6. pour une écologie sensibiliste

La revendication d’abolition de la viande émerge dans un monde où les problèmes environnementaux revêtent une importance croissante. Il existe, à divers niveaux, une réelle proximité entre la question écologique et la question animale, sans pour autant que le problème de la viande soit « soluble » dans l’environnementalisme dominant aujourd’hui.
Des problématiques comparables

Le voisinage entre les deux champs réside d’abord dans l’état d’esprit que requiert leur traitement, et dans les outils qui doivent être mis en œuvre pour le réaliser. Dans les deux cas, la compréhension du problème mobilise au plus haut point la capacité de décentrement par rapport à soi-même, en ce sens que les tiers qu’il s’agit de prendre en considération ne sont dans la plupart des cas ni nos proches, ni des individus en position de nous inciter à prendre en compte leurs intérêts par la menace de représailles ou la promesse de bienfaits en retour : les poulets ne se retourneront pas contre les mangeurs, les générations futures et les victimes de nos activités polluantes ne nous donneront rien en contrepartie de notre abstention de leur nuire. Pour cette raison, on ne parvient généralement pas à une issue satisfaisante en comptant uniquement sur le jeu des relations privées ou professionnelles qui guident les comportements quotidiens (en l’occurrence, il n’y a pas de relations de cet ordre).

La bonne gestion de l’environnement a été repérée de longue date par les économistes comme un des domaines où il y a défaillance du marché : les relations contractuelles entre offreurs et demandeurs ne conduisent pas à une situation satisfaisante du point de vue de l’ensemble des agents affectés en raison de l’importance des externalités. (On parle d’externalités quand il y a des conséquences – positives ou négatives – sur des tiers qui ne sont pas partie prenante à une transaction économique.) Ainsi, si une entreprise utilise une technique de production qui détériore la qualité de l’air ou de l’eau, un désavantage en résulte pour les usagers de ces ressources naturelles (externalité négative). Mais cela n’affecte ni les coûts ni les recettes de l’entreprise, donc n’exerce aucune influence sur les critères de rentabilité qui guident sa décision de produire. Les victimes de la pollution sont en dehors de la relation entre le fournisseur et ses clients, de sorte que les biens à externalités négatives sont produits en quantité excessives par rapport à ce qui aurait été décidé si on avait pris en compte les coûts subis par des tiers. L’existence d’externalités (d’importance significative) compte ainsi parmi les situations où l’on admet que des corrections doivent être apportées par des politiques publiques.

Le cas de la viande est analogue : il s’agit d’un produit dont la quantité fournie est régulée par les relations entre offreurs (éleveurs, pêcheurs, transformateurs, distributeurs…) et demandeurs (consommateurs). Or, il y a des tiers victimes d’externalités négatives gigantesques – les animaux mangés – dont les intérêts ne comptent pour rien dans la décision de produire. Ils sont économiquement inaudibles, sauf si les offreurs ou demandeurs décident de s’en faire les représentants. Comme pour les activités causant des dégradations à l’environnement, il s’avère que ces inflexions volontaires des comportements existent, mais sont d’une ampleur insuffisante pour résoudre le problème. Les humains possèdent à un degré non négligeable la faculté de comprendre qu’il serait souhaitable d’épargner les victimes impuissantes de leurs actes. Ils possèdent à un degré nettement moindre la faculté de les épargner effectivement sur la base de décisions individuelles spontanées. Ils sont cependant capables de trouver des moyens détournés pour y parvenir, en mettant en place des dispositifs qui les incitent ou les obligent à faire ce qui doit être fait. Concernant la viande, l’interdiction est un dispositif remarquablement simple et efficace. C’est une chance par rapport à d’autres domaines où les solutions sont plus complexes35.
L’impact environnemental de l’élevage

Le voisinage entre la question écologique et la question animale ne se limite pas à la ressemblance de structure des deux problèmes (la similitude des approches nécessaires pour les appréhender et les résoudre). Il y a aussi une proximité substantielle : l’élevage, par exemple, est une question environnementale, en ce qu’il se rapporte à l’usage qui est fait des ressources naturelles altérables ou épuisables. Or, son impact en la matière est considérable :

Manger de la viande nuit à l’environnement. C’est la conclusion à laquelle parvient l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) qui a rendu public, mercredi 29 novembre [2006], un rapport consacré à l’impact écologique de l’élevage. Celui-ci est « un des premiers responsables des problèmes d’environnement », affirme un des auteurs, Henning Steinfeld.

