« La poursuite des combats de la classe ouvrière et de la maturation de sa conscience »

11) A cet enjeu, le prolétariat s’y est déjà confronté, comme on l’a vu, depuis plusieurs décennies puisque c’est son surgissement historique à partir de 1968, mettant fin à la plus profonde contre-révolution de son histoire, qui a empêché le capitalisme d’apporter sa propre réponse à la crise ouverte de son économie, la guerre mondiale. Pendant deux décennies, les luttes ouvrières se sont poursuivies, avec des hauts et des bas, avec des avancées et des reculs, permettant aux travailleurs d’acquérir toute une expérience de la lutte, et notamment du rôle de sabotage qui revient aux syndicats. En même temps, la classe ouvrière a été soumise de façon croissante au poids de la décomposition, ce qui explique notamment le fait que le rejet du syndicalisme classique se soit souvent accompagné d’un repliement vers le corporatisme, témoin du poids du chacun pour soi au sein même des luttes. C’est finalement la décomposition du capitalisme qui a porté un coup décisif à cette première série de combats prolétariens à travers sa manifestation la plus spectaculaire à ce jour, l’effondrement du bloc de l’Est et des régimes staliniens en 1989. Les campagnes assourdissantes de la bourgeoisie sur la « faillite du communisme », la « victoire définitive du capitalisme libéral et démocratique », la « fin de la lutte de classe », voire de la classe ouvrière elle-même, ont provoqué un recul important du prolétariat, tant au niveau de sa conscience que de sa combativité. Ce recul était profond et a duré plus de dix ans. Il a marqué toute une génération de travailleurs, engendrant désarroi et même démoralisation. Ce désarroi n’a pas été provoqué uniquement par les événements intervenus à la fin des années 80 mais aussi par ceux qui en ont résulté comme la première guerre du Golfe en 1991 et la guerre dans l’ex-Yougoslavie. Ces événements avaient apporté un démenti cinglant aux déclarations euphoriques du président George Bush père annonçant, avec la fin de la guerre froide, l’ouverture d’une « ère nouvelle de paix et de prospérité » mais, dans un contexte général de désarroi de la classe, celle-ci n’a pas pu en profiter pour reprendre le chemin de sa prise de conscience. Au contraire, ces événements ont aggravé un profond sentiment d’impuissance en son sein venant saper encore plus sa confiance en soi et sa combativité.

Au cours des années 1990, la classe ouvrière n’a pas renoncé totalement au combat. La poursuite des attaques capitalistes l’a obligée à mener des luttes de résistance mais ces luttes n’avaient ni l’ampleur, ni la conscience, ni la capacité à se confronter aux syndicats qui étaient celles de la période précédente. Ce n’est qu’à partir de 2003, notamment à travers les grandes mobilisations contre les attaques visant les retraites en France et en Autriche, que le prolétariat a commencé réellement à sortir du recul qui l’avait affecté depuis 1989. Depuis, cette tendance à la reprise des luttes de la classe et du développement de la conscience en son sein ne s’est pas démentie. Les combats ouvriers ont affecté la plupart des pays centraux, y compris les plus importants d’entre eux comme les États-Unis (Boeing et transports de NY en 2005), l’Allemagne (Daimler et Opel en 2004, médecins hospitaliers au printemps 2006, Deutsche Telekom au printemps 2007), la Grande-Bretagne (aéroport de Londres en août 2005, secteur public au printemps 2006), la France (mouvement des étudiants et des lycéens contre le CPE au printemps 2006) mais aussi toute une série de pays de la périphérie comme Dubaï (ouvriers du bâtiment au printemps 2006), le Bengladesh (ouvriers du textile au printemps 2006), l’Égypte (ouvriers des textiles et des transports au printemps 2007).

12) Engels a écrit que la classe ouvrière mène son combat sur trois plans : économique, politique et théorique. C’est notamment en comparant les différences sur ces trois plans entre la vague de luttes débutées en 1968 et celle qui commence en 2003 que l’on peut dégager les perspectives de cette dernière.

