« La nouvelle génération et le dialogue politique »

C’est avant tout le contact avec une nouvelle génération de révolutionnaires qui a obligé le CCI développer et cultiver de manière plus consciente son ouverture vers l’extérieur et sa capacité de dialogue politique.

Chaque génération constitue un maillon dans la chaîne de l’histoire de l’humanité. Chacune d’elle fait face trois tâches fondamentales : recueillir l’héritage collectif de la génération précédente, enrichir cet héritage sur la base de son expérience propre, le transmettre à la génération suivante sorte que cette dernière aille plus loin que la précédente.

Loin d’être faciles à mettre en œuvre, ces tâches représentent un défi particulièrement difficile relever. Ceci est également valable pour le mouvement ouvrier. La vieille génération doit offrir son expérience. Mais elle porte aussi les blessures et les traumatismes de ses luttes ; elle a connu des défaites, des déceptions, elle a dû y faire face et prendre conscience du fait qu’une vie ne suffit souvent pas pour construire des acquis durables de la lutte collective[1] Cela nécessite l’élan et l’énergie de la génération suivante mais également les questions nouvelles qu’elle se pose et la capacité qu’elle a de voir le monde avec des yeux nouveaux.

Mais même si les générations ont besoin les unes des autres, leur capacité à forger l’unité nécessaire entre elles ne va pas automatiquement de soi. Plus la société s’éloigne d’une économie traditionnelle naturelle, plus le capitalisme « révolutionne » de façon constante et rapide les forces productives et l’ensemble de la société, plus l’expérience d’une génération diffère de celle de la suivante. Le capitalisme, système la concurrence par excellence, monte aussi les unes contre les autres les générations dans la lutte de tous contre tous.

C’est dans cadre que notre organisation a commencé à préparer à la tâche de forger ce lien. Mais, plus que cette préparation, c’est la rencontre avec cette nouvelle génération dans la vie réelle qui a donné la question de la culture du débat une signification particulière à nos yeux. Nous nous sommes trouvé sen présence d’une génération qui, elle-même, attache à cette question une importance bien plus grande que ne l’avait fait celle de « 1968 ». La première indication majeure de ce changement, au niveau de la classe ouvrière dans son ensemble, a été donnée par le mouvement massif des étudiants et lycéens en France contre la « précarisation » de l’emploi au printemps 2006. L’insistance, en particulier dans les assemblées générales, sur le débat le plus libre et le plus large possible était très frappante, au contraire du mouvement étudiant de la fin des années 1960 qui a souvent été marqué par une incapacité à mener un dialogue politique. Cette différence vient avant tout du fait qu’aujourd’hui le milieu étudiant est bien plus prolétarisé qu’il y a 40 ans. Le débat intense, à l’échelle la plus large, a toujours été une marque importante des mouvements prolétariens de masse et caractérisait aussi les assemblées ouvrières en France en 1968 ou en 1969 en Italie. Mais en 2006, ce qui était nouveau, c’était l’ouverture de la jeunesse en lutte envers les générations plus âgées et son avidité à apprendre de leur expérience. Cette attitude est très différente celle du mouvement étudiant de la fin des années 1960, notamment en Allemagne (qui constituait peut-être l’expression la plus caricaturale de l’état d’esprit de l’époque). L’un de ses slogans était : « Les plus de 30 ans dans les camps de concentration ! » Concrètement, cette idée s’exprimait par la pratique de se huer mutuellement, d’interrompre violemment les réunions « rivales », etc. La rupture de la continuité entre les générations de la classe ouvrière constituait une des racines du problème puisque les relations entre générations sont le terrain privilégié, depuis les temps anciens, pour forger l’aptitude au dialogue. Les militants de 1968 considéraient la génération de leurs parents soit comme une génération qui « s’était vendue » au capitalisme, ou (comme en Allemagne et en Italie) comme une génération de fascistes et de criminels de guerre. Pour les ouvriers qui avaient supporté l’horrible exploitation de la phase qui a suivi 1945 dans l’espoir que leurs enfants vivraient mieux qu’eux, c’était une déception amère d’entendre leurs enfants les accuser d’être des »parasites » qui vivaient de l’exploitation du Tiers-Monde. Mais il est aussi vrai que la génération de parents de cette époque avait en grande partie perdu, ou n’avait jamais réussi à acquérir, l’aptitude au dialogue. Cette génération avait été sauvagement meurtrie et traumatisée par la Deuxième Guerre mondiale et la Guerre froide, par la contre-révolution fasciste, stalinienne et social-démocrate.

