Pour mieux apprécier ce passage sur le processus consensuel, deux définitions définies plus avant dans le livre :

Le pouvoir-sur : ce que nous nommons communément « domination », le « pouvoir du fusil et de la bombe, le pouvoir d’anéantissement, qui soutient toutes les institutions de domination » .

Le pouvoir-du-dedans : « Le pouvoir que nous devinons dans une graine, dans la croissance d’un enfant, que nous éprouvons en écrivant, en tissant, en travaillant, en créant, en choisissant. Il n’a rien à voir avec les menaces d’anéantissement. Il est a entendre au sens premier du mot pouvoir, qui vient du latin populaire podere, être capable. C’est le pouvoir qui vient du dedans, le pouvoir-du-dedans ».

Et plus loin : « Si nous voulons survivre, la question devient : comment renversons-nous non pas ceux qui sont au pouvoir mais le principe du pouvoir-sur? Comment donnons-nous forme à une société fondée sur le principe du pouvoir-du-dedans? »

Prendre une décision consensuelle

Le processus de décision qui donne corps au principe-du-dedans est appelé consensus. Le consensus a été utilisé par les Quakers (dont la doctrine de la « lumière intérieur » exprime une conception chrétienne de l’immanence), mais le processus a été utilisé informellement depuis des siècles, spécialement dans les cultures natives américaines.

Jerry Mander, dans un article sur le relocalisation forcée des peuples navajo et hopi dans la zone de la Grande Montagne de l’Arizona, cite Olivuer La Farge, un agent du bureau des affaires indiennes hopi parlant du consensus hopi : « Il est étranger aux Hopis d’établir les choses par un vote majoritaire à main levée. Un tel vote laisse une minorité insatisfaite, ce qui les mets très mal à l’aise. Leur manière naturelle de décider est de discuter entre eux très longtemps, groupe par groupe, jusqu’à ce que l’opinion publique tout entière ait basculé dans une seule direction. »

Le consensus n’est pas la même chose que le vote. Il ne signifie pas seulement l’unanimité. Les groupes pensent quelque fois qu’ils sont en train d’utiliser le processus du consensus, mais retourne vite au vote s’ils n’arrivent pas à atteindre l’unanimité. Cela veut dire qu’ils ne sont pas réellement en train d’utiliser le consensus, car celui-ci est basé sur un principe qui le rend complètement différent du vote.
Quand nous votons, nous sommes encore dans le cadre de la dualité. Il y a deux possibilités, disons-nous, choisissons l’une par rapport à l’autre. Le choix que fera la majorité des gens est celui que nous mettrons en oeuvre, que les autres l’aiment ou pas.

Le principe d’immanence, quant à lui, ne donne à personne une autorité pour détenir un pouvoir-sur les autres. Avec le consensus, nous racontons une nouvelle histoire. Nous disons que la voix de chacun vaut la peine d’être entendue, que tous les points de vue sont valides.

Si une proposition rend quelques personnes, même une seule, malheureuse, il y a une raison valable à cette peine, et si nous l’ignorons, nous allons sans doute faire une erreur. Au lieu de dépenser l’énergie du groupe à essayer de forcer ou de manipuler les gens pour leur faire accepter quelque chose dont ils ne veulent pas, nous pouvons abandonner l’une ou les deux branches de l’alternative et chercher une nouvelle solution, une option plus créative qui puisse satisfaire tous les points de vue. Nous pouvons prendre le risque de faire cela car le monde n’est pas divisé en choix binaires. Il est riche de possibilités infinies.

Le processus au consensus marche mieux avec un facilitateur qui fait parler les gens et garde la réunion centrée (Sur la facilitation, voir le chapitre 7 : « Cercles et toiles : structures de groupes »). Une personne avance une proposition. Dans un petit groupe qui ne fonctionne pas dans l’urgence, le groupe peut faire un tour sur la proposition. Plus souvent la facilitatrice demande si quelqu’un désire en parler, poser des questions ou exposer ses préoccupations.

Le concept de préoccupation (concern) estimportant. Les réactions négatives ne sont pas exprimées comme des prises de position vite faite, bien fait. Au lieu de ire : « Je suis catégoriquement contre », on dit : « Cela me préoccupe » et l’on en donne la raison Le fait d’exprimer des préoccupations ouvre la possibilité de modifier la proposition pour prendre en compte ces préoccupations.

Par exemples quelqu’un dit : « Kathy veut rejoindre le groupe, je propose que nous l’acceptions. » Quelqu’un peut répondre : « J’aime bien Kathy, mais je suis préoccupé parce que le groupe devient trop grand ».

Il y a beaucoup de manière pour modifier la proposition : nous pourrions décider d’admettre que Ctahy et personne après elle ; nous pourrions demander à Kathy d’attendre jusqu’à ce que quelqu’un ait quitté le groupe ; nous pourrions décider d’aider Kathy à former un groupe à elle.

