Mercredi 11 juillet, la Picharlerie a été expulsée et totalement rasée. Cette maison, perchée dans les montagnes cévenoles du Sud-Lozère, était squattée depuis le printemps 2002. Située sur la commune de Moissac-Vallée-Française, elle avait été abandonnée dans les années 1930 par ses derniers habitants, dans un contexte général d’exode rural. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la Picharlerie connut un second souffle. L’endroit, comme d’autres fermes perdues dans cette végétation de maquis, se prêtait à merveille à la résistance à l’occupant nazi et ses supplétifs français. Un maquis-école y fut fondé. Entre 1943 et le printemps 1944, de nombreux « bandits », comme on les appelait alors, s’y retrouvèrent : des réfractaires au STO, de très jeunes combattants, des antifascistes allemands, et bien d’autres. Des membres du maquis Bir-Hakeim, en grande partie liquidé sur le causse Méjean avec l’étroite collaboration du préfet de Lozère Roger Dutruch, s’abritèrent également à la Picharlerie. En avril 1944, depuis la crête de Saint-Etienne-Vallée-Française, les nazis et les forces collaborationnistes attaquèrent ce flanc de montagne. Le Ginestas, maison toute proche de la Picharlerie, porte encore les marques de tirs d’artillerie lourde.

A nouveau, le lieu sombra dans l’abandon. Un incendie ravageur au cours de l’été 1976 paracheva l’œuvre du temps. Ce sont des ruines à peine visibles sous la végétation, – sans un toit, avec des arbres poussant dans les murs et de nombreux bancels effondrés -, que nous avons trouvées au printemps 2002. Nourris, comme d’autres avant nous, d’un esprit de résistance à l’air du temps, nous avons décidé à quelques-un/es d’occuper le lieu et de le réhabiliter avec les moyens du bord, d’y faire des jardins, d’en dégager les fruitiers asphyxiés, d’y poser des ruches,… Chacun put voir se redessiner la maison et ses terrasses à travers la dense canopée. Nous avons entrepris de multiples travaux, aidés par le réseau d’amis et de camarades tissé dans d’autres lieux, au cours d’autres expériences, mais aussi, très vite, par des voisins et habitants de la vallée. Beaucoup sont devenus des habitués de la Picharlerie renaissante et de ses rendez-vous : chantiers collectifs, projections cinéma en plein air, soirées pizza, bibliothèque et fanzinothèque, etc. Des personnes d’horizons et d’origines variés se sont croisées. Le lieu est devenu un endroit de partage, de mélange, certes en marge des réseaux existant en Vallée-Française, mais très riche pour ses occupant/es et tous ceux qui y montaient, bravant plusieurs kilomètres de piste accidentée. La Picharlerie occupée était connue de dizaines de personnes, bien au-delà des frontières de l’Hexagone, animées la plupart par un esprit de contestation du meilleur des mondes qu’on veut nous faire avaler. Un monde morne, toxique, pétri d’inégalités, de guerres « chirurgicales » et d’opérations policières à tout bout de champ ; un monde glissant sûrement vers une société de contrôle total où ceux qui ne rentrent pas dans le rang sont des terroristes potentiels, et où ceux qui possèdent tout ont toujours raison.

C’est sans doute mus par cette dynamique globale de répression que le préfet de Lozère, la mairie de Moissac et le propriétaire n’ont pas lésiné sur les moyens pour se débarrasser des affreux trublions que nous sommes. Après un premier procès à l’issue duquel, en mars 2007, le pasteur Freddy Dhombres est débouté de sa plainte – n’ayant pu fonder ses accusations contre les deux personnes assignées -, une seconde procédure est engagée, expéditive celle-là. En trois semaines à peine, sans que nous soyons au courant, l’expulsion des occupants est prononcée et organisée depuis Mende. Et c’est fort de son droit de propriétaire que le pasteur, dans une action menée tambour battant par les représentants de l’Etat, a demandé que soit rasé la maison, réduisant à un tas de décombres fumants plusieurs siècles d’histoire, un haut lieu de résistance, et un lieu notoire d’habitat et d’activités. Le Préfet proposait, outre le tracto-pelle, la dynamite, ou bien de faire murer la maison. Ensemble ils ont choisi le bulldozer, symbole d’une politique de guerre bien connue, plutôt que de courir le risque que l’endroit serve à nouveau de refuge, à nous ou à d’autres. Un engin est réquisitionné pour l’occasion, et son propriétaire prévenu quelques jours à l’avance. Lui aussi aurait pu refuser cette sale besogne…

Le mercredi 11 juillet, au petit matin, les forces de l’ordre se déploient en grand nombre dans la Vallée-Française, quadrillant les routes et contrôlant les différents points d’accès à la Picharlerie (Moissac, Sainte-Croix, Saint-Etienne, Saint-Martin de Lansuscle). Tout au long de la journée, de nombreuses personnes et des véhicules se font contrôler dans la vallée. En outre, les ondes sont brouillées dans le secteur, empêchant les communications de téléphones portables – le but manifeste de ces différentes opérations étant d’empêcher tout mouvement de solidarité. Pendant ce temps, 7 fourgonnettes de gendarmes, des motards et un engin de destruction massif montent là-haut et entreprennent de tout raser (clède, four à pain, magnanerie, etc.). Il ne reste plus des bâtiments qu’un tas de pierres de 50 mètres de long sur quelques mètres de large. La maison de la Picharlerie est aujourd’hui rayée des cartes.

