Les élections, expression achevée
du nihilisme contemporain

La plus grande partie l’emporte toujours sur la meilleure ainsi que le dit Tite-Live en parlant des Carthaginois.
Rabelais, Pentagruel, Chapitre 10

Précédées d’une préparation d’artillerie médiatique qui s’étale désormais sur des mois, voire des années, les élections, dans leur version présidentielle d’abord, législative ensuite, sont le clou du spectacle d’un régime que ses thuriféraires nomment « La Démocratie ». En France, depuis le début de la Cinquième République, pour ne pas remonter au-delà, les électeurs se sont déjà déplacés sept fois pour des présidentielles, douze fois pour des législatives. Ils le feront donc respectivement une huitième et une treizième fois au printemps 2007. Ce bel acharnement, derrière lequel il est aisé de distinguer l’intention de saisir les rares occasions qui leur sont officiellement offertes de se faire entendre, dans les limites permises, espoir évidemment toujours déçu, ne parvient pas à masquer un changement qui a commencé à devenir sensible vers le tournant des années 80.
Auparavant, hormis lors de la période de mai-juin 1968, qui avait vu momentanément renaître en France la possibilité d’une transformation révolutionnaire, la plupart de ceux qui croyaient à l’avènement d’une société répondant mieux à leurs aspirations avaient encore confiance dans la routine électorale. Les partis de gauche, plutôt que d’inspirer une absolue confiance, engrangeaient les bénéfices d’un espoir qui avait rarement su imaginer d’autres voies. Bref, le réformisme, qui était alors synonyme d’avancées sociales, alors qu’aujourd’hui lesdites réformes sont autant de régressions sociales, faisait encore recette. Les électeurs d’alors, en glissant leur bulletin dans l’urne, imaginaient faire un pas vers un monde qui serait plus juste, plus vivable, plus humain en somme. Dans les rangs des partis de gauche, on savait tirer profit de ces aspirations, si bien que l’on entendait encore parfois quelque « enragé » en costume trois pièces parler de rupture avec le capitalisme, de société socialiste, de lendemains qui chanteraient. L’existence, à l’Est, de pays dits communistes suffisait à combler les plus de 20% d’électeurs qui accordaient régulièrement leurs voix au Parti Communiste. Pour les autres électeurs de gauche, plus circonspects sur le bilan
« globalement positif » de ces États et qui critiquaient avant tout l’absence de démocratie dans les « démocraties populaires », l’existence de ce qu’ils avaient cependant la faiblesse de considérer comme une réalité extérieure au capitalisme permettait d’en envisager une autre, dégagée des aspect repoussants du stalinisme. L’expérience du Printemps de Prague en 1968, par exemple, encore fraîche dans les mémoires, certes vite écrasée par l’intervention des chars du Pacte de Varsovie, accréditait l’idée que pouvait naître un socialisme
« à visage humain ». Le Programme commun de gouvernement, signé en 1972 par le Parti Socialiste, le Parti Communiste français et les Radicaux de gauche, rompu en 1977, fut certainement la dernière baudruche électorale d’une certaine ampleur sur laquelle les électeurs de gauche fondèrent leur espoir de transition vers une société construite sur d’autres bases. Lorsque la gauche arriva au pouvoir en 1981, après l’élection de Mitterrand, ce fut très vite, au bout de deux ans, le début de la fin des dernières illusions.