Au contraire, 2006 en France a annoncé quelque chose de nouveau et d’extrêmement fécond[2]. Mais déjà quelques années auparavant, cette préoccupation de la nouvelle génération avait été annoncée par des minorités révolutionnaires de la classe ouvrière. Ces minorités, dès le moment où elles sont apparues sur la scène la vie politique, étaient armées de leur propre critique du sectarisme et du refus de débattre. Parmi les premières exigences qu’elles ont exprimées, il y avait la nécessité du débat, non comme un luxe, mais comme un besoin impérieux, la nécessité que ceux qui y participent prennent les autres au sérieux, et apprennent à les écouter ; également la nécessité que dans la discussion, les armes soient l’argumentation et non la force brutale, ni l’appel à la morale ou à l’autorité de « théoriciens ».Par rapport au milieu prolétarien internationaliste, ces camarades ont, en général (et tout à fait juste titre), critiqué l’absence de débat fraternel entre les groupes existants (et en ont été profondément choqués). Ils ont tout de suite rejeté la conception du marxisme comme un dogme que la nouvelle génération devrait adopter sans esprit critique[3].

De notre côté, nous avons été surpris par la réaction de cette nouvelle génération envers le CCI lui-même. Les nouveaux camarades qui sont venus à nos réunions publiques, les contacts du monde entier qui ont commencé une correspondance avec nous, les différents groupes et cercles politiques avec lesquels nous avons discuté nous ont dit, de façon répétée, qu’ils avaient vu la nature prolétarienne du CCI autant dans notre comportement, en particulier à travers la façon de discuter, que dans nos positions programmatiques.

D’où vient, chez la nouvelle génération, cette profonde préoccupation vis-à-vis de cette question ? Nous pensons qu’elle est le résultat de la crise historique du capitalisme qui est aujourd’hui bien plus grave et bien plus profonde qu’en 1968. Cette situation requiert la critique la plus radicale possible du capitalisme, la nécessité d’aller aux racines les plus profondes des problèmes. L’un des effets les plus corrosifs de l’individualisme bourgeois est la façon dont il détruit la capacité de discuter et, en particulier, d’écouter et d’apprendre les uns des autres. Le dialogue est remplacé par la « parlotte », le gagnant étant celui qui parle le plus fort (comme dans les campagnes électorales bourgeoises). La culture du débat est le principal moyen de développer, grâce au langage humain, la conscience qui est l’arme principale du combat de la seule classe porteuse d’avenir pour l’humanité. Pour le prolétariat, c’est le seul moyen de surmonter son isolement et son impatience et de se diriger vers l’unification de ses luttes.

Une autre préoccupation actuelle réside dans la volonté de surmonter le cauchemar du stalinisme. En effet, beaucoup de militants qui, aujourd’hui, recherchent les positions internationalistes viennent d’un milieu influencé par le gauchisme ou directement issu de ses rangs ; l’objectif de ce dernier étant de présenter des caricatures de l’idéologie et du comportement bourgeois décadents comme étant du « socialisme ». Ces militants ont reçu une éducation politique qui leur a fait croire que l’échange d’arguments est équivalent au « libéralisme bourgeois », « qu’un bon communiste » est quelqu’un qui « la ferme » et fait taire sa conscience et ses émotions. Les camarades qui sont aujourd’hui déterminés à rejeter les effets de ce produit moribond de la contre-révolution comprennent de mieux en mieux qu’une telle démarche ne nécessite pas seulement le rejet de ses positions mais aussi de sa mentalité. Ce faisant, ils contribuent au rétablissement d’une tradition du mouvement ouvrier qui menaçait de disparaître avec la rupture organique qu’a provoquée la contre-révolution[4].

« Les crises organisationnelles et les tendances au monolithisme »

La seconde raison essentielle qui a poussé le CCI à revenir sur la question d’une culture du débat a été notre propre crise interne, au début de ce siècle, qui a été caractérisée pas le comportement le plus indigne jamais vu dans nos rangs. Pour la première fois, depuis sa fondation, le CCI a dû exclure de ses rangs non pas un mais plusieurs de ses membres[5]. Au début de cette crise interne, s’étaient exprimées au sein de notre section en France des difficultés et des divergences d’opinion sur la question de nos principes organisationnels de centralisation. Il n’y a pas de raison pour que des divergences de ce type, en elles-mêmes, soient la cause d’une crise organisationnelle. Et elles ne l’étaient pas. Ce qui a provoqué la crise, cela a été le refus du débat interne et, en particulier, les manœuvres visant à isoler et calomnier -c’est-à-dire à attaquer personnellement- les militants avec lesquels on n’était pas d’accord.