Dès le lendemain, la solidarité s’organise. Un chantier a lieu afin de sortir des gravats quelques affaires. Des personnes affluent, nous témoignant sous des formes multiples leur sympathie. Dans la vallée, c’est l’émoi et l’incompréhension. En plus d’avoir délogé des squatters, ils ont rasé un lieu de mémoire. Des élus s’en mêlent ; des anciens crient leur indignation : on a détruit une partie de leur passé. Et elle est bien dans l’air du temps, cette politique de table rase du passé. En finir avec Mai 68, bien sûr, mais aussi avec tout ce qui rappelle que des hommes et des femmes se sont battus et se battront pour une certaine idée de la liberté, contre l’oppression, quelle qu’en soit la couleur ou la patrie. L’armée de l’ombre, après tout, n’était pour beaucoup à l’époque qu’un ramassis de terroristes…

Pour une partie de la population locale, cet acte ignoble est bien compris comme le signe avant-coureur d’une accélération de la répression. Cette opération est le signal fort d’une détermination à écraser toute forme de contestation radicale, et plus largement tout ce qui déborde du cadre bien réglé des institutions. Le squat est pour nous une critique en acte des inepties de ce monde : ici comme en zone urbaine, des logements, des terres sont laissés en friche et dépérissent. Hormis la période du maquis, cela faisait plus de 70 ans que la Picharlerie était désertée et inculte. Il en est de même pour la Carrière, maison occupée de 2001 à 2003, puis expulsée. Son propriétaire n’en a jamais rien fait et n’en fera jamais rien. La Carrière s’effondre lentement ; elle disparaîtra un jour. Freddy Dhombres, obscurantiste pour le coup, a choisi quant à lui de voir la Picharlerie rasée et morte, plutôt qu’occupée et vivante. Et c’est conforme à l’ordre des choses, car il a la légitimité sacrée que lui confèrent ses titres de propriété, aussi vides et stériles soient-ils. Nous avons, contre cette raison absurde et contre la loi qui la garde, choisi de remonter ces ruines et d’en travailler les bancels, comme ce fut fait pendant des siècles sur ce flanc de montagne. Ainsi nous nous sommes appropriés des savoir-faire, des connaissances et un rapport aux choses qui font grincer les rouages implacables de cette société marchande.

Une telle opération de police et de destruction est aussi symbolique d’un rapport de forces qu’on veut nous faire éprouver jusqu’ici, dans des zones jusqu’alors quelque peu épargnées par le vent brutal de réaction qui balaie le pays et les esprits. Dans cette logique, les squatters sont bien sûr les premières cibles, les plus aptes à cristalliser un consensus contre eux. Mais de nombreux habitants se sentent désormais concernés. Car l’offensive vise progressivement mais sûrement toutes les formes d’habitat hors-norme ou précaires, et toutes les formes de vie dites « alternatives », aussi protégées se sentent-elles par des bribes de légalité. A quand les pelleteuses qui rasent les cabanes, les services sociaux qui enlèvent leurs enfants aux parents, les expulsions pour manquement à la raison sanitaire et à l’harmonie paysagère de dépliant touristique, les petits fascistes locaux qui mettent le feu aux habitations, … ? Ces pratiques existent déjà, ici ou ailleurs. Elles pourraient bien se généraliser et devenir la règle. La lutte contre la cabanisation n’est plus cantonnée aux Pyrénées-Orientales ; des documents concernent le littoral du Languedoc-Roussillon, peut-être d’autres régions ou départements. Hormis la question de l’habitat et de l’usage des terres, c’est toute la politique de mise au pas d’une partie de la population qui s’affiche avec fracas à travers ce piteux exploit. Certains trépignent sans doute de joie à l’idée que soient passées au karcher les montagnes. Les laisserons-nous faire ? Rentrerons-nous dans le rang, à force de pressions et de résignation, de sentiment d’impuissance face aux multiples offensives contre le désir de liberté qui nous anime, non pas cette liberté vendue par les agents de voyage ou accolée aux forfaits de téléphonie, mais celle qui fait courir les êtres à travers les siècles ?