Il y a trente-deux ans, en Inde, Indira Gandhi décrétait, pendant dix-neuf mois, l’état d’urgence pour des motifs similaires : un juge de la cour suprême voulait invalider son élection, pour fraudes électorales (2).

La lutte entre « l’impératrice des Indes », qui avait derrière elle, l’armée, le Congrès, les masses et le juge de la cour suprême était bien inégale ; et montra vite les limites de la démocratie parlementaire héritée du Raj.

Son slogan « Garibi Hatao ! » (dehors la pauvreté !) plaisait à des centaines de millions d’Indiens.

La déesse Durga nationalisait les banques, les assurances ; supprimait rentes et privilèges laissés, à l’Indépendance, aux maharadjas et nababs.

Un journaliste à la solde du « Times » écrivait clandestinement : « Même les chiens ne peuvent aboyer sans sa permission. »

Personne n’écrirait cela à Lahore, aujourd’hui, dans les colonnes du « Dawn », à propos du coup d’éclat du clown « Bushsharraf ».

En dépit de quelques centaines d’arrestations, son état d’urgence fait pâle figure auprès de celui d’Indira Gandhi.

Il est vrai que cette dernière était soutenue par l’Union soviétique et sortait d’une grande victoire militaire, la libération du Bengladesh en 1971.

Et là nous touchons au défaut majeur du général.

C’est un vaincu.

Le Pakistan de Musharraf n’est plus en mesure de s’imposer politiquement, lors même il disposerait de la Bombe tel est le préjugé commun.

« Il a perdu la guerre contre le terrorisme ; il a perdu la confiance du bazar, de la madrasa, des ambassades et pourrait connaître la fin accidentelle du général Mohammad Zia » pronostique, avec un certain plaisir, un diplomate.

Même la Chine qui construit en eau profonde, un port stratégique à Gwadar, ne soutient plus fermement le général.

Robert Gates, le remplacement de Rumsfeld, était à Bejing lorsque Musharraf décrétait l’état d’urgence, lui fermant ainsi son dernier recours.

Il pourrait certes se rapprocher de l’Iran et donner en échange quelques kilos d’uranium, mais le général n’est pas un colonel Nasser ou un Atatürk et n’ose pas, en apparence, affronter les grandes puissances.

Les Etats-Unis ont interdit impérativement à l’Inde et au Pakistan tout échange économique et politique avec la république islamique.

C’est dire la vassalisation des nations malgré la possession de l’arme nucléaire…

Pour l’Inde, ils ont même conditionné la fourniture d’uranium à cette interdiction.

Dans un discours simpliste, on nous présente maintenant Bénazir Bhutto comme un prix Nobel birman.

L’alternative au général est encensée par une presse mondiale qui méprise profondément le peuple pakistanais et le Pakistan.

Or la dame extrêmement corrompue préconise la multiplication des bases US sur son propre sol et le bombardement de sa propre population, dans les provinces du nord-ouest, rebelles à tout pouvoir.

Le « Jihad » que livre une bourgeoisie compradore, laquais de l’impérialisme, aux masses pakistanaises, atteint ici des hauteurs himalayennes.

Combien le chant du muezzin semble doux aux habitants de la vallée de Swat, comparé aux bombes de la Démocratie…

Depuis le 11-Septembre 2001, les généraux pakistanais sont sommés de déclarer la guerre à leur propre religion, de décréter la loi martiale dans les régions mitoyennes de l’Afghanistan et d’y taxer « terroristes » les élèves, à peine pubères, des écoles coraniques, les Talib.

Résultat : la révolte talibane gagne l’ensemble du pays.

Chaque attentat qui éclabousse nos journaux est la conséquence d’une guerre impitoyable dont nous voyons rarement les images.

L’Amérique, l’Europe souhaitent-elles rayer de la carte le Pakistan comme la Yougoslavie ?

Le dénigrement systématique de l’institution militaire (lire les articles du Monde de Françoise Chipaux) en apporte le soupçon…

Le drame du « pays des purs » est qu’il a été créé, en 1947, non pour être souverain, libre et indépendant mais pour servir des intérêts.

L’armée pakistanaise a été bâtie selon un mode colonial par les Britanniques.

Équipée par les Américains et les Chinois, sa mission était d’endiguer l’expansionnisme indien jadis allié aux Soviétiques.

Aujourd’hui, on poursuit les habitudes jusqu’à l’absurde.

Les cantonnements militaires, au pays de Jinnah, sont des sortes de Green Zone où le soldat est jardiné comme un arbre de malheur.

« De leurs mains ne sortent rien que le sable et la mort » murmurent les paysans du Sind.

Us et coutumes d’un régime colonial haï: les terres arables sont partagées entre officiers ; et les jeunes cadets, pour la plupart issus du Pendjab, sont éduqués dans les Académies militaires de Sandhurst ou de West point avant de revenir civiliser leurs semblables.

Durant cinquante ans, l’armée pakistanaise et, en particulier l’ISI, ont été des instruments dociles aux mains de la CIA.

Jusqu’à l’aventure de Kargil, l’armée a servi toutes les tentations : elle a signé les pactes atlantistes et anticommunistes (pacte de Bagdad, CENTCOM), fournit les mercenaires, l’argent, les armes, la drogue, pour saper les régimes prosoviétiques d’Asie centrale.

Le Pakistan a servi de pont et d’intermédiaire dans toutes les alliances secrètes entre les Etats-Unis et la Chine contre le bloc soviétique.

