INDE : LETTRE OUVERTE À UN ENVOYÉ SPÉCIAL

À M. Cédric GOUVERNEUR, envoyé spécial sur le front indien de l’antiterrorisme, au Chhattisgarh, et qui en est revenu avec si peu d’information.

Et à M. Ignacio RAMONET, directeur de publication du « Monde diplomatique ».

Messieurs,

Il faut un sacré culot éditorial pour titrer « Inde : expansion de la guérilla naxalite », le 1er décembre 2007, au moment même où une milice armée forte de 5 000 hommes, payée par la compagnie sud-coréenne POSCO, lançait une attaque simultanée contre les villageois de Dhinkia, Nuagon et Gaddakujang, dans le district de Jagatsinghpur, en Orissa, à l’est du pays.

But de la manœuvre : exproprier les paysans et déplacer les populations.

Le tout, bien sûr, sous la haute vigilance de la police indienne.

Lire : « Il faut éviter les expulsions forcées à Jagatsinghpur », dernier communiqué d’A.I., paru le 30 novembre 2007.

Au cours des vingt derniers mois, les paysans ont érigé des barricades à Balithutha et ailleurs pour protester contre la cession de leurs terres à la firme sud-coréenne POSCO, décidé à construire un site sidérurgique au lieu et place de leurs villages.

Le décompte d’événements de la sorte, orchestrés par le gouvernement, depuis mai 2005, date des premières expropriations massives de paysans, au Chhattisgarh, est très inquiétant…

On assiste impuissant à une offensive généralisée à l’encontre des populations vivant sur des territoires, vendus sans leur avis, aux multinationales du fer, de l’or et du diamant.

Jamais l’expression « l’argent est le sang des pauvres » n’a été aussi vraie.

Ce ne sont pas les guérillas naxalites qui se répandent comme un mauvais vin sur une carte, mais les milices à la solde d’un Grand Capital qui se livre à un achat effréné de terre, de colline, de forêt, parfois, grande comme des départements français.

L’attitude de la police ressemble étrangement à celle qui a préludé les grandes catastrophes.

L’Etat indien abandonne volontairement et sciemment, dans le district de Jagatsinghpur, en Orissa, sa première mission : la protection des personnes, des biens et des communautés.

Au profit de groupes de mercenaires, chargés de déplacer les villages et d’effectuer de nouvelles partitions de territoires.

Et ce sans susciter la moindre réaction de la part des gardiens de la Constitution : les juges de la Cour suprême !

Mais revenons au Chhattisgarh, à Raipur, d’où paraît-il vous revenez.

La « salwa Judum » n’est pas une nouveauté ; elle s’inscrit dans la tradition des Ranvir sena, des milices féodales, à la solde des landlords, qui massacrent en toute impunité les paysans rebelles (1).

Son originalité est simplement qu’elle porte l’uniforme de la police et qu’elle est dirigée par un ancien renégat maoïste, Mahendra KARMA, lequel est conseillé par un héros de l’antiterrorisme, le policier penjâbi, K.P.S. GILL (2).

New Delhi pousse le vice jusqu’à baptiser cette improbable union entre un gangster, chargé du recouvrement des dettes et un flic tortionnaire, de « Peace Hunter », les chasseurs de paix.

Comment le gouvernement a blanchi et transformé ces shérifs en champion de l’antiterrorisme ?

Qui paye la « Salwa Judum » ?

Qui promeut ce modèle de lutte anti-insurrectionnelle ?

À quel moment, le pouvoir est-il passé aux mains de criminels au Chhattisgarh* ? (3)

*Une fiction d’État, créé en 2004, au cœur de l’Inde sylvestre, par le Bharahtya Janata Party avant qu’il ne perde les élections nationales.

Quelles caractéristiques locales ont-elles permis cette expérience de « terreur blanche » ?

Pourquoi est-il si difficile de se procurer une carte géologique de la région ?

