La vie du nationaliste indien Subhas Chandra Bose (1897-1945) méritait un autre éclairage que le minable reportage proposé par Arté, le 7 février 2006, à 20 heures 30.

« Un pacte avec le diable » (1) nous montre les nationalistes indiens, sous un jour ignoble : des sikhs portant l’uniforme SS ; et le Netaji, l’égal du Mahatma Gandhi, dans le cœur d’un milliard et demi d’Indiens, serrant la main d’Adolf Hitler.

Ces images fortes ont pourtant, au regard de l’historien, pas plus de valeur que les fantaisies du Reich führer Himmler, adhérent de la société de Thulé, qui expédiait, dans les années 30, un éminent scientifique photographier, sur un des versants du mont Kaïlash, un svastika naturel.

L’épisode de « la légion indienne » (2) sous le IIIe Reich est montée ici en épingle par le commentaire.

Car elle ne concernait que 4 500 prisonniers, travestis en supplétifs, commandés par des officiers allemands ; elle ne s’est illustrée ni contre les Anglais ni contre les Russes.

Et pour cause.

Adolf Hitler avait des admirateurs au sein même de l’aristocratie anglaise (3) ; et n’avait aucun respect pour les nationalistes hindous.

Les membres du Hindu Mahasabha, dirigé par K. B Hedgewar M.S. Golwakar et V.D. Savarkar, qui partagent avec les nazis la même vision raciale de la société, ont opté à l’instant critique, en 1940, pour l’impérialisme britannique.

Pour nombre d’observateurs, à l’époque, cette légion indienne, habillée en feldgrau, était une imposture, un bluff, destiné à servir de Spielmateriel, à l’Abwerh, dans le cadre d’un Grand Jeu avec l’Intelligence service et le NKVD.

Le rôle des services secrets, russes et anglais, dans la vie et la mort de Subhas Chandra Bose est permanent et reste toujours à éclaircir.

En pleine opération « Barberousse », le nationaliste indien peut, en effet, traverser sans encombre l’Afghanistan, l’Union soviétique, jusqu’à Berlin…

Ignorant les manipulations dont il fait l’objet et à des années lumières de l’hitlérisme, Subhas, en 1943, quittera l’Allemagne pour le Japon à bord d’un sous-marin, laissant à son triste sort cette légion de pantins.

Les supplétifs indiens, commandés par l’Oberstleutnant Kurt Krappe et l’Oberführer Heinz Bertling, vont alors faire sécher leurs linges sur le « mur de l’Atlantique » et finiront encerclés par la résistance dans l’Indre.

Après avoir commis quelques crimes contre des civils (viols et assassinat d’enfant), ils seront pour la plupart fusillés par les maquisards, sans procès, à la Libération.

Le document d’Arté n’évoque pas un instant cette fin lamentable.

En revanche, le procès de l’Indian National Army, en Inde, entraînera une formidable mutinerie des matelots indigènes de la Royal Navy, en 1946, qui précipite le départ des Anglais.

Si les images tirées d’archives sont vraies et les faits authentiques, leur agencement et la narration d’Arté font l’impasse sur l’essentiel.

À savoir l’occupation coloniale anglaise du sous-continent indien, le Raj entre 1857 et 1947 ; et les âpres combat de la véritable Azad Hind Fauj, dans les années 40, en Birmanie, au Nagaland et au Manipur.

L’Indian National Army est créée, sur le front birman, le 1er septembre 1942, par le révolutionnaire Rash Behari (1886-1945) avec l’aide du capitaine Mohan Singh et Sadar Pritam Singh.

Le documentaire d’Arté ne nous propose ni les images de la bataille d’Imphal, ni les photos de Subhas Chandra Bose en compagnie du général birman Aung San, père de Aung Sung Yin.

Le petit village de Moirang, au Manipur, où flotte, pour la première fois, le drapeau de l’Indépendance, frappé du rouet du mahatma Gandhi, fait l’objet d’une image subliminale.