La vague de luttes qui commence en 1968 avait une importance politique considérable : elle signifiait en particulier la fin de la période de contre-révolution. De même, elle a suscité une réflexion théorique de premier plan puisqu’elle a permis une réapparition significative du courant de la Gauche communiste dont la formation du CCI, en 1975, a constitué l’expression la plus importante. Les combats de mai 1968 en France, de « l’automne chaud » italien de 1969, avaient pu laisser penser, du fait des préoccupations politiques qui s’y étaient exprimées, qu’on allait assister à une politisation significative de la classe ouvrière internationale au cours des luttes qu’elle allait mener par la suite. Mais cette potentialité ne s’est pas réalisée. L’identité de classe qui s’est développée au sein du prolétariat au cours de ces luttes était bien plus celle d’une catégorie économique que d’une force politique au sein de la société. En particulier, le fait que ce soient ses propres luttes qui ont empêché la bourgeoisie de s’acheminer vers une troisième guerre mondiale est passé complètement inaperçu pour la classe (y compris, d’ailleurs, pour la grande majorité des groupes révolutionnaires). De même, le surgissement de la grève de masse en Pologne en août 1980, s’il a représenté un sommet à ce jour (depuis la fin de la période révolutionnaire du premier après guerre) dans la capacité organisationnelle du prolétariat, a manifesté une faiblesse politique considérable, la seule « politisation » dont il ait fait preuve étant son adhésion aux thèmes démocratiques bourgeois, voire au nationalisme.

Il en a été ainsi pour toute une série de raisons que le CCI a déjà analysées, notamment :
– le rythme lent de la crise économique qui, contrairement à la guerre impérialiste d’où était surgie la première vague révolutionnaire, n’a pu mettre en évidence d’emblée la faillite du système ce qui a favorisé le maintien d’illusions sur la capacité de celui-ci à garantir un niveau de vie décent à la classe ouvrière ;
– la méfiance vis-à-vis des organisations politiques révolutionnaires du fait de l’expérience traumatisante du stalinisme (qui a pris la forme parmi les prolétaires des pays du bloc russe de profondes illusions sur les « bienfaits » de la démocratie bourgeoise traditionnelle) ;
– le poids de la rupture organique entre les organisations révolutionnaires du passé et celles d’aujourd’hui qui a coupé ces dernières de leur classe.

13) La situation dans laquelle se développe aujourd’hui la nouvelle vague des combats de classe est très différente :
– près de quatre décennies de crise ouverte et d’attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière, notamment la montée du chômage et de la précarité, ont balayé les illusions que « ça pourrait aller mieux demain » : les vieilles générations de prolétaires aussi bien que les nouvelles sont de plus en plus conscientes du fait que « demain sera encore pire qu’aujourd’hui » ;
– plus généralement, la permanence des affrontements guerriers prenant des formes de plus en plus barbares de même que la menace dès à présent sensible de la destruction de l’environnement engendrent la montée, encore sourde et confuse, du sentiment de la nécessité de transformer en profondeur la société : l’apparition des mouvements alter mondialistes et la mise en avant par ceux-ci de leur slogan « un autre monde est possible » constituent une sorte de contrepoison sécrétée par la société bourgeoise en vue de dévoyer ce sentiment ;
– le traumatisme provoqué par le stalinisme et par les campagnes qui ont suivi sa chute, il y a maintenant presque deux décennies, s’est éloigné dans le temps : les nouvelles générations de prolétaires qui entrent aujourd’hui dans la vie active et, potentiellement, dans la lutte de classe n’en étaient qu’au stade de l’enfance lorsque s’est déchaîné le gros des campagnes sur la « mort du communisme ».

Ces conditions déterminent toute une série de différences entre la vague actuelle de luttes et celle qui a pris fin en 1989.

Ainsi, même si elles répondent à des attaques économiques par certains côtés bien plus graves et générales que celles qui avaient provoqué les surgissements spectaculaires et massifs de la première vague, les luttes actuelles n’ont pas atteint, jusqu’à présent, tout au moins dans les pays centraux du capitalisme, leur même caractère massif. Il en est ainsi pour deux raisons essentielles :
– le resurgissement historique du prolétariat à la fin des années 60 a surpris la bourgeoisie mais cela ne saurait évidemment plus être le cas aujourd’hui et elle prend un maximum de mesures pour anticiper les mouvements de la classe et limiter leur extension comme l’atteste notamment les black-out systématiques qui les accompagnent ;
– l’emploi de l’arme de la grève est beaucoup plus difficile aujourd’hui du fait, notamment, du poids du chômage qui agit comme élément de chantage sur les ouvriers et aussi parce que ces derniers sont de plus en plus conscients que la marge de manœuvre dont dispose la bourgeoisie pour satisfaire leurs revendications est toujours plus mince.