Si une personne sent que sa préoccupation ne peut être prise en compte et que le reste du groupe est enthousiasme à propos de la proposition, cette personne peut « rester à côté ». Par exemple, un membre pourrait proposer à un groupe d’étudier et de discuter un certain livre. Peut-être un membre n’a-t-il aucun enthousiasme par ce projet ou est déjà surchargé de chose à lire pour le travail ou l’école. Ce membre peut décider de ne pas participer et laisser le groupe s’y mettre.

Si une personne a de fortes objections contre une proposition, en particulier des objections éthiques, elle peut bloquer le processus. De tels blocages sont utilisés rarement et avec soin. Je ne peux penser qu’à quelques exemples (dans les centaines de réunions où j’ai vu procédé du consensus utilisé) où quelqu’un a bloqué le processus. La possibilité de bloquer le processus donne néanmoins à chacun la possibilité ultime d’influencer sur les décisions qui l’affectent. Si une personne a des sentiments suffisamment forts sur un problème pour bloquer la décision, elle sent probablement des choses importantes que le reste du groupe ferait mieux de considérer avec plus de soin.

Les gens peuvent émettre des objections contre une proposition, aussi bien que des préoccupations. Quand une proposition suscite de fort sentiment de rejet, elle peut être abandonnée plutôt que modifiée.

Le consensus prend du temps, il marche mieux dans des petits groupes que dans des grands : quand un groupe est trop grand il devient impossible d’entendre tout le monde. Le temps passé à atteindre le consensus vaut la peine cependant, car les propositions acceptées pleinement par un groupe sont pleinement mises en oeuvre. Voter peut sembler plus rapide (pas toujours car les groupes peuvent passer beaucoup de temps à essayer de cajoler une faction pour qu’elle change de position), mais souvent une minorité malheureuse sabote le projet décidé par la majorité, ou tout simplement ne le met pas en oeuvre.

Aucun groupe cependant ne peut décider par consensus de se tirer dessus ou de se faire pendre.
Le procédé du consensus n’est pas efficace pour choisir le moindre mal, pour décider entre deux mauvaises possibilités. Il ne marche pas dans un cadre dualiste.

Par exemple, dans la prison des femmes, durant le troisième ou le quatrième jour du blocus du Diablo, quand trois cents d’entre nous étaient entassées dans un gymnase froid et dormions sur des tapis, les unes contres les autres, d’un mur à l’autre, les gardes nous ont donné le choix suivant : quarante femmes de plus sont en train d’arriver, vous pouvez les prendre dans votre pièce et augmenter l’entassement ou bien elles peuvent être mises dans une pièce séparée, encore plus froide.

Au lieu de nous organiser par groupes d’affinités, nous avions commencé à en discuter de la question toutes ensembles – ce qui est toujours une erreur. Le consensus marche très mal dans es grands groupes, même aux meilleurs moments. Nous avions quinze minutes pour prendre la décision. La pression du temps est un autre facteur qui rend les consensus difficiles.

Les sentiments s’exprimèrent fortement. Beaucoup de femmes sentaient qu’elles ne pouvaient pas supporter d’être entassées davantage. D’autre sentaient que les nouvelles femmes ne devaient pas être isolées. La tension causée par plusieurs jours de mauvaises nourriture et d’inconfort physique commença à se manifester.

Même dans ces conditions, le processus de consensus marcha comme marchent les consensus : nous en sommes arrivées à deux solutions créatrices. La première étaient que les nouvelles femmes aillent dans une autre pièces, mais qu’un passage libre soit autorisé d’une pièce à l’autre. Cette solution fut refusé par les gardiens. La seconde solutions étaient que les femmes de notre groupes aillent vivre dans l’autre pièces, et que les nouvelles femmes viennent dans la nôtre. Les gardiens n’ont pas voulu autoriser cela non plus. Les quinze minutes étaient passées et nous n’étions pas parvenues à un consensus. Les gardiens prirent leur propre décision, tandis que nous avions toutes le sentiment d’avoir été flouée par nous-mêmes.

En réalité nous n’étions pas flouées, nous étions manipulées. Même si nous pouvions très bien voir, au moment même, qu’on nous mettait dans une situation où nous serions amenées à nous diviser, nous ne voyions pas comment arrêter le processus. Rétrospectivement, nous aurions cependant pu comprendre, quand nos solutions ont été refusées, qu’en fait on ne nous donnait aucune chance de prendre une décision qui nous conviennent. Nous aurions pu alors refuser de coopérer plus longtemps à ce manège illusoire. Notre retrait aurait rendu la situation plus claire, montré que les gardiens, et pas nous, étaient responsables des conditions que nous étions forcées de subir.

Quand le consensus marche cependant, chacun a le sentiment à la fois d’un triomphe personnel et d’une plus grande proximité avec le groupe. Ce procédé requiert de la maturité et de la flexibilité. IL faut être prêt à se laisser aller pour le bien du groupe, à écouter plutôt que de pécorer, à inventer plutôt que d’insister. Curieusement, quand les gens pratiquent le consensus, ils deviennent plus murs, plus flexibles, plus désireux d’écouter et de se donner. Le consensus en appelle au meilleur de nous-mêmes et nous donne du pouvoir pour travailler en communauté.