Je préparais la suite de mon article du 10 mars intitulé « Nicolas Sarkozy, l’Etat et l’identité nationale (1) », lorsque j’ai découvert le numéro de La Tribune des vendredi 23 et samedi 24 mars. Dans ce journal parisien à l’adresse des milieux d’affaires, et dans ce numéro consacré à l’Europe des financiers et du patronat, on trouve un point de vue de l’énarque, conseiller d’Etat et porte-parole de José Bové, Yves Salesse. Ce dernier déclare notamment : « Au moment où la capacité d’action des États est affaiblie par la mondialisation, nous avons besoin d’une Europe politique dotée de réelles capacités d’action. Or ce n’est clairement pas l’Europe d’aujourd’hui ». La Tribune reproduit également, sur son site, une dépêche AP du 22 mars dans laquelle, verbiages à part, José Bové propose concrètement de remplacer l’actuel Traité Constitutionnel Européen rejeté lors du référendum français de 2005 par un nouveau projet qui pourrait être rédigé par le Parlement européen après les élections de 2009. C’est donc cela « une autre Europe », pour Bové et son état-major. On comprend la satisfaction du « quotidien économique et financier ».

Paradoxalement, les propositions des « gauchistes » Bové et Salesse ne sont pas en réelle opposition avec le contenu de la Déclaration de Berlin adoptée par les vingt-sept Etats de l’union Européenne le dimanche 25 mars. Dans les deux cas, le principe de la mise en place rapide d’un véritable Etat européen est présenté comme acquis et répondant à une nécessité urgente.

La Déclaration de Berlin estime notamment que : « Grâce à l’unification européenne, le rêve des générations précédentes est devenu réalité. Notre histoire nous commande de préserver cette chance pour les générations futures. Il nous faut pour cela toujours adapter la construction politique de l’Europe aux réalités nouvelles. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, cinquante ans après la signature des traités de Rome, nous partageons l’objectif d’asseoir l’Union européenne sur des bases communes rénovées d’ici les élections au Parlement européen de 2009 ». Des propos tenus par les héritiers politiques de ces mêmes « élites » qui ont plongé nos ancêtres dans la boucherie de la première guerre mondiale dont les retombées ont, à leur tour, généré le fascisme, le nazisme et la deuxième guerre mondiale. Une série de conflits dont la cause profonde résidait dans les rivalités entre holdings financiers pour le contrôle des colonies et de vastes zones de la planète. La première guerre mondiale était en réalité une guerre annoncée depuis la « grande expansion coloniale » initiée trois décennies plutôt par Léon Gambetta et Jules Ferry pour le compte de lobbies financiers et industriels « français » et au détriment de leurs concurrents « allemands ». Avec les tissus d’alliances et de parrainages des uns et des autres, qui en 1914 se sont traduits par des alliances militaires.

Neuf décennies après la première guerre mondiale, à quoi rime donc cette prétendue urgence de l’Europe « politique », que Bové et Salesse fondent sur des exigences sociales et les gouvernements sur une nécessité de « relever de grands défis qui ignorent les frontières nationales » ? On peut s’en faire une idée à la lecture d’autres propositions et déclarations dans le même sens.

D’abord, force est de constater Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou sont parfaitement en phase, pour l’essentiel, avec l’esprit de ces déclarations. Il est intéressant de lire, entre autres, quelques propositions du « centriste » François Bayrou qui reflètent de manière particulièrement claire la pensée stratégique des « élites » françaises et européennes. Notamment, sur des questions proches du domaine militaire.

Dans sa page sur la « défense », le candidat UDF déclare notamment : « L’Europe sera au cœur de notre politique de défense. (…)Priorité à la recherche : des moyens supplémentaires massifs doivent y être consacrés. Presque toujours, la recherche militaire a des applications civiles. (…) La France a besoin de combler son retard en matière d’observation et de renseignement, en particulier le renseignement économique. On a besoin non seulement de technologie, mais de la longue expérience du terrain, des moeurs, des langues, des coutumes, des cultures : c’est une démarche européenne. (…)Nous devons construire une défense européenne. Dès lors, l’Alliance atlantique aura un tout autre visage, et les réticences françaises à son égard s’effaceront. (…)Notre continent doit devenir capable de faire face aux crises qui nécessitent une intervention au loin (…) ». Dans un discours du 22 juin 2006, François Bayrou dit également : « Et évidemment, la clé, c’est la confiance entre les administrations des pays, et les services de renseignement. (…) si tous ensemble étaient capables de bâtir un outil de renseignement européen, imaginons la démultiplication de nos capacités… (…) si certains pays dangereux en ont [des armes de destruction massive] , le moins qu’on puisse dire est en tout cas que les grands pays, et en premier lieu les Etats-Unis, en ont mille fois plus, et c’est une sous-estimation. La question n’est pas tant celle des armes que celle des détenteurs des armes, de la personnalité de ceux qui les détiennent, de leur caractère stable ou instable. Le droit d’ingérence se lit à l’aune de cette stabilité ou instabilité, qui pourraient être analysés par la communauté internationale… ». Etc… L’Etat européen est donc « nécessaire », pour les actuels « décideurs » et pour les milieux financiers dont ils servent les intérêts, en tant que gendarme mondial, aux côtés de la super-puissance US. A fortiori, vu les difficultés croissantes que rencontre cette dernière, trop souvent mise à contribution.

Rappelons que, précisément, une organisation comme la Commission Trilatérale, qui préconise invariablement depuis plus de trois décennies une gouvernance mondiale capitaliste et impérialiste à trois composantes (Amérique du Nord, Europe, puissances de l’Asie), avait vu le jour en 1973 dans un contexte marqué par l’échec militaire des USA au Viêt Nam. La mise en place, de toute urgence, d’une superpuissance européenne correspond bien à cette stratégie dans l’actuelle situation internationale. La Tribune a consacré plusieurs articles à l’Europe militaire, le dernier (du 23 mars) intitulé : « La défense européenne, le grand chantier de l’avenir ». Rien de moins. Pourtant, on entend peu parler de ces questions devant le « grand public » dans l’actuelle campagne présidentielle française.

La militarisation de l’Europe n’est pas la seule « bonne chose » qu’on nous prépare discrètement mais résolument. Dans le même numéro de La Tribune du 13 mars, le social-démocrate allemand Wolfgang Clement, devenu président de l’Institut Adecco après avoir été super-ministre de l’Economie et du Travail de 2002 à 2005 au sein du gouvernement de Gerhard Schröder, expose dans une interview intitulée : « Nous voulons rendre l’intérim plus attractif chez les jeunes » que « les groupes internationaux ont besoin de souplesse pour gérer leur personnel ». Une autre piste à creuser, si j’ose dire, en rapport avec le « grand marché du travail » de l’Union Européenne.

Autant de questions que le débat électoraliste escamote souvent, mais qui constituent les vrais sujets politiques de l’Europe de ce début de siècle. On dirait que les « élites » n’aiment pas que le peuple s’en mêle. Raison de plus pour y revenir dans d’autres articles.

De ço qui calt ?

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