IL Y A UN GRAND ABSENT TOUT LE LONG DU REPORTAGE D’ARTÉ : LES 250 MILLIONS D’HABITANTS VIVANT SUR LE SOUS-CONTINENT EN 1941

Le spectateur ne voit ici rien des terribles famines consenties au titre de l’effort de guerre par la colonie – on compte 3 millions de morts de faim, au Bengale, en 1943 (4) ! Ni l’enrôlement forcé de cipayes, orchestré par le Raj britannique.

Ce dernier phénomène explique, en partie, le ralliement massif des prisonniers et déserteurs indigènes de l’armée des Indes derrière le drapeau de Subhas Chandra Bose sur le front oriental.

Parmi eux, il y a des Birmans, des nâgas, des manipuris, des Gurkhas, des sikhs, des Pathans, des cachemiris, des bengalis, des tamouls, des mahârâstrî, hindous, musulmans, sikhs, bouddhistes, chrétiens, animistes qui préfigurent la géographie humaine d’un vaste continent uni et indépendant, animés d’un idéal.

« Un rêve immense comme l’Union soviétique, qui écraserait tous les empires du Monde… » tel est le projet fou de Subhas Chandra Bose.

L’empire britannique tremble dans ces fondations car le Raj ne tient que par son appareil répressif – ; et sa devise « Divide and Rule » sur une pléthore de royaumes.

Il y a quelque 600 états princiers, fiefs et sultanats, découpés sur des fractures communautaires, administrés, par des officiers britanniques et leurs « civil servant » indigènes en 1941.

L’armée des Indes est construite habilement selon des critères raciaux, ethniques et religieux.

L’équilibre en est précaire.

Le parti de Bose fait sauter le mode colonial du recrutement et invente, en 1942, c’est-à-dire au moment où le Raj interdit le Congrès indien, l’idée d’une Inde unie et souveraine ; il forge l’Indian National Army sur le modèle des volontaires irlandais, l’Irish Republican Army.

Les officiers sont élus par la troupe.

C’est cette peur d’une armée des Indes mutinée comme en 1857 qui fait rouler la couronne britannique à terre…

Staline et Churchill, en cette année 1941, veulent politiquement et physiquement la disparition de Subhas Chandra Bose.

Le passage du révolutionnaire à Berlin, chez les nazis, a-t-il été voulu et accompagné par les alliés afin de salir son image ?

L’objectif des réalisateurs du document « Un Pacte avec le Diable », diffusé sur Arté, aujourd’hui, participe-t-il de ce dessein ?

Avec le recul, nous pouvons penser qu’il était inutile pour Bose de se rendre à Berlin puisque le combat de son armée se situait au Nord-Est de l’Inde.

Dans le sommaire document d’Arté, les raisons et les conditions du départ de Subhas Chandra Bose, du Bengale restent dans l’ombre.

Pourtant elles sont à l’origine de son incroyable odyssée…

Le mouvement de désobéissance civile « Quit India », organisé par le mahatma, échoue.

Le Raj instaure à l’est des provinces, l’endroit le plus touché par l’insurrection, la loi martiale : le fameux et infâme Act (Special Power) Army Forces (5) qui accorde une licence de tuer à chaque soldat ou policier.

La plupart des chefs nationalistes sont emprisonnés à Kala Pani aux Andamans ou en résidence très surveillée sur le continent.

Gandhi, Nehru, Jinnah, Sadar Patel, Savarkar, ect. sont neutralisés.

Le parti du Congrès, créé par des libéraux anglais, au XIXe siècle, est dissous en 1942 après que Gandhi eut appelé à résister à l’effort de guerre contre l’Allemagne, l’Italie et le Japon.

Pas un instant, l’auteur « d’un Pacte avec le diable » n’évoque les conflits politiques qui opposent Nehru, Jinnah, à Bose, lors de la guerre impérialiste entre Allemand et Anglais, puis Japonais et Américain.

