Une vidéo tournée jeudi 15 Novembre pendant la grève des cheminots allemands est disponible, avec des sous-titres en français, sur le site :
www.kanalb.org

En bas de la fenêtre de la vidéo, à côté de « Untertitel », cliquer sur FRA.

Nicolas Sarkozy était en déplacement à Berlin lundi dernier pour rencontrer Angela Merkel. A la veille de grèves massives en Allemagne comme en France, de quoi ont-ils parlé ? De « l’intégration » des étrangers et d’une nouvelle politique d’immigration. Ce vieux truc des hommes politiques qui consistent à occulter le malaise et les revendications sociales, en laissant sous-entendre que le problème principal serait les « étrangers » ne trompent personne. Le problème, de part et d’autre du Rhin il est social.

Le contexte de la grève en Allemagne:

Le trafic ferroviaire a été très fortement perturbé la semaine dernière en Allemagne. De mercredi à samedi, le syndicat GDL des conducteurs de train et des personnels roulants, avait appelé à une grève de 62h. Le transport de marchandises a été presque entièrement paralysé à l’Est. La moitié des trains régionaux n’ont pas circulé (avec des différences importantes suivant les régions : 85% de trains à l’arrêt à l’Est, contre 30% dans certaines régions de l’Ouest). Dans les transports urbains, entre 50 et 80% des S-Bahn n’ont pas roulé. Un tiers des trains ont été annulés sur les grandes lignes, la deutsche Bahn s’efforçant à ce niveau de mettre en oeuvre un plan d’urgence (grâce aux conducteurs fonctionnaires qui n’ont pas le droit de faire grève et aux adhérents du syndicat « maison » Transnet).
GDL s’est dit très satisfait de cette nouvelle action, la sixième depuis l’été. Pourtant, la deutsche Bahn se refuse toujours à faire une nouvelle offre salariale. La direction a obtenu vendredi le soutien du conseil d’administration réuni en urgence (dans lequel siège les syndicats « maison »). Pire : la deutsche Bahn a porté plainte contre GDL, et contesté la validité du préavis de la grève du 10 juillet. Elle exige 5 millions d’euros de dommages et intérêts. « La direction ne sait plus quoi inventer pour ne pas céder », a commenté GDL, qui estime que la plainte n’a aucun fondement. Il laisse jusqu’à lundi soir minuit à la deutsche Bahn le soin de faire une nouvelle proposition. Faute de quoi, il envisage de franchir un nouveau cap dans la lutte : la grève illimitée.

Salaires gelés depuis 2005

Le conflit entre la deutsche Bahn et GDL dure depuis des mois. En juin, les syndicats Transnet et GDBA de la holding ferroviaire ont signé un accord salarial prévoyant une augmentation de 4,5% pour l’ensemble des salariés. Cette augmentation peut sembler importante. En réalité, les salaires étaient gelés depuis 2005 à la deutsche Bahn –comme dans de nombreuses entreprises allemandes, mesure adoptée pour « renforcer la compétitivité de l’économie ». Parallèlement, le temps de travail n’a cessé d’augmenter. GDL estime ainsi que les salariés de la deutsche Bahn ont perdu 10% de pouvoir d’achat ces dernières années et déplore la dégradation des conditions de travail. « Les ajustements en matière d’organisation du travail ces dernières années ont essentiellement porté sur le personnel roulant, explique Enrico Forchheim, président de GDL pour le S-Bahn de Berlin. Le moindre de nos gestes est chronométré, tandis que de nombreux déplacements ne sont pas inclus dans le temps de travail. Les débuts et fins de service ont lieu à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Les conducteurs ne les connaissent que cinq jours à l’avance. Et personne ne se soucie de savoir comment nous rentrons chez nous si nous sommes déposés le soir en dehors de Berlin. » En 2003 déjà, la direction avait voulu supprimer d’un coup 18 jours de congés au personnel roulant. GDL avait réussi à bloquer ce projet. Mais les horaires et trajets de service n’ont cessé de se dégrader.