Vingt-cinq ans après, les électeurs continuent de se déplacer pratiquement aussi nombreux, mais la situation générale a pris une tournure fort différente. La gauche, après avoir exercé le pouvoir durant une quinzaine d’années, a définitivement épuisé auprès d’eux son crédit en tant que force de transformation sociale. Ces vingt-cinq années ont été marquées par une régression sociale extraordinaire, et il est à craindre que nous ne soyons encore loin du fond. Les acquis considérés comme définitifs (accès aux soins, au logement, à l’éducation, bref à une espèce de seuil minimum de survie acceptable) par ceux qui, pour avoir vécu les années de croissance exceptionnelles consécutives à la Seconde Guerre mondiale, pensaient pouvoir s’accommoder des conditions qui leur étaient faites, sont en phase de pulvérisation.
De surcroît, la chute du mur de Berlin suivie par l’effondrement de la plus fameuse imposture du XXe siècle, les régimes dits communistes de l’Europe de l’Est, présentés comme seule alternative au monde capitaliste alors qu’il n’en étaient tout au plus qu’une version locale et provisoire, devenue au fil des années moins attrayante, n’a pas manquée d’être utilisée comme la preuve irréfutable qu’il ne pouvait exister sur notre planète qu’un seul système : celui du règne de la marchandise, de l’argent auquel tout se réduit, bref du capitalisme, assimilé à cet aboutissement que les trompettes de l’histoire doivent célébrer sans fin et comme fin : « La Démocratie ». Cette dernière a pu compter sur le soutien sans faille de la plupart des « intellectuels », dont de nombreux repentis du gauchisme, et l’on entend même aujourd’hui, dans les médias, un professeur en « hédonisme » pousser des cris d’Onfray pour affirmer le caractère indépassable du capitalisme, à condition qu’il se débarrasse de ses oripeaux libéraux.

On peut se demander ce que cette fameuse « Démocratie » a à voir avec la démocratie qui pourrait être, et qui signifierait la libre construction de leur vie et de leur société par des individus enfin débarrassés de la gangue idéologique spectaculaire et de la misère du temps. La langue spectaculaire est friande d’oxymores, figures de style réunissant en une formule une réalité et son contraire, parce qu’ils facilitent le brouillage des pistes. Si elle n’a pas inventé l’expression, elle a à coup sûr mis au point le concept paradoxal de « Démocratie » immuable, indiscutable, sans dynamique, sans vie. Le mot « Démocratie » est désormais l’un des exemples les plus frappants de la perversion du langage, celle qui rend impossible l’expression vraie, celle qui rend infréquentable un nombre de mots de plus en plus grand. Dans le monde de 1984, ce que George Orwell appelait le novlangue permettait des nouveautés telles que « La guerre c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force ». Dans le monde d’aujourd’hui, que l’on peut hésiter à revendiquer comme le nôtre tant il nous est étranger, assurément, « La Démocratie, c’est la domination ».

Pas plus que de la « Démocratie » on ne peut aujourd’hui se permettre de discuter le caractère sacro-saint de l’éconocratie , à savoir le développement délirant de la sphère autonome de l’économie, cette folle entreprise qui est en train de laminer l’homme et son milieu de vie, la première n’étant finalement que le masque de la seconde et sa justification permanente. L’écono-démocratie n’est autre qu’une nouvelle forme de totalitarisme, totalitarisme « soft » si l’on veut, l’exercice de la domination ayant pendant quelques décennies revêtu cette forme qui ne contraint pas les pouvoirs à exercer une violence trop voyante, trop systématique. En fait, il semble que depuis quelques années cette phase touche à sa fin, pour des raisons qui tiennent sans doute au décalage croissant entre le discours que ce monde tient sur lui-même et la réalité qu’il offre. Et l’on assiste ainsi à un renforcement accéléré de la surveillance policière et au développement oppressant des moyens de contrôle techno-assistés (vidéo surveillance, nanotechnologies, fichiers génétiques, etc.).
Le caractère encore « soft », mais de moins en moins, de ce totalitarisme, c’est-à-dire de ce monde privé d’ailleurs, dont on ne peut désormais plus s’extraire, avec à sa tête des pouvoirs s’immisçant toujours un peu plus dans les moindres recoins de la vie des êtres, n’est cependant garanti que par l’adhésion de la grande majorité des gens à l’idéologie et au mode de vie dominants, entraînée en cela par la propagande organisée par la publicité et les médias notamment. Le nihilisme est à la fois la conséquence et la condition du triomphe de l’écono-démocratie.