Ni le moment politique lors duquel pour les communistes indiens, tout bascule : l’alliance de Staline et de Churchill.

En juillet 1941, les troupes britanniques et soviétiques envahissent la Perse, dirigée par Reza Shah, alors pro allemand.

L’Iran eu égard à sa situation géostratégique, aux portes des Indes, est pour les alliés « le pont de la victoire » : l’endroit éminemment riche en pétrole, une fois occupé, qui coupe toute possibilité aux forces de l’Axe de déployer leur domination.

C’est à Téhéran, en 1943, que les trois Grands se partagent d’abord le monde.

Les populations du sous-continent, non loin, n’ont cure des considérations géostratégiques et de la guerre du pétrole, et souffrent davantage de la colonisation anglaise, que des projets conquérants du IIIe Reich ou du Mikado.

Selon Koenraad Elst, en 1941, un obscur Dr Asit Krishna Mukherji, à Calcutta, aide Subhas Chandra Bose à prendre contact avec les représentants de l’Axe. (À vérifier…)

A.K. Mukherji, petit éditeur entre 1935-1937 du périodique « The New Mercury », est, sans doute, le seul intellectuel indien, qu’on peut qualifier de nazi.

« Cette appartenance idéologique ne l’empêche nullement de travailler en secret pour l’Intelligence bureau ou le NKVD » souligne un historien.

Bose, déguisé en musulman, muni d’un viatique, déjoue, grâce aux espions nazis, la surveillance des services secrets, anglais et soviétiques, et arrive enfin à Berlin où il prononce, en 1943, à l’adresse de ses lointains compatriotes, le fameux discours qui commence :

« Donnez-moi votre sang et je vous donnerais l’Indépendance »

À Dresde est formée la Légion indienne, commandée par des officiers allemands SS, à partir de prisonniers extraits de l’armée des Indes ; c’est dire que les nazis ont confiance aux cadres du All Forward Bloc (le Bloc pour l’Avenir), le parti communiste et nationaliste indien de Subhas Chandra Bose.

Il y a une certaine mauvaise foi de la part d’Arté à nous montrer le drapeau rouge, frappé de la faucille et du marteau et du tigre jaune bondissant, dominé par un fanion nazi.

Lors même il y aurait une tendance au militarisme chez Bose, l’idéologie anticapitaliste, anti-impérialiste, voire féministe, du All Forward Bloc, un parti qui existe toujours, n’a rien à voir avec le NSDAP.

Le fait que Bose et ses camarades indiens n’ont pas fini en camp de concentration, en Europe hitlérienne et stalinienne, tient du miracle ou plus précisément à des calculs stratégiques quant à l’après-guerre et à la division du Monde en zone d’influence.

L’Inde est déjà considérée par les stratèges de la Seconde guerre mondiale comme un pôle d’intérêt non négligeable.

L’affaire Subhas Chandra Bose se trouve dans les prémices de la Guerre froide, de la décolonisation et de la lutte entre le Nord et le Sud.

Le Japon nationaliste est à cette époque, pour des gens comme Bose ou le Birman Ang San, un possible champion et un allié dans l’Océan indien, davantage que les Allemands et les Italiens.

Les Japonais sont bien vus par les nationalistes du sous-continent ; ce sont les premiers, en Asie, à l’époque contemporaine à avoir défait une armée blanche, la marine du Tzar en 1905 ; attaquer l’armada américaine à Pearl Harbour en 1941 ; écraser à Singapour l’arrogante Albion et envahi les comptoirs étrangers sur le littoral chinois.

Ce sont, en 1945, des officiers et soldats japonais, qui aident le vietminh à organiser leur première guérilla contre les Français.

L’ingérence significative des Japonais, dans les affaires de décolonisation, en Indonésie, Indochine et sous-continent indien, est, peut-être, une des raisons pourquoi Staline déclare la guerre, en 1945, au Japon, et que Truman ordonne les holocaustes de Hiroshima et de Nagasaki.