Mesurée en équivalent CO2, la contribution de l’élevage au réchauffement climatique est plus élevée que celle du secteur des transports. L’activité est responsable de 65% des émissions d’hémioxyde d’azote, un gaz au potentiel de réchauffement global 296 fois plus élevé que celui du CO2, essentiellement imputable au fumier. De plus, le bétail produit 37% des émissions de méthane liées aux activités humaines. Ce gaz, produit par le système digestif des ruminants, agit vingt-trois fois plus que le CO2 sur le réchauffement.

Les pâturages occupent 30% des surfaces émergées, alors que 33% des terres arables sont utilisées pour produire l’alimentation du bétail – et ces surfaces sont insuffisantes pour répondre à la demande, ce qui entraîne le défrichage de forêts. D’autres dégâts sont énumérés : 20% des pâturages sont dégradés par une surexploitation entraînant le tassement et l’érosion du sol ; l’activité compte aussi « parmi les plus nuisibles pour les ressources en eau36 ».

La dégradation des eaux, la déforestation, l’érosion des sols (et dans certaines régions la désertification) imputables à l’élevage détruisent ou appauvrissent l’habitat d’animaux sauvages, de sorte qu’ils sont moins nombreux à pouvoir vivre et se reproduire. L’élevage est aussi plus directement responsable de la mort d’animaux sauvages, puisque 24% du produit des pêcheries (en 2004) est utilisé pour la nourriture des animaux d’élevage37. Enfin, la flambée actuelle du prix des céréales rappelle que les utilisations des terres cultivables sont concurrentes entre elles (cultures destinées aux humains, cultures destinées aux animaux, production de biocarburants…) et que, par différence de pouvoir d’achat interposé, la consommation de viande peut contribuer à accroître la misère et la sous-alimentation des humains les plus pauvres38.

L’impact [de la hausse actuelle du prix des céréales] sera plus ou moins fort sur le pouvoir d’achat : dans les pays développés, les dépenses alimentaires représentent de 10% à 20% du budget des ménages, contre 60% à 90% dans les pays pauvres. « Quand 90% des dépenses vont à la nourriture, une augmentation de 20% du prix des céréales est tout simplement dramatique39 » […].

Vers un élevage écologique intensif ?

La consommation carnée cause des torts immenses aux animaux élevés ou pêchés et provoque la disparition d’animaux sauvages. Elle dégrade les sols, l’eau, les forêts… Par l’intermédiaire des inégalités de répartition des revenus, elle pèse également sur le sort des humains les plus démunis.

