Frédéric est un enfant. Comme beaucoup d’enfants, Frédéric est sans cesse questionné sur ce qu’il veut faire quand il sera grand.
« Alors, ‘tit Fred, comment imagines-tu l’avenir? C’est à dire, comment envisages-tu ta future place dans la société? Comprends-tu les imbrications des divers systèmes qui régissent la société dans laquelle tu vis? Comprends-tu qu’il faut que tu choisisses un métier, dans la mesure de la réalisabilité de ce choix, bien sûr? Que ce « métier » participera à aider la société qui elle-même, bien évidemment, en retour t’aidera? Hein, ‘tit Fred, qu’est-ce que tu veux faire plus tard? »
Frédéric, du haut de ses huit ans, fronce les sourcils, et réfléchit. Il sait ce qu’il veut. Ce qu’il veut, c’est faire plaisir à papa et maman, et à la maîtresse. Frédéric pense que ce serait chouette aussi de faire quelque chose contre les méchants, contre ceux qui font du mal aux gens. Frédéric veut faire du bien. C’est décidé, Frédéric fera comme papa, Frédéric sera policier!
« Alors, Fred, tu l’as eu? »
Frédéric, sourit. Il est fier. Ses parents aussi. Frédéric a réussi le concours d’entrée à la police nationale. Il est flic. Ca n’a pas été facile, et il sait que ce métier est difficile. Mais Frédéric est un homme maintenant, prêt à assumer ses responsabilités. Il devra obéir aux ordres, pour faire régner la justice. La justice a ses zones d’ombre, qui sont souvent incomprises, et que nombre de personnes renverront parfois agressivement à Frédéric. On lui a appris ça, à l’école. On lui a appris que si lui ne comprend pas toujours la justesse des ordres, d’autres, plus diplômés, en savent les raisons profondes, les ont pesées, et ont pris des décisions propres au bienfait de la société.
Frédéric a quelques années de carrière derrière lui maintenant.
En 2007, il est muté à Nantes. Au matin du mercredi 3 octobre 2007, Frédéric se retrouve parmi la brigade d’intervention route de Sainte-Luce pour faire appliquer une décision de justice. Un camp de Roms est installé depuis quelques mois sur un terrain, devenu chantier de construction de Nantes aménagement. Un huissier est venu leur dire de partir. Ils ne l’ont pas fait. C’est la loi. Ils doivent partir. La décision de justice oublie, l’erreur est humaine, de se demander où ces 18 familles vont aller s’installer, et si elles en ont les possibilités matérielles, comme le nombre de véhicules pouvant tracter leurs caravanes. La décision de justice ne se demande pas si ce nouveau-né de deux semaines supportera une nuit dehors. La décision de justice ne se demande pas si cette femme qui est sur le point d’accoucher est prête à donner naissance sur le trottoir. La décision de justice ne se demande pas qui sont ces gens, d’où ils viennent, quelles persécutions subissent leurs communautés depuis des siècles.
Des caravanes sont tractées par Louis XVI fourrière. Emportées vers une destruction certaine si elles ne sont pas récupérées avant le soir. De pauvres vieilles caravanes. Des habitations.
Un voisin assistant à l’action de la machine judiciaire et à son profond respect des droits de l’homme ne supporte pas la scène. Il contacte qui il peut. Un petit groupe de médecins du monde suivi de près par deux journalistes arrivent sur les lieux. L’un d’entre eux parle roumain. Ils essaient de faire face à l’urgence. Mais il n’y a pas de place dans les foyers d’urgence. Il n’y a pas de place, pas assez de logements en France. C’est pour ça que Nantes aménagement construit un chantier de jolis appartements « accessibles ».
Frédéric fait son travail. Il empêche tout débordement et rigole de temps à autre avec ses collègues. Il faut bien sourire; lui, il sait que c’est pour le bien de tous.
Aucune solution institutionnelle ne sera trouvée. D’autres solutions existent. Frédéric et sa brigade s’en vont, journalistes et médecins du monde également.
Non loin de là, il existe des terrains en friches. Certaines personnes, des voisins, vont aider les Roms à installer leurs caravanes sur ce terrain et aller chercher les autres caravanes à la fourrière. Sous la huée raciste d’autres voisins. « Pas de ça ici ». « On ne veut pas de ces gens-là, qu’ils retournent dans leurs pays. » « Ce sont des voleurs. »
Tu as eu raison Frédéric de choisir ce métier. Tu défends bien les valeurs de cette société.
Moi, tu vois, ton métier, ta justice, tes ordres, tes promotteurs, ta mairie, les grandes valeurs de ta société, la bave immonde des voisins me font vomir.
Sache Frédéric, ou quel que soit ton nom, que si je n’ai pas répondu à ton « bonjour » ce matin du mercredi 3 octobre, route de Sainte-Luce, c’est qu’il ne me viendrait pas à l’idée de te souhaiter une bonne journée.