En 1943, « Bose s’en va guerroyer sur le dos des Japonais », se gaussent les communistes* indiens, loyaux au pacte signé entre Staline et Churchill, ignorant les innombrables facettes de son combat.

(*La haine des staliniens à l’égard de Subhas est telle que certains indiens pensent que le révolutionnaire finit ses jours, non pas brûlé à Tapeï, dans un accident d’avion, mais prisonnier dans un goulag en Sibérie.)

l’Intelligence service et le NKVD n’ont de cesse de trouver et tuer cet homme, Subhas Chandra Bose, l’ennemi absolu de l’Empire.

Chose faite : le 18 août 1945.

L’avion qui fait escale à Saïgon puis s’envole vers Formose, se volatilise mystérieusement à Taïpee.

Le Netaji n’aura déposé les armes devant personne.

Malgré le soufre qui flotte autour de son nom, la postérité de Subhas Chandra Bose est assurée.

L’esprit de l’Azad Hind Fauj vit toujours parmi les guérillas du peuple, en lutte contre les armées coloniales laissées par le Raj (6), en Inde, au Népal, au Bengladesh ou en Birmanie ; et, peut-être, aussi chez les jawans et officiers de l’armée régulière, écoeurés par la corruption de leur État-major, vendu aux intérêts américains.

Aujourd’hui, encore, le fantôme du Netaji rôde autour des ombres de Gandhi, de Jinnah et de Nehru, les pères fondateurs, et leur demande : pourquoi avez-vous capitulé devant l’Anglais et accepté la Partition ?

La peur est telle que nul ne s’avise en Inde, au Pakistan et au Bengladesh de réclamer ses cendres.

Le Netaji n’aurait jamais signé de pacte avec le Yankee.

HIMALOVE

PS : Si un éditeur est intéressé par un récit des mutineries dans l’armée des Indes de 1857 à 1947, prière de me contacter. himalove otp yahoo.com

NB : Il serait judicieux à titre de document de traduire et publier le brûlot « 1857 » écrit par le jeune V. D. Savarkar. Je crois que ce livre, interdit sous le Raj et écrit en prison, n’a jamais été traduit et publié en français.

Opportunité d’une telle sortie : en 2007, les gouvernements indiens, pakistanais et bangladeshi fêteront ensemble, pour la première fois, « 1857 » le 150e anniversaire de la Première guerre d’Indépendance.

——————————————————–

1. Ce reportage intitulé « La légion indienne », diffusé sur Arté, est signé Sacha Mirzoeff. 2. Le documentaire s’inspire du livre « The Sign of the Tiger ; Subhas Chandra Bose And his Indian Legion in Germany » écrit par Rudolf Hartog, paru à New Delhi, en 2001, aux éditions Rupa ; R. Hartog était le jeune interprète allemand auprès de la légion. 3. Édouard VIII, le bref roi d’Angleterre, était un admirateur du NSDAP. 4. En 1944, l’INA au Manipur propose à l’État-major britannique une trêve pour acheminer du riz birman aux populations affamées du Bengale ; l’Anglais refuse arguant que l’aide humanitaire des nationalistes pouvait cacher une opération de propagande. 5. Ce dispositif colonial donnant tous les pouvoirs à l’armée, A(SP)FA, est toujours en vigueur dans les états du Jammu-et-Cachemire et du Manipur. 6. Postérité du Raj : le Pakistan a été créé, en 1947, sur les restes de l’armée des Indes, commandé par des officiers britanniques, dont certains appartenaient à l’OSS, aidé en cela par les ligues fascistes musulmane et hindoue, chargé d’organiser la purification ethnique ; ce sont six régiments Gurkhas, prêtés par le maharadja du Népal à Nehru, qui ont convoyé les populations déplacées lors de la Partition. Ce plan ignoble nécessitait au préalable la destruction de l’Indian National Army et la disparition de Subhas Chandra Bose.