A la suite de cette crise, notre organisation s’est engagée à aller jusqu’aux racines les plus profondes de l’histoire de toutes ses crises et de ses scissions. Nous avons déjà publié des contributions sur certains de ses aspects[6]. L’une des conclusions à laquelle nous sommes parvenus est qu’une tendance au monolithisme avait joué un rôle majeur dans toutes les scissions que nous avons connues. A peine des divergences apparaissaient-elles que certains militants affirmaient déjà qu’ils ne pouvaient plus travailler avec les autres, que le CCI était devenu une organisation stalinienne, ou qu’il était en train de dégénérer. Ces crises ont donc éclaté face à des divergences qui, pour la plupart, pouvaient parfaitement exister au sein d’une organisation non monolithique et, en tous cas, devaient être discutées et clarifiées avant qu’une scission ne soit nécessaire.

L’apparition répétée de démarches monolithiques est surprenante dans une organisation qui se base spécifiquement sur les traditions de la Fraction italienne qui a toujours défendu que, quelles que soient les divergences sur les principes fondamentaux, la clarification la plus profonde et la plus collective devait précéder toute séparation organisationnelle.

Le CCI est le seul courant de la Gauche communiste aujourd’hui qui se place spécifiquement dans la tradition organisationnelle de la Fraction italienne (Bilan) et de la Gauche communiste de France (GCF). Contrairement aux groupes qui sont issus du Parti communiste internationaliste fondé en Italie vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la Fraction italienne reconnaissait le caractère profondément prolétarien des autres courants internationaux de la Gauche communiste qui avaient surgi en réaction à la contre-révolution stalinienne, en particulier la Gauche allemande et hollandaise. Loin de rejeter ces courants comme « anarcho-spontanéistes » ou « syndicalistes révolutionnaires », elle a appris tout ce qu’elle pouvait de ces derniers. En fait, la principale critique qu’elle a portée contre ce qui est devenu le courant « conseilliste » était son sectarisme exprimé à travers le rejet des contributions de la Seconde Internationale et du Bolchevisme en particulier[7]. C’est ainsi que la Fraction italienne a maintenu, en pleine contre-révolution, la compréhension marxiste selon laquelle la conscience de classe se développe collectivement et qu’aucun parti ni aucune tradition ne peut proclamer en détenir le monopole. Il en résulte que la conscience ne peut pas se développer sans un débat fraternel, public et international[8].

Mais cette compréhension essentielle, bien que faisant partie de l’héritage fondamental du CCI, n’est pas facile à mettre en pratique. La culture du débat ne peut se développer que contre le courant de la société bourgeoise. Comme la tendance spontanée au sein du capitalisme n’est pas la clarification des idées mais la violence, la manipulation et la lutte pour obtenir une majorité (dont le cirque électoral de la démocratie bourgeoise est le meilleur exemple), l’infiltration de cette idéologie bourgeoise au sein des organisations prolétariennes contient toujours les germes de crises et de dégénérescence. L’histoire du Parti bolchevique l’illustre parfaitement. Tant que le parti était le fer de lance de la révolution, les débats les plus vivants et souvent les plus vifs constituaient une de ses principales forces. En revanche, l’interdiction des véritables fractions (après le massacre de Cronstadt en 1921) a constitué un signe majeur et a été un facteur actif de sa dégénérescence. De même, la pratique de la »coexistence pacifique » (c’est-à-dire de l’absence de débat) entre les positions conflictuelles qui caractérisait déjà le processus de fondation du Parti communiste internationaliste, ou la théorisation par Bordiga et ses adeptes des vertus du monolithisme ne peuvent être comprises que dans le contexte de la défaite historique du prolétariat au milieu du 20e siècle.

Si les organisations révolutionnaires veulent remplir leur rôle fondamental de développement et d’extension de la conscience de classe, la culture d’une discussion collective, internationale, fraternelle et publique est absolument essentielle. Il est vrai que ceci requiert un haut niveau de maturité politique (mais aussi, de façon plus générale, de maturité humaine). L’histoire du CCI est une illustration du fait que cette maturité ne s’acquiert pas en un jour mais qu’elle est le produit d’un développement historique. Aujourd’hui, la nouvelle génération a un rôle essentiel à jouer dans ce processus qui mûrit.

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Courant Communiste International