Les lecteurs du « Monde diplomatique » qui ont lu, avec patience, votre long article consacré à « l’expansion des naxalites » ne le sauront jamais.

Vous êtes ce qu’on appelle, dans les milieux autorisés, « un journaliste embarqué ».

Un journaliste qui reprend tous les lieux communs et poncifs sans jamais prendre de risque.

LE RETOUR DES NAXAL AU PAYS D’ORWELL

Le concept de « corridor rouge » développé par vous est à prendre avec le pinceau de la propagande et les ciseaux de la censure.

« LA TERREUR ROUGE » s’est répandu dans la presse indienne, début 2005, au moment où le roi hindou Gyanendra tentait, au Népal, un ultime coup d’état afin d’empêcher la création d’une république.

Le maharadja népalais, ami personnel du duc d’Édimbourg, était soutenu, dans le bassin du Gange, par l’aristocratie financière, les revivalist hindu, basés à Gorakhpur, et une partie de l’état-major, restée fidèle au Bharathya Janata Party.

Leur campagne violemment antibolchevik visait à empêcher l’imminence d’une alliance du Parti communiste maoïste népalais et l’ensemble des partis démocratiques laquelle eut lieu, à New Delhi, en novembre 2005 (4).

La même chose s’est produite en Andhra Pradesh, à Hyderabad, au moment où un cessez-le-feu était possible entre les groupes naxalites et le gouvernement.

Avec beaucoup plus de succès, la presse et les flics de l’Intelligence Bureau y avaient nourri des intrigues et pourri les négociations…

LE PRÉTENDU DANGER NAXAL SERT EN INDE À MASQUER LE VOL DES TERRES, LE SUICIDE DES FERMIERS ET L’EXPROPRIATION DES PAYSANS.

« Dés le 12 février 2005 apparaissent dans les journaux, à la radio et à la télévision, des reportages on ne peut plus douteux et fantaisistes sur l’insurrection naxal » écrit en juillet 2005, le secrétaire général du People’s Union Civil Liberties, K.G. KANNABIRAN (5).

Selon lui, le gouvernement utilise opportunément « la menace naxalite » pour liquider ce qui reste de l’héritage de Nehru : l’eau potable, l’électricité pour tous, les routes départementales, les réserves communales de blé et de riz, les cartes de rationnement à prix fixe, les écoles et les dispensaires gratuits, dans les campagnes.

« Depuis 15 ans, la pauvreté y explose comme une arme de destruction massive » tempête le « chief minister » communiste de l’Ouest Bengale.

Le nombre de tués dans les accrochages entre les groupes maoïstes et les GreyHound (6) sont peu de chose comparés aux 25 000 bûchers funéraires, laissés par la politique dite de « libéralisation, privatisation, globalisation », pratiquée par les différents gouvernements.

Les statistiques, pour une fois, ne mentent guère.

Le quotidien « The Hindu » du 12 juin 2006, p.10, évoque le registre des morts de Vidharbha, une localité dans le Maharashtra, où il est comptabilisé, depuis juin 2005, 580 suicides de paysans par pendaison ou ingestion de pesticide.

Raisons de ces autolyses : endettement et pression des banques.
Article : « Slowing down the suicides » par P. Sainath.

Il suffit de contacter les services, à New Delhi, chargés de verser la compensation de 100 000 roupies promise par le docteur Manmohan SINGH aux innombrables veuves et orphelins des fermiers suicidés pour vérifier l’ampleur du phénomène.

Pendjab, Maharashtra, Andhra Pradesh, Orissa, Bihâr.

Les régions les plus touchées par les suicides en masse – uniques dans les annales par leur nombre et leur méthode – sont bizarrement les zones signalées par les militaires comme « infestés par le maoïsme ».

Selon le docteur M. SINGH dont la fille N.R.I. (non resident in India) est avocate à New York, le fléau principal n’est pourtant pas cette hécatombe ni le démantèlement du service public ni la course aux armements avec le Pakistan encore moins la multiplication des « Salwa Judum » : ce sont les naxalites !

