L’insurrection de février 1917 à Petrograd, alors capitale de la Russie, menée spontanément par les ouvriers rejoints rapidement par les soldats, avait conduit au renversement du tsarisme et à la constitution d’un Gouvernement provisoire. Mais une situation de double pouvoir s’était alors instaurée : d’un côté la classe ouvrière, organisée dans les soviets, des délégués des ouvriers, des soldats et des paysans pauvres, dont le plus important et le plus prolétarien était celui de Petrograd, et de l’autre la bourgeoisie, représentée par le Gouvernement provisoire et soutenue par les « conciliateurs » mencheviks et socialistes-révolutionnaires, majoritaires dans le Comité exécutif du Soviet de Petrograd. Plus la révolution se développait et plus cette situation devenait intenable.

La montée de la révolution
La classe ouvrière était pleine d’illusions sur les capacités des démagogues mencheviks et socialistes-révolutionnaires à répondre à leurs revendications principales : la paix, la journée de 8 heures, le problème agraire, etc. Mais au fil du temps, surtout à Petrograd puis à Moscou, l’exaspération des masses grandissait devant l’irrésolution et les atermoiements du Comité exécutif du Soviet et leur confiance dans ce dernier s’émoussait du fait du soutien toujours plus ouvert des conciliateurs au sein du Soviet à l’égard du Gouvernement provisoire. Il devenait de plus en plus clair que le Comité exécutif agissait comme un rempart en faveur des objectifs du Gouvernement provisoire, c’est-à-dire d’abord et avant tout pour le rétablissement de l’ordre au front comme à l’arrière afin de pouvoir continuer la guerre. A travers ses bastions les plus radicaux, la classe ouvrière commençait à sentir confusément qu’elle était dupée et trahie par ceux-là même en qui elle avait placé sa confiance pour diriger les conseils.

La radicalisation des ouvriers, leur souci grandissant de comprendre ce qui était en jeu, s’étaient une nouvelle fois exprimés à la mi-avril, suite à une note provocatrice du ministre libéral Milioukov réaffirmant la volonté de la Russie de continuer la guerre. Déjà exaspérés par toutes sortes de privations, les soldats et les ouvriers répondirent immédiatement par des manifestations spontanées et des assemblées massives dans les quartiers et les usines. Le 20 avril, une manifestation monstre poussa Milioukov à la démission. La bourgeoisie fut obligée de reculer momentanément dans ses plans de guerre. Les bolcheviks furent très actifs dans ce soulèvement prolétarien et ils gagnèrent en influence sur les ouvriers. La radicalisation du prolétariat s’était ainsi forgée autour du mot d’ordre mis en avant par Lénine dans ses « Thèses d’avril » : « Tout le pouvoir aux soviets ! » Durant le mois de mai, ce slogan inspirera de plus en plus d’ouvriers, tandis que le Parti bolchevique était de plus en plus considéré comme le seul parti aux côtés de la classe ouvrière. Partout en Russie, le ferment révolutionnaire s’exprimait dans un développement frénétique de soviets d’ouvriers et de paysans et les agitateurs bolcheviques connaissaient un succès grandissant. A Petrograd, si le Parti bolchevique avait moins d’un tiers des voix dans la section ouvrière du Soviet de Petrograd en avril, bien que les comités d’usine aient été déjà dominés dans la même période par les bolcheviks, cette proportion atteignit de façon significative les deux-tiers au début juillet.

En juin, l’agitation politique continua, de même que l’ascension irrésistible du bolchevisme. Celle-ci devint évidente lors de la manifestation géante du 18. Initialement appelée par les mencheviks, les socialistes-révolutionnaires et le Comité exécutif du Soviet pour soutenir le Gouvernement provisoire, qui venait de lancer une nouvelle offensive militaire « décisive », elle se retourna directement contre les conciliateurs… Lors de cette manifestation du dimanche 18 juin, la tension était telle que les bolcheviks avaient dû faire tous leurs efforts pour qu’elle reste pacifique et ne soit pas armée. Aussi, lorsque les conciliateurs installés dans leur tribune virent passer les manifestants, ils purent prendre la mesure de leur échec car l’immense majorité des quatre à cinq cent mille manifestants, loin de saluer la nouvelle offensive militaire et la coalition gouvernementale ou de reprendre les slogans officiels, scandaient les mots d’ordre bolcheviques : « A bas les dix ministres capitalistes ! A bas l’offensive ! Tout le pouvoir aux soviets ! Ni paix séparée avec les Allemands, ni traités secrets avec les capitalistes franco-anglais ! Le droit de vivre est au-dessus du droit de propriété ! Paix aux chaumières, guerre aux châteaux ! » (Cité dans La révolution russe de Marcel Liebman)

Maxime Gorki, bien qu’à l’époque opposé à Lénine, notait ainsi que « la manifestation de dimanche a dévoilé le complet triomphe du bolchevisme dans le prolétariat pétersbourgeois ». (Ibid.)