Cependant, ce dernier aspect de la situation n’est pas que facteur de timidité des travailleurs envers la lutte massive. Il porte avec lui une prise de conscience en profondeur de la faillite définitive du capitalisme laquelle constitue la condition de la prise de conscience de la nécessité de renverser ce système. D’une certaine façon, même si c’est encore de façon très confuse, c’est l’ampleur des enjeux que posent les combats de la classe, rien de moins que la révolution communiste, qui détermine l’hésitation de la classe ouvrière à engager ces combats.

Ainsi, même si les luttes économiques de la classe sont pour le moment moins massives que lors de la première vague, elles contiennent, du moins implicitement, une dimension politique bien plus importante. Et cette dimension politique est déjà passée à une manifestation explicite comme le démontre le fait qu’elles incorporent de façon croissante la question de la solidarité, une question de premier ordre puisqu’elle constitue le « contrepoison » par excellence du « chacun pour soi » propre à la décomposition sociale et que, surtout, elle est au cœur de la capacité du prolétariat mondial non seulement de développer ses combats présents mais aussi de renverser le capitalisme :
– ouvriers de l’usine de Bremen de Daimler se mettant en grève spontanée face au chantage exercé par la direction à l’égard des ouvriers de Stuttgart de la même entreprise ;
– grève de solidarité des bagagistes de l’aéroport de Londres contre le licenciement des travailleurs d’une entreprise de restauration, et cela en dépit du caractère illégal d’une telle grève ;
– grève des travailleurs des transports de New York en solidarité avec les nouvelles générations à qui la direction se proposait d’imposer des contrats beaucoup plus défavorables.

14) Cette question de la solidarité a été au cœur du mouvement contre le CPE du printemps 2006 en France qui, s’il a concerné principalement la jeunesse scolarisée (étudiants et lycéens), s’est situé pleinement sur un terrain de classe :
– solidarité active des étudiants des universités les plus en pointe pour venir soutenir leurs camarades des autres universités ;
– solidarité envers les enfants de la classe ouvrière des banlieues dont la révolte désespérée de l’automne précédent révélait les terribles conditions qu’ils subissent au quotidien et l’absence de perspective que leur offre le capital ;
– solidarité entre générations, entre ceux qui s’apprêtent à devenir chômeurs ou travailleurs précaires et ceux qui ont déjà rejoint la situation de salariés, entre ceux qui s’éveillent aux combats de classe et ceux qui avaient déjà une expérience de ces derniers.

15) Ce mouvement a été également exemplaire en ce qui concerne la capacité de la classe à prendre en main ses luttes à travers les assemblées et les comités de grève responsables devant celles-ci (une capacité qu’on a vue également se manifester dans la lutte des ouvriers de la métallurgie de Vigo, en Espagne, au printemps 2006 qui, toutes entreprises confondues, tenaient des assemblées quotidiennes dans la rue). Cela a été permis notamment par le fait que les syndicats sont extrêmement faibles en milieu étudiant et qu’ils n’ont pu jouer le rôle de saboteurs des luttes qu’ils jouent traditionnellement, et qu’ils continueront de jouer jusqu’à la révolution. Une illustration du rôle anti-ouvrier que continuent de jouer les syndicats est le fait que les luttes massives auxquelles on a pu assister jusqu’à présent ont surtout affecté des pays du tiers-monde, là où les syndicats sont très faibles (comme au Bengladesh) ou bien totalement identifiés comme des organes de l’État (comme en Égypte).

16) Le mouvement contre le CPE, qui s’est produit dans le même pays où s’était déroulé le premier et plus spectaculaire combat de la reprise historique du prolétariat, la grève généralisée de mai 1968, nous apporte également d’autres enseignements concernant les différences entre la vague actuelle de luttes et la précédente :
– en 1968, le mouvement des étudiants et celui des ouvriers, s’ils s’étaient succédés dans le temps, et s’il existait une sympathie entre eux, exprimaient deux réalités différentes en rapport avec l’entrée du capitalisme dans sa crise ouverte : la révolte de la petite bourgeoisie intellectuelle face à la perspective d’une dégradation de son statut dans la société du côté des étudiants, une lutte économique des ouvriers contre le début de la dégradation de leurs conditions d’existence ; en 2006, le mouvement des étudiants était un mouvement de la classe ouvrière, ce qui illustre le fait que la modification du type d’activité salariée qui a affecté les pays les plus développés (croissance du secteur tertiaire au détriment du secteur industriel) ne remet pas en cause la capacité du prolétariat de ces pays de mener des combats de classe ;
– dans le mouvement de 1968, la question de la révolution était discutée au quotidien, mais cette préoccupation concernait principalement les étudiants et l’idée que la majorité d’entre eux s’en faisait relevait de variantes de l’idéologie bourgeoise : le castrisme à Cuba ou le maoïsme en Chine ; dans le mouvement de 2006, la question de la révolution était fort peu présente mais il existait en revanche une claire conscience que seules la mobilisation et l’unité de la classe des salariés étaient en mesure de faire reculer les attaques bourgeoises.