Le nihilisme contemporain n’est rien d’autre que le renoncement à l’idée que l’Ordre existant peut être modifié, bouleversé. Même si les conditions de vie qu’il impose ne sont pas reconnues comme idéales, l’idée selon laquelle les intérêts des individus seraient décidément trop étrangers pour qu’ils puissent construire ensemble une société digne de ce nom est en passe de triompher. Le nihilisme contemporain, c’est précisément cet abandon de soi au profit de forces jugées supérieures, qu’elle soient étatiques, technocratiques, économiques, et à ce titre considérées comme plus à même de régenter les vies. C’est la fin des idéaux de justice, de liberté, d’égalité. C’est l’atomisation sociale, la réduction de chacun au rôle de consommateur hyperpassif, c’est l’effondrement culturel et humain. C’est l’apologie faite depuis une vingtaine d’années déjà, de l’ « ère du vide », de ce fameux hédonisme qui n’est autre que la capacité à jouir de ces restes sur lesquels il faudrait s’extasier, ces lambeaux d’humanité, ces lambeaux de nature, ou alors ces objets, tellement puissants et qui nous flattent, ces prothèses, ces béquilles, triste aboutissement de dizaines de milliers d’années d’évolution, et qui font, de si grotesque manière, briller, par simple reflet, des yeux qui en leur absence sont éteints.
Les élections ne sont jamais qu’un moment de plus forte intensité, le point de fixation spectaculaire du nihilisme ordinaire. Du côté des candidats cela se traduit, à un degré de concentration d’autant plus fort qu’ils font partie des deux favoris pour la qualification en finale, par une symétrie digne d’un jardin à la française des propositions de chacun. Celles-ci ne concernent bien entendu jamais les aspects essentiels de la vie des gens, car il est entendu qu’il n’est pas question de remettre en cause les choix fondamentaux effectués par d’autres, qui ne font eux-mêmes qu’entériner le mouvement des choses tant qu’il leur profite. A un point tel que nos champions sont obligés de mettre en scène leurs différences, un peu comme si Dolly, la trop célèbre brebis clonée, s’était teint la laine en rouge fluo pour se différencier de sa mère, ou de sa sœur, on ne sait trop, afin de prouver qu’elle était bien un individu, juste un individu.
Du côté des électeurs, cela se traduit par une assez grande indifférence vis-à-vis des partis et de leurs big stars. Tout au plus jouent-ils aux élections comme on joue aux quilles, et les changements de majorité parlementaire ont été systématiques depuis 1978. Les élections sont devenues l’exutoire de la mélancolie générale, car on ne renonce pas aussi facilement à l’appel du large. Le nihilisme est subi avant d’être élu.
Plus personne désormais n’attend rien, ne désire rien, et c’est ce rien qu’incarnent aujourd’hui les candidats. Ils ne disent rien, ils vendent. Ils sont la substantifique absence de moelle de toute une époque, celle de la domination marchande.