Le maoïsme comme l’ascétisme gandhien hantent l’imaginaire du bourgeois indien qui éprouve à leur égard une indicible répulsion pour leur esprit égalitaire et leur épouvantable austérité.

On nomme « naxal », aujourd’hui, tout paysan et aborigène, organisé en comité d’auto-défense qui prône un mode de vie frugal, tourné vers l’autarcie et le village.

Les naxalites aiment tellement l’auto-suffisance qu’ils fabriquent eux-mêmes leurs armes.

Pour l’ex-gouverneur de la Reserve Bank of India, devenu chef de gouvernement, sans être élu, le paysan qui tue son usurier et brûle le livre de compte est le pire des terroristes.

Et malheur à ceux qui s’aviseraient de dire le contraire.

L’Intelligence Bureau traque comme du temps de l’état d’urgence (1977-1979), décrété par Indira Gandhi, la dissidence.

Il faut être célèbre comme Arundhati ROY pour ne pas être inquiété et dire à voix haute à un journaliste de « Tehelka » : « la bourgeoisie indienne est entrée en sécession et fait la guerre à son propre peuple ». (7)

Des professeurs comme Jean DREZE, prix Nobel d’économie, moins connu que la « déesse des petites choses », sont tabassés par la police lorsqu’ils se déplacent dans les villages au Chhattisgarh.

Anecdote savoureuse qui donne à voir la mentalité des pandores.

Le 6 juin 2005, à Balarampur, dans le district de Sarguja, l’honorable sahib, d’origine belge, qui habite par choix d’existence dans un bidonville, est missionné par Sonia GANDHI ; et harangue des villageois à propos d’un programme « nourriture contre travail ».

Mais au vu de son accoutrement gandhien et à l’écoute de son discours, les barbouzes le prennent pour un naxal…

C’est dire l’étendu et la bêtise de la répression.

Les militants des Droits de l’homme comme ceux de People’s Union Civil Liberties sont harcelés quotidiennement par la police.

M. Binayak SEN, secrétaire du PUCL, au Chhattisgarh, est arrêté le 14 mai 2007 pour « intelligence avec les maoïstes ».

Le militant des Droits de l’homme, connu à Raipur, est incarcéré parce qu’il a dénoncé, preuves à l’appui, des policiers impliqués dans des assassinats et des viols.

M. GOUVERNEUR, dans son long article du Monde diplomatique, ne prononce pas une fois son nom. Pourquoi ?

Le journaliste français travaille-t-il à l’ombre de la censure et dans le giron des ambassades ?

Si oui, on comprend mieux son ignorance à propos de l’histoire des paysans insurgés du Telengana, celles des tribus Santal, Oraon et Munda, qui constituent ce que le bourgeois de Bombay ou Calcutta nomme avec mépris les « naxal ».

Le mot étant le dernier avatar, inventé par l’Intelligence Bureau, en 1967, à Naxalbari, West Bengal, pour qualifier « l’indigène révolté ».

Cet étiquetage sommaire permet de faire l’économie de toute analyse.

Pourtant les XIXe et XXe siècles en pays telengu sont riches de révoltes d’aborigènes contre les zamindars, les tehsildars, les officiers de l’Indian Civil Service…

Le terme adivasis était inventé alors par l’ethnographie coloniale, et situé, dans la hiérarchie des races, en dessous des Sûdras, au même rang d’indignité que les intouchables.

Certains sahibs, chasseurs repentis comme John Corbett, voulaient même leur interdire ou pour le moins réglementer la coupe et le ramassage du bois dans les jungles, appartenant aux maharadjas et nababs (shikari), transformés en parcs nationaux.

Un adivasis avait moins de valeur qu’un singe langur.

