressive dans le développement de l’humanité, notamment en unifiant le monde par la constitution d’un marché mondial, il porte en son sein des contradictions insurmontables qui le plongent dans des convulsions de plus en plus violentes et finiront par l’emporter. En permettant un développement prodigieux des forces productives matérielles de la société et au premier rang d’entre elles la classe ouvrière, il crée les conditions de son dépassement par une société qui aura pour bases cette abondance et dont le sujet est cette même classe ouvrière qui, située au plus bas de l’échelle sociale, ne peut s’émanciper qu’en émancipant toute l’humanité.

« Décadence du capitalisme et perspective du communisme »

Si le Manifeste Communiste se trompait, comme ses auteurs Marx et Engels l’ont reconnu plus tard, en donnant l’impression que le capitalisme était déjà parvenu au faîte de son développement et que la révolution communiste était imminente, l’essentiel de la démarche qui est la sienne a été depuis amplement confirmé par les faits, et notamment l’idée que le capitalisme ne peut échapper à des crises économiques de plus en plus violentes.

Aujourd’hui, une nouvelle fois, la crise économique impose à la société cette aberration typique du capitalisme : des masses de dizaines et de centaines de millions d’individus sont plongés dans la plus terrible des misères, non pas parce que la production est insuffisante mais parce qu’elle est… trop importante. Mais cette crise est d’un type différent de celles signalées par le Manifeste. Les crises du siècle dernier se situaient dans une période de pleine expansion du capitalisme et elles trouvaient une « solution » rapide par l’élimination des secteurs les moins rentables de l’économie et par la conquête de nouveaux marchés. En quelque sorte elles constituaient les battements de cœur d’un organisme en pleine vigueur. Par contre, depuis la Première Guerre mondiale, le capitalisme est entré dans sa phase de déclin historique, de crise permanente. Désormais, il n’existe pas de solution réelle à la crise. Le système ne se survit plus que par un cycle infernal où se succèdent les phases de crise aiguë, de guerre, de reconstruction, de nouvelle crise aiguë etc. qu’on ne peut plus comparer à des pulsations mais bien aux râles de son agonie. Comme l’annonçait l’Internationale communiste en 1919, l’ère des guerres impérialistes et des révolutions était désormais ouverte, le communisme était à l’ordre du jour. Depuis, les convulsions successives subies par l’humanité n’ont fait que confirmer chaque fois un peu plus l’urgence du dépassement du mode de production capitaliste devenu une lourde entrave à son développement. Après la Première Guerre mondiale, la grande crise de 1929 était une autre illustration spectaculaire de la faillite du capitalisme et, à sa suite, l’holocauste de la Seconde Guerre mondiale repoussait encore bien plus loin les limites de l’horreur qu’on avait cru atteintes avec la première boucherie impérialiste. Au total, depuis que le capitalisme est entré dans sa phase de décadence, l’humanité a payé de plus de cent millions de tués le maintien en vie de ce système sans compter les pertes terribles provoquées par la famine, la malnutrition et toute la misère dans laquelle il maintient et rejette plusieurs milliards d’hommes, alors qu’en même temps, il se livre au plus colossal gaspillage de richesses et de forces productives qu’on puisse imaginer.

La crise actuelle n’est donc pas la première manifestation de la faillite du capitalisme et de la nécessité de son remplacement par le communisme. Dans bien des domaines, elle ne fait que révéler, à une échelle certes encore plus grande, des contradictions qui avaient déjà explosé dans le passé. Mais, dans la mesure où c’est avec une envergure encore plus ample qu’apparaît le décalage entre les énormes possibilités que détient la société pour permettre une pleine satisfaction des besoins humains et l’usage catastrophique qui en est fait, la nécessité de l’édification d’une autre société se fait sentir aujourd’hui d’une façon encore plus impérieuse que par le passé.

Cette nouvelle société devra être en mesure de surmonter les contradictions qui accablent la société présente : c’est seulement de cette façon qu’elle ne sera pas une construction utopique de l’esprit mais une nécessité objectivement déterminée. Ses caractéristiques s’inscrivent donc comme les épreuves positives des négatifs que constituent les lois qui étranglent la société capitaliste.

Les causes profondes des maux qui ruinent le système capitaliste résident dans le fait que le but de la production n’est pas la satisfaction des besoins humains mais l’accumulation du capital, qu’il ne produit pas des valeurs d’usage mais des valeurs d’échange, que l’appropriation privée des moyens de production se heurte au caractère de plus en plus social de celle-ci. En d’autres termes, le capitalisme se décompose parce qu’il est basé sur l’exploitation du travail salarié et que la plus-value produite par cette exploitation ne trouve plus où se réaliser, c’est-à-dire s’échanger contre des biens qui pourraient entrer dans un cycle de reproduction élargie du capital.

« Les bases de la société communiste »

Les caractéristiques économiques du communisme sont donc les suivantes :

– le seul mobile de la production est la satisfaction des besoins humains ;

– les biens produits cessent d’être des marchandises, des valeurs d’échange, pour devenir uniquement des valeurs d’usage ;

– cadre trop étroit pour un processus productif devenu de plus en plus social, la propriété privée des moyens de production, qu’elle soit individuelle comme dans le capitalisme des origines ou étatique comme dans le capitalisme décadent, cède la place à leur socialisation, c’est-à-dire la fin de toute propriété, partant, de toute existence de classes sociales et, donc, de toute exploitation.