L’insurrection de 1989, au Cachemire, la première explosion nucléaire en 1998, l’embargo qui s’en est suivi, la guerre surprise de Kargil en 1999 et bien sûr les conséquences du 11-Septembre marquent cependant l’éveil chaotique d’une nation.

Par bien des aspects, la crise actuelle avec le tuteur américain ressemble à celle de 1971 où l’armée pakistanaise avait perdu le contrôle de l’Ouest Pakistan et failli à sa mission.

Après un bain de sang mémorable, le Bengale était libéré par l’armée indienne et les Mukti Sena supportés par les Soviétiques, au grand dam des États-Unis et des Chinois.

Aujourd’hui, le renversement stratégique d’alliance, le « soft deal » entre Washington et New Delhi, autorise l’armée indienne à envisager une possible conquête des régions, au nord-ouest himalayen, qui donne accès à l’Asie centrale.

Le couloir qui longe au nord le Pakistan et la frontière chinoise pour rejoindre l’Afghanistan fait partie de cette revendication.

La carte politique, éditée par The Survey of India, n’englobe-t-elle pas l’ensemble du Cachemire et, presque, le corridor du Wakhan ?

Preuves tangibles d’un tel dessein :

Le Border Road Organization, le génie militaire indien, est chargé par l’OTAN de reconstruire les routes en Afghanistan ; l’armée britannique fait des manœuvres avec les jawans, dans une région disputée aux confins du Ladakh.

Et cela au mépris total de la ligne de cessez-le-feu, the Lign of Control sous la surveillance de l’ONU.

Cette dernière manœuvre, en novembre 2007 (4), au pied du glacier Sachien, semble ne pas être étranger aux derniers coups de griffe du tigre pakistanais.

L’armée mise à mal, dans sa zone d’influence, se détermine par atavisme davantage contre l’ennemi intime que contre l’Oncle Sam.

Pour l’intelligence bureau pakistanais, les troubles fomentés au Baloutchistan, à la frontière iranienne, seraient l’œuvre du RAW, les services secrets indiens.

Il est curieux de voir combien l’État major épargne la CIA et le M16 dans leurs analyses.

Les forces de l’OTAN pourtant ont allumé une bombe, par leur présence dans l’Hindou Kouch, prête à exploser bien au-delà de la région…

Le Jihad qui a lieu actuellement au Warizistan et dans la vallée de Swat est pour les militaires locaux le fruit amer de l’Invasion.

Les Scouts de Gilgit se seraient bien passé d’intervenir dans ces montagnes, historiquement « autonomes », ultime marche de l’empire.

Les Pakistanais ne peuvent occuper ces régions de la même façon que l’armée indienne quadrille le Jammu et Cachemire.

Il en va de la fragile architecture du Pakistan.

Terra incognita, puits à fantasmes de tous les experts en terrorisme.

Ces zones tribales arbitrairement réunies sous protectorat britannique sont disputées depuis toujours avec l’Afghanistan.

La ligne Durand, dessinée par les géographes anglais au XIXe siècle, en pays pachtoune, n’a jamais été reconnue comme frontières par les différents gouvernements afghans successifs.

Les cartes dessinées par l’empire, il y a un siècle, recèlent des poisons insoupçonnés…

C’est cette zone, toujours rebelle au gouvernement de type colonial, qui est au cœur de toute l’affaire.

Plus invisibles que le Yéti, le mythique Ben Laden et sa mystérieuse légion hanteraient les lieux, éclairés par un ténébreux croissant islamique.

La vérité est beaucoup moins romantique.

Il n’y a pas un jour qui passe sans qu’un village ici soit bombardé, des dizaines d’enfants déchiquetés par des mines parachutées made in Israël.

Des moudjahiddines, comme du temps de l’empire soviétique, tiennent tête, avec des mousquets fabriqués à la main, aux norias d’hélicoptère de combat.

L’armée française participe à ces carnages.

Chaque jour des Rafales ou des Mirages s’envolent de la base militaire de Douchanbé, au Tadjikistan, pour mitrailler le pli bleuté de ces montagnes.

Qui nous parlera du déshonneur de ces pilotes et de leurs crimes commis en catimini ?

Les veuves et les orphelins pachtounes attendent le reporter du « Monde diplomatique » ou le french doctor pour témoigner du martyr enduré au nom de la guerre contre le terrorisme.

L’agitation bourgeoise autour de l’état d’urgence, à Islamabad, comparés aux massacres de la frontière afghane, apparaît comme une sinistre plaisanterie.

Car, enfin, ce qu’on reproche à Musharraf, c’est non pas qu’il soit un dictateur ou un assassin mais qu’il ne tue pas suffisamment son peuple !

1.L’auteur de l’opération Kargil a pris le pouvoir à la faveur d’un contre-coup d’état ; le Premier ministre Sharrif et les Américains, à la fin de l’année 1999, avaient planifié la destitution du Commandant en chef de l’armée pakistanaise.
2.La cour suprême ne sert pas à protéger des pogroms et des états d’exception en Inde : la loi martiale est en vigueur, depuis les années 1980, au Jammu et Cachemire et au Manipur ; et en février 2002, sous le règne du Bharatiya Janata Party, 3000 musulmans étaient massacrés au Gujarat sans que cela ne provoque une moindre intervention de la Cour suprême…
3.Le général Zia ul Haq dirigea le coup d’état militaire de juillet 1977 au Pakistan ; devenu président de la République islamique en 1978, il fit exécuter l’ancien Premier ministre Zulficar Ali Bhutto ; le militaire mourut dans un étrange accident d’avion… .
4.Lire la dernière livraison du magazine indien, « Tehelka ».