Ce combat conservateur est repris, aujourd’hui, par « les environnementalistes » et les ingénieurs des mines qui préfèrent la sauvegarde du tigre à celle du peuple des forêts.

La défense du tigre et son espace vital sont devenus comme le signe discret de ralliement des « chasseurs de paix ».

La question de la propriété des jungles et des sols, vous l’avez deviné, reste, en Inde, le cœur de tous les problèmes et la mère de toutes les batailles.

C’est en partie grâce à une revendication des sans terres et aborigènes, à New Delhi, que le gouvernement de Sonia GANDHI, United Progressive Alliance, a été élu le 13 mai 2004.

Or la loi programmée relative à la jouissance de l’usufruit des forêts pour les aborigènes n’a jamais été votée à la Lok Sabah.

Dans son reportage, Cédric GOUVERNEUR parle peu du combat des sans terres, hormis qu’ils ont été récemment réprimés par le Parti communiste indien, décidé à implanter des Special Economical Zone (SEZ), loués à des multinationales, au Bengale.

L’envoyé spécial fait bien de pointer l’entreprise TATA, derrière l’opération « Salwa Judum », mais il oublie la compagnie diamantaire sud-africaine De Ber avec qui le chief minister, Ram SINGH, a signé un contrat ainsi que Mital Steel et Hutchison Essar.

Et corollairement à leurs installations, la mise en place à Kanker, d’un centre d’instruction anti-guérilla, ouvert aux forces armées américaines, britanniques et népalaises.

Il eut été judicieux dans l’illustration de son article de juxtaposer une carte d’état-major esquissant le fameux « corridor rouge » et une autre montrant l’expansion des compagnies minières.

Le but de Ram SINGH, appuyé par les mercenaires de la « Salwa Judum », étant de coloniser les massifs forestiers au plus près des intérêts des compagnies d’où la création de villages stratégiques, qui se situent non loin des routes et des mines à ciel ouvert.

La tactique de l’Intelligence Bureau est dés lors d’exagérer le danger émanant du milieu naturel.

Là les naxal ici les braconniers qui massacrent les tigres, chassant ainsi l’homme de son mode de vie ancestral.

Pour achever le travail, la propagande monte une partie de la population, acculturée, en particulier celle des villes, contre les adivasis.

L’arbre Naxalite est un banyan qui cache une multitude de crimes…

Je vous invite à lire mon article « Terrorisme en Inde, mode d’emploi » paru sur www.bellacio.org

http://bellacio.org/fr/article.php3?id_article=51948

Lal Salam !

HIMALOVE

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1.Lire les rapports d’Amnesty International, en particulier, ceux de l’année 1999, relatifs aux exactions des Ranvir sena au Bihâr.

2.Kanwar Pal Singh GILL, « surnommé le boucher du Pendjab » a été directeur de la police jusque la mort du Chief minister Beant Singh, en 1995, dans l’état du Pendjab ; tortionnaire, spécialiste des coups tordus, il est le responsable du massacre et de l’emprisonnement de milliers de sikhs innocents. Il est sorti de sa retraite en mai 2005 ; le ministre de l’Intérieur Shivraj Patil lui confiant la supervision de la lutte antinaxal.

3.Contrairement au Jammu et Cachemire, Manipur, The Act Special Force Army, 1958, et the presidential rule n’ont pas été décrétés au Chhattisgarh.

4.Malgré cette campagne, un accord historique est signé, à New Delhi, entre les 7 partis démocratiques népalais et les maobaadi ; le roi Gyanendra est renversé, par un mouvement populaire, en avril 2006.

5. A Human Right Perspective (Juillet 2005 ; p.5) http://www.pucl.org

6.Les GreyHounds sont des forces paramilitaires, spécialement créées pour chasser le naxal ; elles dépendent directement du ministère de l’Intérieur.

7.Interview d’Arundhati Roy paru dans « Tehelka » en mai 2006. Allez sur le site de « Passerelle Sud » pour en avoir la traduction.