D’un feu si intense

Le souvenir de mai 68 plane comme une ombre maudite sur notre temps défait. La beauté n’est plus dans la rue, mais parfois, un sourire, une fille, un feu, et peut-être déjà l’image d’une révolution nous revient à l’esprit. Ce qui n’a pu être oublié reparaît dans les rêves. Ces rêves sont les éclats d’un passé non-résolu. Ils éclairent unilatéralement des moments autrefois vécus dans la confusion et le doute. Ils font une publicité sans nuance pour ceux de nos besoins qui sont devenus sans réponse. C’est de ce sentiment de perte, d’insatisfaction, dont il nous faut partir.
Tout ce qui est mémorable est soumis, dans notre société, à consommation. N’y est essentiel que l’oubli. Aussi n’est-il guère surprenant de constater que l’histoire de mai 68, depuis quarante ans, ait été recouverte de tant de mensonges commandés. Elle en ressort fragmentée, brisée ; il ne reste que ces images aux couleurs éclatantes qui attirent encore notre regard, mais laissent aussi penser qu’un moment de la vie a vieilli. Comme tout semble lointain, comme tout semble si proche.
Dans cette mise à distance, les « commémorations » font leur œuvre. Il s’agit, pour ces entreprises décennales, de rétablir périodiquement la présence du temps mort par la représentation du moment vécu de la révolution en un « événement » qui requiert la passivité de la conscience spectatrice. Il n’y aura donc de mémoire partagée, une fois de plus, que dans le sens où celle-ci est parcellisée, où l’unité même du moment qu’elle est censée refléter se trouve disloquée, nous ramenant de la sorte à l’insignifiance. Mais si les interprétations liées à ces formes commémoratives procèdent essentiellement de la mystification, le sentiment passager, trompé certes, de l’incompréhension ne peut que rendre plus vif le besoin profond de retrouver la vie frémissante qui gît ensevelie dans le passé. Aussi les commémorations de 68 ne peuvent-elles connaître d’autre fin que de se répéter sans cesse jusqu’à épuisement du sujet. Et, dans ce cas, il s’agit de la vie elle-même.