Est-ce à dire que si des politiques sont mises en oeuvre pour remédier aux problèmes environnementaux liés à l’élevage, elles seront nécessairement bonnes à la fois « pour les hommes, pour les animaux et pour la planète » ? Les orientations suggérées par le rapport de la FAO 2006 n’incitent pas à l’optimisme. Les propositions des experts qui en sont les auteurs ont été construites en considérant comme une donnée la poursuite de la croissance de la consommation de viande, de sorte que la question devient : « Comment fournir plus de viande en limitant les dégâts écologiques ? » La solution qui est préconisée pourrait être qualifiée d’évolution vers un « élevage écologique intensif ». Cela demande des politiques de vérité des prix, afin que les ressources altérables ou épuisables cessent d’être gaspillées : suppression des subventions à l’élevage, hausse du prix de l’eau, coût plus élevé pour l’utilisation des terres (en particulier, disparition des pâturages sur terres communes dont l’usage est gratuit), application du principe pollueur-payeur. Parallèlement, des aides financières et moyens publics (tels que la recherche) devraient être mis en œuvre pour réduire l’impact environnemental de l’élevage, en tenant compte du fait que cet impact est différent selon les espèces. À quantité égale de viande produite, ce sont les bovins qui contribuent le plus à l’émission de gaz à effet de serre et, lorsqu’ils sont en élevage extensif, contribuent le plus à la dégradation des terres. Dans cette hiérarchie de la nuisance écologique, les élevages de volailles sont ceux dont l’impact est le plus faible. Ce sont eux aussi qui constituent le détour de consommation le moins inefficace en terme de rapport entre la nourriture ingérée et la nourriture produite.

Selon le rapport de la FAO, l’industrialisation de l’élevage n’est pas un problème en soi ; ce qui en est un (en termes de nuisances sur l’environnement) c’est la concentration des élevages sur certaines zones géographiques, d’où la nécessité de mettre en œuvre des politiques pour inciter à les répartir de façon plus équilibrée sur le territoire. Mais, pour les auteurs du rapport, « si l’on veut satisfaire la demande future prévue de produits de l’élevage, il est difficile de trouver une alternative à l’intensification de la production » (op. cit. p. 236). Cette intensification passe par le recul de l’élevage extensif40, et par un progrès technique (activement soutenu par la recherche publique) qui permettra notamment d’économiser sur la quantité d’aliments ingérés par les animaux pour fournir une quantité donnée de viande, lait ou œufs, en améliorant les souches utilisées par la sélection génétique.

Au total, l’amenuisement de l’impact environnemental de la production de viande via l’élevage écologique intensif signifie :

– un déplacement de la production des bovins vers d’autres espèces, en particulier les poulets, c’est à dire une augmentation sensible du nombre d’animaux tués par kilo de viande produit ;

– une dégradation accélérée du cadre de vie des animaux, par disparition des élevages résiduels où ils se déplacent dans de vastes espaces, au profit de leur entassement dans des bâtiments concentrationnaires ;

– une dégradation accélérée de leur qualité de vie du fait des caractères physiques qu’on cherche à développer chez eux. On sait de quel genre de progrès la zootechnie est capable en termes d’améliorations génétiques. On lui doit déjà la mise au point de poulets qui grandissent en 40 jours (au lieu de 80 jours il y a 30 ans) et dont le squelette est trop fragile pour supporter le corps41, la multiplication du nombre de porcelets par portée chez les truies42, du nombre d’œufs par poule, de litres de lait par vache…

Inscrire l’élevage dans un tel schéma de « développement durable », ce n’est pas revenir à un passé rêvé de relations harmonieuses entre le berger et son troupeau sur fond de prairies et montagnes, c’est aller toujours plus loin dans la réification des animaux, leur claustration, c’est produire sciemment des individus difformes, aller au bout de l’épuisement de leurs corps.
Un environnement vivable : pour qui ?

Il ne s’agit pas de conclure au divorce inéluctable entre écologie et éthique animale. Au contraire, le chantier environnemental qui s’ouvre est une occasion à ne pas manquer d’oeuvrer à leur convergence. La conscience progresse que la préservation de la planète ne peut reposer sur le seul réseau des micro-relations privées. Les experts de la FAO soulignent que les problèmes ne seront pas résolus en comptant sur « business as usual », et qu’ils ne le seront pas davantage si les politiques de soutien à l’agriculture se poursuivent selon la logique actuelle. Si tant est que l’on parvienne à mettre en place les dispositifs nécessaires pour enrayer le réchauffement climatique, la désertification, la pollution des eaux… ce sera au prix de bouleversements notables dans la nature des emplois, les modes de consommation et la répartition territoriale des activités. Des moyens importants semblent devoir être dégagés pour provoquer et accompagner les évolutions nécessaires. Il faut réfléchir et peser pour que ce changement débouche sur un état réellement meilleur.