A cette description est souvent opposée l’objection : « Puisque ce sont là les caractéristiques d’une société idéale, la plus propice au développement humain, pourquoi une telle société n’est-elle pas déjà apparue dans le passé ? » En d’autres termes : « Pourquoi, aujourd’hui, une telle société serait-elle possible, alors qu’elle ne s’est pas réalisée dans le passé ? » A ces questions, les anarchistes dont la démarche s’apparente, le génie en moins, à celle des utopistes, répondent habituellement : « En fait, le communisme a toujours été possible, ce n’est pas un problème de conditions objectives, matérielles, mais de volonté humaine ». Ce qu’ils n’expliquent pas, c’est pourquoi elle ne s’est pas manifestée jusqu’à présent, ou pourquoi elle ne s’est pas généralisée et réalisée quand elle s’est manifestée chez des courants minoritaires. Quant à lui, le marxisme donne une réponse sérieuse à cette question. Il explique qu’une des caractéristiques essentielles de l’évolution de l’humanité est le développement de ses forces productives, en d’autres termes de la productivité du travail humain. A chaque niveau de développement de ces forces productives a correspondu un type donné des rapports de production, c’est-à-dire des relations établies entre les hommes dans l’activité de production des biens destinés à satisfaire leurs besoins. Dans les sociétés primitives, la productivité du travail est tellement faible qu’elle suffit à peine à satisfaire les besoins physiologiques élémentaires des membres de la communauté. De ce fait, l’exploitation et l’inégalité économique sont impossibles dans la mesure où si certains individus s’appropriaient ou consommaient des biens en quantité plus grande que d’autres, ces derniers seraient incapables de survivre. L’apparition de l’exploitation, en général sous forme d’esclavage des membres des communautés vaincues dans des conflits territoriaux, ne peut surgir que lorsque, à grands traits, la production moyenne d’un homme dépasse le minimum physiologique. Mais entre la satisfaction de ce minimum et une pleine satisfaction des besoins matériels et par suite intellectuels des hommes, il existe toute une marge de développement de la productivité du travail (c’est-à-dire de maîtrise de la nature) qui, historiquement, sépare justement la dissolution du communisme primitif de la possibilité du communisme supérieur. De la même façon que ce n’est pas parce que l’homme est « naturellement » bon qu’il n’exploitait pas ses semblables dans le premier, ce n’est nullement parce qu’il est devenu « mauvais » qu’il l’a fait depuis jusqu’à nos jours. L’exploitation de l’homme par l’homme, l’existence de privilèges économiques ont été possibles parce que la production humaine moyenne était supérieure au minimum physiologique et nécessaires parce qu’elle ne pouvait pas satisfaire pleinement les besoins de la totalité des membres de la société.

Et tant que ce n’était pas le cas, le communisme était impossible, n’en déplaise aux anarchistes. Mais c’est justement une telle situation que le capitalisme a radicalement modifiée. Par l’énorme progrès qu’il a permis de faire à la productivité du travail, en exploitant méthodiquement la découverte scientifique, en généralisant le travail associé, en mettant en œuvre les richesses naturelles et humaines du monde entier, mais aussi, évidemment au prix d’une intensification de l’exploitation inconnue jusqu’à lui, il a enfin créé les bases matérielles du communisme. En se rendant potentiellement maître de la nature, il a créé les conditions pour que l’homme puisse être son propre maître.

« L’enjeu pour l’avenir de l’humanité »

Et c’est bien ce que la crise du capitalisme vient démontrer une nouvelle fois. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une société plonge la plus grande partie de ses membres dans la misère, non pas parce qu’elle ne produit pas assez, mais parce qu’elle produit trop eu égard aux lois qui la régissent.

Avant le capitalisme, l’humanité a connu des crises mais jamais des crises de surproduction. Aujourd’hui, ce mal congénital de ce régime se révèle avec une ampleur inégalée : la montée inexorable du chômage, le sous emploi croissant de l’ensemble des moyens de production, leur destruction massive dans les guerres, de plus en plus meurtrières et étendues, démontrent que les véritables utopistes sont ceux qui espèrent réformer ce système dans le sens de le rendre plus humain afin qu’il satisfasse le mieux les besoins humains sans le bouleverser de fond en comble.

L’ensemble des événements économiques, politiques et militaires depuis plus de trente ans témoignent du fait que l’humanité, si elle reste livrée aux lois du capitalisme, s’achemine vers une barbarie de plus en plus grande, une décomposition accélérée qui surpasserait très largement en horreur et chaos les guerres mondiales du xxe siècle. Si l’incroyable puissance destructive des conflits impérialistes passés démontrait que l’homme avait suffisamment développé les forces productives permettant d’établir la société communiste, cela montrait en même temps qu’il était aussi capable de détruire l’humanité. Ce n’est donc pas seulement pour assurer l’épanouissement de l’espèce humaine que le communisme est aujourd’hui nécessaire, mais plus simplement pour permettre sa survie.

Dans la partie suivante de cet article nous examinerons les différentes objections qui sont souvent faites à la perspective du communisme et notamment celles qui affirment que l’homme est incapable, « par nature », de réaliser une telle société.

Fabienne – Courant Communiste International