Les bolcheviks évitent le piège d’une confrontation prématurée
L’effervescence révolutionnaire ne cessait de grandir. Les ouvriers de l’usine Poutilov1 et des autres districts de Petrograd étaient en grève quasi-permanente. Les soldats des casernes de Petrograd, particulièrement chez les mitrailleurs, votaient des résolutions contre l’envoi d’unités au front. Il était de plus en plus patent et connu dans la capitale que l’offensive militaire déclenchée le 18 juin était un véritable échec. Devant les fraternisations toujours plus fréquentes entre soldats allemands et russes et devant la déroute, les chefs de l’état-major russe donnaient l’ordre de fusiller les « traîtres ». Ces informations arrivant dans la capitale, elles ne pouvaient que raviver les flammes et radicaliser ouvriers et soldats qui tenaient des meetings communs quotidiennement.

Arrive début juillet : quatre ministres cadets2 démissionnent du Gouvernement provisoire. Alors que les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires avaient justifié jusque-là leur refus du mot d’or­dre « tout le pouvoir aux soviets » par la nécessité de collaborer avec ces représentants de la « bourgeoisie démocratique » qu’étaient les cadets, le retrait de ces derniers de la coalition ne pouvait que provoquer, parmi les ouvriers et les soldats, une relance des revendications pour le pouvoir immédiat aux soviets. Il s’agissait en effet d’une tentative de la bourgeoisie libérale de pousser les ouvriers et les soldats à l’affrontement. « Supposer que les cadets pouvaient ne pas prévoir les répercussions de leur acte de sabotage déclaré à l’égard des soviets, ce serait résolument sous-estimer Milioukov. Le leader du libéralisme s’efforçait évidemment d’entraîner les conciliateurs dans une situation critique qui n’aurait d’issue que par l’emploi des baïonnettes : en ces jours-là, il croyait fermement que, par une audacieuse saignée, l’on pouvait sauver la situation. » (Trotsky, Histoire de la Révolution russe)

Les esprits sont chauffés à blanc ; le 3 juillet, soldats et ouvriers décident massivement de manifester, cette fois armes à la main, pour chasser le Gouvernement provisoire et exiger des dirigeants du Soviet qu’ils prennent le pouvoir.

Des milliers d’ouvriers et de soldats se rendent au siège du Parti bolchevique, tandis que des dizaines de milliers d’autres assiègent le Palais de Tauride où se tenaient les réunions du Comité exécutif du Soviet. Dans le même temps, les soldats et marins casernés sur l’île voisine de Kronstadt se préparent à descendre sur la capitale dans le même esprit d’exigence. La nuit du 3 au 4 juillet est décisive pour la révolution. Les bolcheviks sont dans une situation difficile. Pressés par les masses d’appeler à la prise du pouvoir, mais considérant que le moment est loin d’être propice à l’insurrection, ils décident après différents atermoiements de prendre la tête du mouvement, mais en appelant les ouvriers et les soldats à leur sens des responsabilités et à faire en sorte que la manifestation garde un caractère pacifique. Principalement, aucune directive immédiate n’est donnée au mouvement mais les bolcheviks rappellent cependant inlassablement, à l’instar de Lénine, que le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets » sera « finalement vainqueur » et appellent à la persévérance et à la fermeté.

Dans les rues, les manifestants essuient de nombreuses attaques des partisans de la bourgeoisie, ses agents provocateurs tirant sur la foule, voire sur les troupes de cosaques fidèles au gouvernement, afin de mieux discréditer le mouvement et de pousser aux affrontements armés.

Cependant, la fermeté des bolcheviks et leur influence sur les ouvriers et les soldats empêchent que le mouvement ne dégénère dans un bain de sang. Car si l’on dénombre quelques dizaines de morts et de blessés, la bourgeoisie espérait alors opérer une véritable saignée dans les rangs du prolétariat le plus avancé de Russie.