La mémoire de 68 joue ainsi, pour notre temps, un rôle central que ne peuvent assumer d’autres souvenirs historiques. Elle s’impose comme la présence rêvée du moment révolutionnaire où la vie entière d’une société cherche à se réinventer, où, plus exactement, la société dire moderne s’est dévoilée comme réalité totalement insatisfaisante, mais aussi comme réalité possédant la possibilité historique d’un dépassement. Ici se trouve le charme qu’elle exerce encore, et que les commémorations ont pour objectif de conjurer. On ne manquera pas ainsi d’insister sur le caractère utopique de ce charme qui peut entraîner les hommes sur des chemins de traverse où ne compte plus que l’ivresse. Mais parler d’utopie, dans le cas de ce qui s’est produit en mai 68, ne suffit pas à rendre compte de la portée que ne manque pas d’exercer ce charme, et qui est illustrée négativement par le désir de « liquidation » pour certains, d’exploitation mémorielle pour d’autres. Ce qui intrigue, c’est la persistance des traces laissées, non dans le sombre décor qui nous tient lieu de réalité, mais dans le rêve. Combien de fois, depuis ce moment perdu, l’insatisfaction dans cette société ne s’est-elle surprise à espérer un « nouveau 68 » ? C’est que le nom même de la révolution, qui ne doit plus être nommée, trouve ici une représentation imagée qui lui permet de passer en fraude. Peu importe que le mouvement de 1968 ne puisse jamais se répéter – sinon comme une parodie- seul compte dans cet espoir l’idée qu’un bouleversement révolutionnaire a pu se produire dans le cadre de la société capitaliste modernisée, qui, contrairement à ce qu’en pense la fausse conscience du présent, n’a pas essentiellement changé. L’attrait secret pour 68 tient donc, avant tout, non pas d’un déni de réalité porté par une imagination débordante, mais plutôt du sentiment encore confus que nous pouvons réaliser consciemment notre propre histoire, au lieu d’être entièrement dominés par elle. Mai 68 fut l’instance de ce dévoilement –« il ne faut pas oublier que, pour ceux qui ont vécu l’événement, le dépassement était là »- et, comme un rideau d’illusions qui se déchire, la « réalité » de l’ordre social capitaliste ne peut se défaire que dans ce genre de surgissement de la conscience. Les tenants du pouvoir le savent fort mieux que nous.
Mais l’unité du moment vécu en mai 1968 nous échappe. La séparation a reconstruit son royaume. Les mots, ces mots de rage et de joie qui fleurissaient les murs, ont été vidés de leur sens. On les a recyclés. Le pouvoir ne crée rien, il récupère. Et pendant ce temps perdu, nous avons laissé faire. L’aventure est morte.
Cependant, le sentiment de l’échec, longtemps refoulé, commence à se faire ressentir. De quels « acquis » hériterions-nous quand la domination, l’exploitation, l’oppression, l’aliénation se sont partout renforcées ? Des voix se font désormais entendre, réclamant une autre lecture de l’histoire du mouvement de mai 68. C’est sous l’aspect proprement politique que l’on veut comprendre celui-ci. Et cette volonté est bien loin d’être hors de propos. Dire comme certains transfuges que « Mai fut culturel avant d’être politique, exigence d’une autre vie plutôt que revendication d’un autre système économique et politique » relève évidemment du contresens malveillant, car on peut se demander ce que serait une autre vie dans le même système économique et politique. Les exigences dites culturelles du mouvement soixante-huitard étaient en soi des exigences politiques ; elles ne se concevaient pas en dehors d’une révolution politique et sociale. Au minimum, les acteurs de ce mouvement souhaitaient le renversement du régime gaulliste, au mieux l’émergence d’une société libertaire, égalitaire, sans classes ni État, où le pouvoir politique et l’organisation de l’économie seraient assurément refondés. Changer la vie ne pouvait s’entendre sans transformer le monde.
Aussi réaffirmer le caractère politique du mouvement s’inscrit comme un besoin de retourner à l’événement lui-même, à ce qui a été dit et fait sur le moment, en prenant une distance critique par rapport aux interprétations qui se sont élaborées depuis quarante ans, et qui n’étaient pas innocentes. C’est principalement contre l’idée confuse que ce mouvement serait le point d’origine des diverses modifications qui ont depuis affecté notre société sur le plan formel que cette recherche de vérité trouve son point d’appui. Il ne s’agit plus de savoir si le mouvement était révolutionnaire, mais plutôt de saisir où et en quoi il l’était, et pourquoi la révolution a échoué. On peut comprendre alors que la gauche institutionnelle (socialistes et communistes, qui portent si mal leur nom), mais aussi groupuscules de l’extrême gauche, se situaient en fait en farouches opposants du mouvement qui apparaissait sous leurs yeux. Car, comme mouvement politique, celui-ci se présentait avant tout comme une critique de la politique spécialisée, par conséquent comme une critique de tout accaparement de la chose publique par un ensemble de spécialistes – qu’ils soient alors nommés bureaucrates, technocrates ou autres. Ici se trouvait un des traits essentiels, d’une importance politique sans équivalent dans le monde modernisé, de cette révolution : une prise de parole permanente s’accompagnant de la création de lieux de pouvoir la garantissant (assemblées générales permanentes, comités d’action, comités de liaison entre divers lieux en grève, etc.). C’était ainsi une tentative de réinvention de la démocratie directe qui s’esquissait. Ceci explique fort bien pourquoi le mouvement n’a jamais tenté une prise de l’Assemblée nationale ou de l’Élysée, et pourquoi il s’est opposé au principe d’élections commanditées par l’État, très justement définies comme piège à cons. Cela explique aussi, sans doute, pourquoi le mouvement ne s’est pas engagé dans un conflit ouvertement armé ; sa croyance peut-être exagérée dans le pouvoir de la parole libérée ne lui permettait pas d’envisager d’autre solution que l’emploi de celle-ci comme arme principale ; et, en un sens, il faut reconnaître que cette arme avait bel et bien ouvert des brèches.