On pourrait objecter qu’il existe à la « gauche de la gauche », chez les « antilibéraux », à l’extrême gauche, des candidats qui proposent encore quelque chose de différent. Il est vrai qu’à les voir sauter sur place pieds joints et poings fermés, on pourrait être vaguement impressionné. Ils crient : « Partage des richesses », mais quelles richesses ? Celles produites dans les usines du capital, ou lors des transactions financières internationales ? Ils crient : « Partage du travail », mais quel travail ? Le travail salarié, le travail aliéné, celui que Marx dans les Manuscrits de 1944 décrit comme rendant « l’homme étranger à son propre corps, au monde extérieur aussi bien qu’à son essence spirituelle, à son essence humaine » ? Sans oublier qu’ils prétendent lutter contre la bourgeoisie en se plaçant sur son terrain, celui de la démocratie représentative, « La Démocratie », cette alchimie savante inventée pour transmuer le pouvoir souverain du peuple, avec l’assentiment de ce dernier, en gouvernement oligarchique chargé d’assurer la bonne circulation de la marchandise. A la gauche de la gauche comme partout ailleurs, le jeu électoral favorise l’apparition de « personnalités » aux dents longues cristallisant sur leur personne beaucoup plus que sur leurs idées (lesquelles ?) les petits et grands abandons de soi. C’est l’éternelle reproduction de la séparation, celle qui détache de l’homme l’essentiel de son humanité, abandonnée au profit de Dieu, de l’État, de ceux qui le servent et s’en servent, des idoles de même acabit.
Loin d’avoir une signification démocratique, dans le sens d’une affirmation des capacités politiques de chacun, les élections, dans le carcan représentatif, n’ont jamais été qu’une confiscation. Elles jouaient le rôle de soupape tant que les électeurs voyaient en elles un moyen de transformer le monde. Le personnel politique ne peut maintenir aujourd’hui cette dernière illusion, contradictoire avec le « réalisme économique » dont, d’une seule et même voix, il s’est fait le chantre. Ce n’est plus qu’en vertu de la fausse conscience qu’il a du monde que se prononce l’électeur, monde dont il a nécessairement admis les postulats, en cédant au chantage des pantins politiques. Il choisit l’un ou l’autre en fonction de la dose de peur qu’on lui a inoculée, ou alors pour « éviter le pire », sans savoir exactement où il se situe.
Par ailleurs, les périodes électorales correspondent à une sorte de fête de la parole dominante. Il y a certes longtemps que l’expression vraie n’a plus sa place. En réalité, elle n’a jamais réellement surgi dans l’histoire que dans les moments de révolte. Mais les périodes électorales sont encore plus nuisibles à l’expression vraie. Or ces périodes tendent à devenir permanentes. Le raccourcissement à cinq ans du mandat du Président de la République n’y est pas pour rien. Le jeu électoral se réduit à un spectacle de cirque destiné à monopoliser l’attention des citoyens-spectateurs de la même façon que le crédit coince le salarié qui n’aura plus les moyens de faire grève.
Les élections pèsent sur la société comme un couvercle. Quel que soit l’Élu, nous n’échapperons pas à la société autoritaire que nous sentons se profiler depuis quelques années. La mort des rêves, qui a fait le lit du nihilisme, la disparition derrière un lointain horizon, entretenue par les idéologues du capital, d’une société qui ne soit plus centrée sur les impératifs économiques avec son cortège de replis, la montée de la peur et l’obsession sécuritaire laissent présager un futur inquiétant.
Il est clair que nous sommes déjà entrés dans des temps où la dépossession s’accroît, ou l’autonomie individuelle, dans tous les domaines où elle était parvenue à subsister, tend à disparaître. Les élections sont la cérémonie rituelle, la commémoration d’une liberté qui fut parfois réelle, dans les interstices du temps, dans les failles de l’histoire. Elles n’ont jamais été le moment où les individus pouvaient prendre en main leur destin politique. C’est seulement sur le terrain social que l’on peut faire de la politique, au vrai sens du terme. La politique se fait là où l’on combat.
Un espoir ne peut renaître qu’à partir du moment où sera démolie la séparation entre ce que l’on appelle aujourd’hui les « luttes revendicatives » et la politique, celle des politiciens, de leurs bureaucrates et autres experts. Le terrain social ne doit pas être abandonné à ceux qui en sont les spécialistes autoproclamés, ceux que l’État consulte pour « gérer les conflits », les « partenaires sociaux », à savoir les syndicats.
Partout, les salariés, ceux qui ne le sont plus, ceux qui ont refusé de l’être, sur les lieux de travail ou ailleurs, doivent définir leurs propres objectifs sur des bases organisationnelles qu’ils maîtrisent totalement, afin d’éviter la misère sociale et culturelle ainsi que la catastrophe écologique qui nous guettent. Les simples combats défensifs sont voués à l’échec.
Nous pouvons jeter les bases d’un monde autre, et nous ne sommes pas démunis pour cela. Les combats du passé proche ou lointain, dans leurs succès comme dans leurs erreurs, n’auront pas été vains ■

Paru dans Négatif, bulletin irrégulier de critique sociale : georges.ouden@caramail.com