GDL refuse de « travailler plus pour gagner plus »

Suite aux premières actions de grève, la direction de la deutsche Bahn avait avancé de nouvelles propositions pour les agents de conduite :
-Une prime de 600 euros pour 2006.
-Le paiement d’heures supplémentaires déjà effectuées en 2006 à hauteur de 1400 euros (ces heures supplémentaires n’étaient pas payées mais versées sur un compte épargne-temps).
-Une augmentation supplémentaire de 5,5% à condition que les agents de conduite acceptent de travailler 43h par semaine au lieu de 41h actuellement.
Ces propositions ont été catégoriquement rejetées par GDL qui ne souhaite pas « travailler plus pour gagner plus », pour reprendre le slogan de Nicolas Sarkozy. Le syndicat demande au contraire à revenir à la durée hebdomadaire légale de travail qui est de 40h en Allemagne. Il demande aussi à revoir l’organisation des horaires de services, telles aujourd’hui que la durée hebdomadaire effective de travail pour les agents de conduite est proche de 55h. D’où sa revendication d’une augmentation de salaires de 31%, englobant à la fois une revalorisation salariale et une réduction du temps de travail. Demande qualifiée de « folle » par la direction de la deutsche Bahn. « Pas du tout, répond GDL, les membres de la direction n’ont-ils pas été augmenté de 62% cette année, tandis que ceux du conseil d’administration ont bénéficié d’une revalorisation de 262% de leurs indemnités ? ».

Une grève historique

Si les grèves sont rares en Allemagne –et généralement peu médiatisées- celle de GDL est historique. Le petit syndicat (34000 adhérents, 80% des agents de conduite) a dû pourtant batailler pour pouvoir recourir à ce moyen d’action. La deutsche Bahn a systématiquement contesté les préavis devant les tribunaux. Dans un premier temps, la grève a été judiciairement limitée aux transports urbains et régionaux. Statuant en appel, le tribunal du travail de Chemnitz a finalement autorisé, début novembre, la grève dans le transport de marchandises et sur les grandes lignes. Et rétabli le droit de grève pour ce qu’il est : un moyen légitime pour les salariés, de défendre leurs revendications. Cette décision a permis à GDL de passer à une étape supérieure de lutte, les conséquences économiques d’une grève dans le transport de marchandises et sur les grandes lignes étant lourdes pour la deutsche Bahn. Une grève limitée au transport régional aurait au contraire pu jouer en défaveur de GDL.

L’opinion reste favorable au gréviste

Comme un France, le conflit trouve un prolongement médiatique. Prompte à publier de longues pages de reportage, la presse écrite se garde bien d’aller voir les conducteurs de train, préférant relayer les positions de la direction de la deutsche Bahn. Jeudi dernier, cette dernière s’est d’ailleurs offert des pleines pages dans les quotidiens, expliquant –en partie seulement- les termes de l’accord qu’elle avait proposé à GDL. Les panneaux d’information des gares ont également été utilisés contre GDL. L’opinion reste pourtant favorable aux grévistes. Début Novembre, un sondage de ZDF faisait état de 57% d’opinion favorable au mouvement. Selon un sondage publié vendredi par le Berliner Zeitung, 61% des Berlinois jugent la grève justifiée et 57% estiment que leurs revendications sont justifiées.

La détermination du petit syndicat surprend

La détermination du petit syndicat de conducteurs de train surprend en Allemagne, où les conflits sociaux sont nettement plus rares qu’en France. Hormis un soutien relativement fort dans la population, tous les tenants du pouvoir sont dressés contre lui. La direction de la deutsche Bahn, évidemment, qui a des sueurs froides à l’idée que d’autres catégories de personnel viennent renforcer le concert de revendications, et ce alors que le projet d’introduction en bourse de la deutsche Bahn est en cours de discussion. Les autres syndicats de la deutsche Bahn, dont la réputation de syndicats « maison » n’est plus à faire et qui ne peuvent que se méfier d’un rival de plus en plus puissant qui entend, lui, défendre les intérêts des salariés. Mais aussi les medias, plus prompts à retransmettre des interviews de voyageurs mécontents qu’à s’intéresser aux conditions de travail dans le rail.

Les arguments le plus souvent utilisés contre GDL sont de vouloir diviser le personnel et de vouloir rompre avec le principe d’unité tarifaire et syndicale. GDL n’en a que faire. « Je n’ai pas besoin que des employeurs me dictent ce qui est bon pour moi en tant que travailleur, insiste Enrico Forchheim. L’unité tarifaire est de toute façon mise à mal. Des groupes de métiers sont systématiquement négligés dans les accords. Il est impossible avec Transnet de régler les conditions de travail des agents de conduite».