On peut comprendre également, en constatant la convergence de revendications venant de milieux sociaux très différents, que le mouvement n’était pas seulement étudiant, et que les étudiants et les ouvriers, par exemple, ne s’opposaient pas fondamentalement. Il y avait, au contraire, dans ce mouvement une critique de la séparation sociale comme peut-être elle ne s’était jamais produite. Le mot d’ordre d’unité des luttes était un mot très entendu – sauf par les bureaucraties syndicales, ça va de soi. Tous les rôles socialement établis étaient remis en question, les hiérarchies contestées. La société elle-même, dans toute sa complexité, reprenait son pouvoir d’auto-institution, et bien que cet élan fût freiné, il était déjà en soi une révolution. Il ne s’agissait nullement d’un simple chahut, mais bel et bien d’un mouvement de fond qui reflétait une véritable crise de la société capitaliste moderne – crise dont nous ne sortons pas. L’adhésion au « métro, boulot, dodo », à la consommation effrénée de marchandises toujours plus futiles, venait à se déchirer, entraînant l’ensemble de la société vers la prise de conscience qu’elle pouvait très bien se réinventer sur d’autres bases.
Si la question révolutionnaire n’était pas explicitement formulée partout, il faut cependant rester attentif aux faits. Certes, le mouvement ne semblait guère uni, des voix contradictoires se faisaient entendre. Mais, jusqu’à ses détracteurs, personne ne peut nier que ce moment a été vécu comme un moment unique. Unique, historiquement parlant, mais également dans le vécu quotidien de tous. Or cette unicité du moment historique est exactement le centre signifiant de celui-ci.
Car la signification réelle du mouvement n’a pas été telle ou telle expression particulière, mais ce qu’il mettait en jeu généralement dans la temporalité même de l’histoire : une brisure, une coupure, une « brèche ». En ce sens, l’interprétation politique des « événements » a le mérite de rappeler cette signification profonde : le mouvement luttait pour une société radicalement différente. Mais elle néglige cependant une spécificité propre au mouvement de mai 1968 : que la question du changement révolutionnaire politico-social s’inscrit dans un désir plus large de réinventer la vie. Dire les choses ainsi, par ailleurs, ne peut suffire, tant il est clair que le capitalisme lui-même change la vie à sa façon. Il faut préciser que les propriétaires de cette société sont obligés, pour se maintenir, de vouloir un changement qui est l’inverse de celui exigé, ou simplement désiré, en 1968. Le mouvement d’alors voulait tout reconstruire, et eux aussi, mais dans des directions diamétralement opposées. Ce qu’ils ont fait depuis montre suffisamment, en négatif, ce que pouvait être le projet révolutionnaire de 68.
Il n’en reste pas moins que, malgré ses électives affinités avec les révolutions du passé, le mouvement de mai 68 ne peut être réduit à l’expression dernière d’une vaste et longue histoire de soulèvements politiques et sociaux. Il n’est pas une répétition anachronique et psychodramatique de 1789, 1848, 1871, 1917 ou 1936. Il faut plutôt voir ce mouvement plus proche de nos désirs que de ceux des sans-culottes ou des communards. Car ce que l’on a pu considérer à tort comme un trait apolitique, le surgissement dans la contestation de revendications nouvelles concernant les mœurs et la culture, n’était que l’apparition de la critique de la vie quotidienne dans un mouvement social et le signe avant-coureur que la politique ne se ferait plus sans elle. D’où certaines méprises qui ont fait naître l’idée que l’on avait affaire à un mouvement plus porté sur l’individualisme que sur le changement social. Ce style nouveau, dans la forme et le contenu, qui déconcertait – et déconcerte encore – affirmait le caractère moderne de cette révolution qui rompait ainsi avec les archaïsmes de ceux qui pensaient refaire la révolution russe ou le Front populaire. Et il faut bien admettre que ce caractère continue de fasciner, bien plus que la prose ouvriériste de certains gauchistes. Le mérite du mouvement de mai 68 tient avant tout dans ce caractère, celui d’avoir élargi considérablement la notion de politique, et il serait inconséquent de ne pas en tenir compte.
La plus profonde vérité mise à jour en 1968, c’est bien que « toute révolution a pris naissance dans la poésie, s’est faite d’abord par la force de la poésie » (« All the king’s men, Internationale situationniste n° 8, janvier 1963). ») . L’intelligence bornée de notre époque l’a oublié, mais garde comme un mauvais goût dans la bouche de cette explosion si particulière. Elle voudrait nous entretenir de son oubli. Pourtant, comment ne pas reconnaître une exigence toujours d’actualité dans ce refus général et spontané de la vie aliénée, dans ce refus d’une vie réduite aux règles de l’économie marchande, dans ce caractère dit « existentiel » que veulent bannir de la politique des Cohn-Bendit et autres établis de ce temps ? Il serait tellement plus rassurant d’en finir une bonne fois pour toute avec 68 et sa dimension désirante. Mais, à voir les tristes mines des spécialistes de la contestation, il semble préférable de se tourner vers le romantisme révolutionnaire de l’année 68, où, au moins, les individus étaient ivres de vie. Nous ne voyons vraiment pas, n’en déplaise à quelques révolutionnaires d’esprit borné, pourquoi nous nous abstiendrions de soulever, sous l’angle de la question du changement révolutionnaire de la société, les problèmes de l’amour, du rêve, de la folie, de l’art, du jeu et de la poésie. « Plutôt la vie », était-il écrit sur un mur du mois de mai. La flamme révolutionnaire brûle effectivement où elle veut.
On nous sépare du rêve d’un temps. L’ennui a repris ses droits. Les passions devront toutes être contrôlées. Les mœurs resteront libres dans le cadre du marché. La gratuité sera nécessairement prohibée. Où vivrons-nous ?
La révolution de 1968 a échoué, et pas uniquement politiquement. Elle était « la critique généralisée de toutes les aliénations, de toutes les idéologies et de l’ensemble de l’organisation ancienne de la vie réelle, la passion de la généralisation, de l’unification » (« Le commencement d’une époque », Internationale situationniste n°12, septembre 1969). Elle était l’expression de la vie réelle, du désir reconnu de celle-ci, contre la réalité de la survie organisée et programmée. Rien ne saurait récupérer l’intensité de ce moment. Rien ne saurait le définir autrement qu’en le rapportant à la vie présente. D’où nos pauvres mots. Il faut aller plus loin que cette défaite partielle.

Paru dans Négatif 10, bulletin irrégulier de critique sociale

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