Il est urgent de poser la question : « De qui cette planète est-elle l’environnement ? Pour qui doit-elle rester (devenir) habitable et le rester durablement ? ». Les humains ne sont pas les seuls habitants sensibles de la Terre. Les autres animaux aussi ont un intérêt à jouir d’un habitat conforme à leurs besoins. Un univers de cages, filets et hameçons ne constitue certainement pas un environnement décent pour eux. À quoi riment ces projets de « développement soutenable » et autre « croissance durable » qui consistent à rendre durablement insoutenable l’existence de ceux qui partagent cette planète avec nous ?

Résoudre les problèmes environnementaux imputables à l’élevage par l’abolition de la viande n’est ni plus difficile à organiser ni moins bénéfique pour les humains qu’entreprendre la lourde mutation vers l’élevage écologique intensif. Il est même probable que l’issue favorable, du seul point de vue de l’humanité, est plus certaine via l’abolition. Et du point de vue des animaux, la différence entre les deux options est abyssale.

Il appartient au mouvement pour l’abolition de la viande d’être l’un des acteurs qui permettront de progresser vers une écologie sensibiliste, et non plus strictement humaniste : se soucier de la bonne gestion de la Terre dans l’intérêt de tous ses habitants sensibles ; cesser de compter les animaux parmi les « ressources naturelles » utilisables à notre guise du moment que cela ne compromet pas les intérêts à long terme de l’humanité.

NOTES :

35. Ainsi, on n’imagine pas que le problème du réchauffement climatique puisse être réglé par un simple décret interdisant toute émission de gaz à effet de serre.

36. Gaëlle Dupont, « L’élevage contribue beaucoup au réchauffement climatique », Le Monde, 4 décembre 2006.

37. FAO, Livestock long shadow, op. cit., p. 205. Le chapitre 5 de ce rapport traite plus généralement de l’impact de l’élevage sur la biodiversité.

38. La hausse du prix des céréales a également pour effet d’accroître le revenu des agriculteurs qui en produisent pour vendre, parmi lesquels des producteurs des pays en développement. Cependant, beaucoup de PMA (pays les moins avancés) sont importateurs nets de céréales. Dans ces pays, la production des cultivateurs les plus pauvres est largement destinée à la consommation familiale. Les plus grands exportateurs de céréales sont des pays riches (États-Unis, France, Australie, Canada…) ou des pays de développement intermédiaire (Argentine, Chine, Russie…). Sur l’impact de la hausse des prix des céréales, on peut notamment consulter (sur Internet) ces deux articles parus dans The Economist le 6 décembre 2007 : « Cheap no More » et « The end of cheap food ».

39. Laetitia Clavreul, « Envolée du prix des céréales : menace sur les pays pauvres », Le Monde, 16 octobre 2007, http://www.lemonde.fr/web/article/0

40. C’est principalement la forme d’élevage des pauvres dans les pays en développement qui est visée. L’élevage en pâturage extensif occupe 26% de la surface terrestre et ne fournit que 9% de la production de viande avec « un coût élevé en termes de problèmes environnementaux (cours d’eaux, érosion des sols, émissions de carbone, biodiversité) ». (FAO, op. cit. p. 280)

41. Cf. http://www.poulets.fr/

42. « Ainsi, le nombre moyen de porcelets sevrés par truie productive et par an est passé de 16,7 en 1971 à 24,6 en 1999. […] la durée d’allaitement [est passée de] 48 jours en 1971 à 26 jours en 1999. L’intervalle entre le sevrage des porcelets et la saillie est passée de 20 jours en 1971 à 10 jours en 1999. » J. Porcher, « Le travail dans l’élevage industriel des porcs. Souffrance des animaux, souffrance des hommes » in F. Burgat, Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?, INRA Éditions, 2001.