Les limites des relations sociales en Allemagne

Le combat de GDL semble mettre en évidence les limites auxquelles les relations sociales en Allemagne se heurtent aujourd’hui. Le principe d’unité syndicale adopté après après-guerre pour empêcher toute division des salariés face aux employeurs–un syndicat par branche, une confédération commune à tous- a amené les directions syndicales à devenir les courroies de transmission des directions d’entreprises. Réuni en congrès il y a deux semaine, le syndicat IG Metall a ainsi élu à sa tête des « modernistes » pour qui le syndicalisme doit nécessairement s’adapter à l’impératif de compétitivité économique. Pourtant, cette évolution d’ensemble ne reflète pas le mécontentement grandissant des salariés et des syndiqués de base quant à leur condition de travail. Sans l’existence de GDL, il n’aurait pas trouvé à s’exprimer à la deutsche Bahn. Pour beaucoup, la lutte de GDL revêt un aspect emblématique à double titre. D’une part, il exprime un malaise social, lié à une détérioration des conditions de vie en Allemagne, qui peine à s’exprimer. D’autre part, un échec de la lutte signerait la définitive du « Wohlstand », des horaires de travail à rallonge et des salaires bas pour tous.

« Nous avons bien conscience que demander un salaire brut de départ à 2500 euros pour les conducteurs de train peut sembler aberrant aux yeux de ceux qui ne touchent que les aides Hartz IV (équivalent allemand du RMI) », souligne Enrico Forchheim. « Mais il s’agit pour nous d’avoir un salaire en rapport avec notre travail », poursuit-il. Les agents de conduite allemands sont nettement moins bien payés que leurs collègues européens. En outre, les salaires n’évoluent plus après 4 ans. La retraite, c’est à 67 ans, comme pour tous les salariés en Allemagne.

Peu de salariés osent se plaindre

Mais les conditions d’emplois sont devenues tellement précaires en Allemagne que peu osent se plaindre. Le taux de chômage officiel est stable à 16% à Berlin. Dans de nombreux secteurs, les salariés –ou plutôt les directions syndicales- ont consenti à des gels de salaires et des augmentations de temps de travail ces dernières années. Il existe une large palette de contrats de travail permettant aux employeurs de ne pas payer de charges sociales –notamment des emplois à temps partiel-, tandis qu’un éventail de plus en plus large de métiers –serveur, coursier, etc…- recquiert aujourd’hui du salarié qu’il ait un statut de travailleur indépendant. Dans de telles conditions, c’est à chacun de payer au prix fort son assurance maladie, ses cotisations retraites, etc… Les bénéficiaires des aides HartzIV sont tenus d’accepter des emplois à 1 euro de l’heure (qui vient s’ajouter aux aides sociales) sans perspective de sortie de la précarité. Les discussions sur la nécessité d’un SMIC sont toujours en cours : les syndicats demandent 7,5 euros bruts de l’heure. Dans ce contexte pressurisant de précarisation des actifs et d’individualisation des rapports de travail, les luttes sont peu nombreuses. Et les militants de GDL espèrent que leur mouvement « donnera du courage » dans d’autres secteurs.

C’est précisément ce que craint Kurt Beck, le président du parti socialiste allemand (SPD). Il l’a fait savoir dimanche dans les colonnes du tabloïd Bild am Sonntag. Son principal argument contre les revendications de GDL : il y voit « un grand danger pour « l’autonomie tarifaire ». Selon lui, une convention collective indépendante ouvrirait la porte aux revendications d’autres métiers et desservirait au final l’ensemble des salariés. Ces arguments rhétoriques autour dune convention collective spécifique permettent surtout de botter en touche par rapport aux revendications de fond de GDL. Comme l’explique le syndicat, il existe déjà plusieurs conventions collectives au sein de la deutsche Bahn et les salariés ne perçoivent pas le même salaires d’une filiale à l’autre.

Le projet d’introduction en bourse mis à mal

Le gouvernement s’est officiellement refusé à intervenir dans « les relations sociales » de l’entreprise. Mais on imagine bien qu’il œuvre en coulisses. Ce qui est sûr, c’est que ce conflit tombe mal dans le calendrier de réforme du gouvernement de coalition. Ce dernier a entériné le projet d’introduction en bourse de la deutsche Bahn (aujourd’hui, les actions appartiennent à 100% à l’Etat). Le projet est très impopulaire, puisque selon un sondage de l’hebdomadaire die Zeit publié l’été dernier, 67% des Allemands sont contre et seulement 27% pour. Sans doute soucieux de choyer ses électeurs à l’approche des législatives de 2009, la direction du SPD a opté pour un modèle selon lequel 25% seulement des actions seraient introduites en bourse, réservées aux particuliers, et sans droite de vote sur la politique de l’entreprise. Le partenaire de droite dans la coalition gouvernementale privilégie quant à lui l’entrée de grands investisseurs dans le capital. Du coup, le projet est au point mort. De nombreux Allemands, qui déplorent que tous les secteurs de l’économie du pays sont aujourd’hui privatisés, espèrent qu’il le restera longtemps.