Au soir du 4 juillet, tandis que le Comité exécutif fait traîner des débats exprimant l’irrésolution et le désarroi grandissant des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires qui cherchent à gagner du temps, les trente mille ouvriers de l’usine Poutilov, surexcités, exigent qu’on leur livre Tseretelli, chef de file menchevik au Soviet de Petrograd. C’est alors qu’intervient Zinoviev, membre du Comité central du Parti bolchevique, afin de calmer les esprits. En conclusion de son discours, il prie les ouvriers « de se disperser aussitôt, pacifiquement, en maintenant un ordre parfait et en ne se laissant, en aucun cas, provoquer à des gestes agressifs. Les hommes assemblés se mettent en rangs et commencent à se disperser ». (Zinoviev, cité par Trotsky dans La Révolution russe)

Laissons Trotsky conclure : « Cet épisode illustre au mieux, et l’acuité du mécontentement des masses, et l’absence en elles d’un plan d’offensive, et le rôle réel du parti dans les évènements de Juillet. »

Les journées de Juillet s’étaient achevées dans un calme et un sérieux exemplaires. Les semaines qui suivirent virent alors fondre la réaction bourgeoise qui lança une répression violente contre les ouvriers radicaux et les bolcheviks. Ces derniers avaient montré qu’ils étaient les véritables représentants de la classe ouvrière qui était prête à les suivre, il fallait qu’ils le paient. Ainsi, tandis que les ouvriers et les soldats regagnaient leurs faubourgs et leurs casernes, les agents provocateurs de la bourgeoisie avaient produit au sein de régiments arriérés et restés neutres des documents « prouvant » que Lénine était un espion à la solde de l’Allemagne, les faisant basculer du côté de la réaction.

L’été 1917 verra donc le déchaînement des forces de la bourgeoisie et la tentative de prise du pouvoir par ses éléments les plus rétrogrades avec Kornilov à leur tête. Cependant, Lénine sut voir la signification de cette période dès son ouverture : « Une nouvelle phase commence. La victoire de la contre-révolution déclenche la déception au sein des masses vis-à-vis des partis socialiste-révolutionnaire et menchevik, et ouvre la voie au ralliement de celles-ci à la politique qui soutient le prolétariat révolutionnaire. » (Lénine, « Sur les illusions constitutionnelles », Oeuvres complètes)

Les leçons de juillet 1917
Ces journées de juillet révèlent l’importance des responsabilités du Parti. Trotsky résume ainsi admirablement le rôle des révolutionnaires et leur lien avec l’ensemble de la classe ouvrière : « Si le parti bolchevik, s’entêtant à juger en doctrinaire le mouvement de Juillet ‘inopportun’, avait tourné le dos aux masses, la demi-insurrection serait inévitablement tombée sous la direction dispersée et non concertée des anarchistes, des aventuriers, d’interprètes occasionnels de l’indignation des masses, et aurait épanché tout son sang dans de stériles convulsions. Mais aussi, par contre, si le parti, s’étant placé à la tête des mitrailleurs et des ouvriers de Poutilov, avait renoncé à son jugement sur la situation dans l’ensemble et avait glissé dans la voie des combats décisifs, l’insurrection aurait indubitablement pris une audacieuse ampleur, les ouvriers et les soldats, sous la direction des bolcheviks, se seraient emparés du pouvoir, toutefois et seulement pour préparer l’effondrement de la révolution. La question du pouvoir à l’échelle nationale n’eût pas été comme en Février résolue par une victoire à Petrograd. La province n’eût pas suivi de près la capitale. Le front n’eût pas compris et n’aurait pas accepté le changement de régime. Les chemins de fer et le télégraphe auraient servi les conciliateurs contre les bolcheviks. Kerenski et le Grand Quartier Général auraient créé un pouvoir pour le front et la province. Petrograd eût été bloqué. Dans ses murs aurait commencé une désintégration. Le gouvernement aurait eu la possibilité de lancer sur Petrograd des masses considérables de soldats. L’insurrection aurait abouti, dans ces conditions, à la tragédie d’une Commune de Petrograd. En juillet, à la bifurcation des voies historiques, c’est seulement l’intervention du parti des bolcheviks qui élimina les deux variantes d’un danger fatal : soit dans le genre des Journées de Juin 1848, soit dans le genre de la Commune de Paris de 1871. C’est en prenant hardiment la tète du mouvement que le parti obtint la possibilité d’arrêter les masses au moment où la manifestation commençait à se transformer en un engagement général de forces armées. Le coup porté en juillet aux masses et au parti fut très grave. Mais ce coup n’était pas décisif. On compta les victimes par dizaines, mais non point par dizaines de milliers. La classe ouvrière sortit de l’épreuve non décapitée et non exsangue. Elle conserva intégralement ses cadres de combat, et ces cadres avaient beaucoup appris. » (Histoire de la révolution russe, Trotsky).

WM – Courant Communiste International

1 La plus grande concentration ouvrière de Russie qui avait déjà été la première usine à se mettre en grève dès le 9 janvier lors de la révolution de 1905.

2  Parti cadet : parti libéral représentant la bourgeoisie industrielle et qui s’était distingué dans la répression des ouvriers du Soviet de Petrograd et des soldats de Kronstadt en 1905.