17) Cette dernière question renvoie au troisième aspect de la lutte du prolétariat tel qu’Engels l’a établi : la lutte théorique, le développement de la réflexion au sein de la classe sur les perspectives générales de son combat et le surgissement d’éléments et organisations produits et facteurs actifs de cet effort. Aujourd’hui, comme en 1968, la reprise des combats de classe s’accompagne d’une réflexion en profondeur dont l’apparition de nouveaux éléments se tournant vers les positions de la Gauche communiste constitue la pointe émergée de l’iceberg. Il existe, en ce sens, des différences notables entre le processus actuel de réflexion et celui qui s’était déroulé à partir de 1968. La réflexion qui a débuté à partir de cette date faisait suite au surgissement de luttes massives et spectaculaires alors que le processus actuel n’a pas attendu que la classe ouvrière soit en mesure de mener des luttes de la même ampleur pour débuter. C’est une des conséquences de la différence des conditions auxquelles fait face aujourd’hui le prolétariat par rapport à celles qui prévalaient à la fin des années 1960.

Une des caractéristiques de la vague de luttes qui débute en 1968 est que, du fait même de son ampleur, elle démontre la possibilité de la révolution prolétarienne, possibilité qui avait disparu des esprits du fait de la profondeur de la contre-révolution et des illusions créées par la « prospérité » qu’avait connue le capitalisme à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, ce n’est pas la possibilité de la révolution qui constitue l’aliment principal du processus de réflexion mais, au vu des perspectives catastrophiques que nous offre le capitalisme, sa nécessité. De ce fait, s’il est moins rapide et moins immédiatement visible que dans les années 1970, ce processus est beaucoup plus profond et ne sera pas affecté par les moments de repli des luttes ouvrières.

En fait, l’enthousiasme pour l’idée de révolution qui s’était exprimé en 1968 et les années suivantes, du fait même des bases qui l’avaient déterminé, avait favorisé le recrutement par les groupes gauchistes d’une grande majorité des éléments qui avaient adhéré à cette idée. Seule une toute petite minorité de ces éléments, ceux qui étaient les moins marqués par l’idéologie petite-bourgeoise radicale et l’immédiatisme émanant du mouvement des étudiants, avaient réussi à s’approcher des positions de la Gauche communiste et à devenir militants des organisations de celle-ci. Les difficultés qu’a nécessairement rencontrées le mouvement de la classe ouvrière, notamment suite aux différentes contre-offensives de la classe dominante et dans un contexte où pouvaient encore peser les illusions sur une possibilité pour le capitalisme de redresser la situation, a favorisé un retour significatif de l’idéologie réformiste dont ces groupes gauchistes se sont faits les promoteurs « radicaux » à la gauche d’un stalinisme officiel de plus en plus discrédité. Aujourd’hui, notamment à la suite de l’effondrement historique du stalinisme, les courants gauchistes tendent de plus en plus à prendre la place laissée vacante par celui-ci. Cette « officialisation » de ces courants dans le jeu politique bourgeois tend à provoquer une réaction parmi les plus sincères de leurs militants qui partent à la recherche des authentiques positions de classe. C’est pour cela que l’effort de réflexion au sein de la classe se manifeste par l’émergence non seulement d’éléments très jeunes qui d’emblée se tournent vers les positions de la Gauche communiste mais également d’éléments plus âgés ayant derrière eux une expérience dans les organisations bourgeoises d’extrême gauche. C’est, en soi, un phénomène très positif et qui porte avec lui la promesse que les énergies révolutionnaires, qui surgiront nécessairement au fur et à mesure que la classe développera ses luttes, ne pourront pas être captées et stérilisées avec la même facilité et la même ampleur qu’elles ne le furent au cours des années 1970 et qu’elles rejoindront en bien plus grand nombre les positions et les organisations de la Gauche communiste.

La responsabilité des organisations révolutionnaires, et du CCI en particulier, est d’être partie prenante de la réflexion qui se mène d’ores et déjà au sein de la classe, non seulement en intervenant activement dans les luttes qu’elle commence à développer mais également en stimulant la démarche des groupes et éléments qui se proposent de rejoindre son combat.

Courant Communiste International – www.internationalism.org