Dis-moi, Israël : quand tu n’auras plus ta tête de Turc palestinienne, tu ne seras pas un peu emmerdé ?

Virginia Tilley, 15 décembre 2006

Traduit par Marcel Charbonnier et révisé par Fausto Giudice

Que vas-tu faire, maintenant, Israël ? Maintenant que trois petits garçons ont été tués par les balles d’assassins (non-identifiés) ? Maintenant qu’un juge Hamas a été sorti de force de sa voiture et assassiné ?

Voilà qui doit te faire rudement plaisir ?

« Les Palestiniens sont – enfin (pas trop tôt, ces connards… !) – en train de tomber dans mon piège ! », t’entends-je penser.

Le couvercle vient enfin d’être vissé sur ton fameux bocal, préparé amoureusement depuis si longtemps, dans lequel ces « cafards saouls » ne pourront plus que se débattre en vain, en se gueulant mutuellement dessus…

Je te vois, là, enfoncé dans ton fauteuil national, te frottant les mains, triomphant, observant les Palestiniens en train – enfin ! – de s’étriper et de devenir, lentement mais sûrement, ce que tu as toujours prétendu qu’ils étaient.

Peut-être es-tu un brin dégoûté ? Heureusement, ton sentiment irrémissible de supériorité ne te permet pas de gerber…
Mais as-tu réfléchi à ce que tu pourras faire, au cas où cette direction palestinienne que tu méprises tellement finissait par se désintégrer ? Bien sûr, c’est toi qui les as mis dans cette merde… Cela fait des dizaines d’années que tu y travailles, d’arrache-pied. Tu as prévariqué, terrorisé, expulsé, mutilé, massacré leurs dirigeants, tu as banni ou tué leurs visionnaires et leurs philosophes, tu as financé et attisé le Hamas contre le Fatah ou le Fatah contre le Hamas, tu as mis leur démocratie à la poubelle, tu leur a piqué leur argent, tu les a emmurés, tu les as mis « au régime », tu t’es fendu la pêche devant leurs revendications, tu as menti au sujet de leur histoire, au monde entier et à toi-même…

Mais que vas-tu faire, Israël, si cinq millions de Palestiniens se retrouvent à vivre, en fin de compte, sans aucune élite gouvernante, sous ta propre souveraineté ? Que feras-tu, quand ils auront perdu toute capacité de négocier avec toi ? As-tu réfléchi au fait que dans les territoires que tu contrôles, les Palestiniens sont aussi nombreux que tes ressortissants ? Et que tu es en train de détruire leur expression unifiée ? As-tu pensé à ce qui t’arrivera si les Palestiniens perdent vraiment cette voix ?

Peut-être est-ce que tu penses qu’il te suffirait de libérer le fric et les flingues du Fatah pour que celui-ci ré-arrache son pouvoir des mains du Hamas et réinstalle le gouvernement palestinien fantoche de tes rêves roses ? Peut-être penses-tu vraiment que le Fatah est en mesure de ressusciter l’épave d’Oslo, sortir le bout de son nez des gravats des bureaux de l’Autorité palestinienne et récupérer le siège du conducteur de la nation palestinienne, comme avant ? Peut-être que tu te dis qu’avec juste ce qu’il faut d’échauffourées entre les factions et une pincée supplémentaire d’assassinats et un tantinet de famine, la nation palestinienne toute entière va se retourner contre le Hamas et l’éjecter du pouvoir, en faveur de M. Abbas et de son sourire piqué à la machine ?

Mais comment peux-tu imaginer tout ça, alors même que le seul cas semblable, qui fait figure de test – l’Irak – est en ruines, et que les USA et que la Grande-Bretagne tentent désespérément de filer à l’impérialiste [oups : à l’anglaise] ?

Vis-tu encore tellement enfoncé profondément dans tes propres illusions, que tu puisses imaginer que la Résistance palestinienne ne serait que le fait d’un leadership néfaste ou sclérosé ? Qu’il n’y aurait nulle mémoire de l’expulsion et de la dépossession derrière l’esprit de résistance collective qui ne pourra qu’indéfiniment, et inévitablement, transcender une direction palestinienne, quelle qu’elle soit ? Crois-tu vraiment que du simple fait que tu puisses écraser ou coopter le Hamas et le Fatah, cinq millions de personnes vont simplement disparaître à jamais de la traînée sanglante que tu laisses sur le monde, au-delà des frontières jordanienne ou égyptienne, dans le désert infini, emportant en hâte ce qu’ils pourront emmener – vêtements, enfants et souvenirs patinés – dans une sorte de grand remake de 1948 ?

Penses-tu vraiment que si la communauté internationale, de guerre lasse, va se lasser de te demander de négocier avec les gens que tu as dépossédés et discrédités, tu pourras en quelque sorte te balader en sifflotant, soulagé de voir oubliés les crimes que tu as perpétrés envers eux ?

Nous savons que tu continues à poursuivre ce vieux, fatal et futile fantasme : enfin ressusciter le rêve sioniste, en démolissant le nationalisme palestinien. En brisant l’unité nationale palestinienne sur les écueils de l’occupation. En réduisant les Palestiniens à l’état d’Indiens dans des réserves, déclinant à petit feu vers le désespoir, l’alcoolisme et l’émigration. En les rendant totalement indifférents, pour toi.

Mais j’ai un truc à te dire, Israël. Aux USA, les autochtones amérindiens n’ont jamais baissé les bras. Atteints et humiliés comme ils le sont, ils connaissent leur histoire, et ils se souviennent de leur dol. S’ils sont marginaux, c’est uniquement parce qu’ils ne représentent que 1 % de la population des USA. Les Palestiniens, eux, sont cinq millions : ils sont aussi nombreux que tes juifs ! Et ils vivent à l’intérieur de tes frontières. Quand leurs dirigeants se détruiront eux-mêmes, en se malmenant mutuellement comme des béliers dans un combat à mort, ils deviendront finalement cinq millions de paire d’yeux courroucés fixés sur toi, car tu seras l’ultime pouvoir à les dominer. Et tu seras sans défense, parce que ton abri de papier – tes Quisling du Fatah ou de l’ « Autorité » « palestinienne » ne seront plus que des bibelots endommagés, de la vaisselle fêlée, des has been discrédités, foutus. Alors, il n’y aura plus que toi et ceux que tu as dépossédés – toi, et les Palestiniens – dans un seul État, sans Oslo et sans Feuille de Route pour te protéger ! Alors, je peux te dire que les Palestiniens – pour le coup – te haïront, et pour de bon !

Alors, peut-être, prendras-tu conscience de ta bévue, quand la désintégration de l’unité nationale palestinienne se répandra, telle un tsunami, dans l’ensemble du Moyen-Orient, conjoignant ses forces avec le tsunami débordant de l’Irak, dévastant l’ensemble de la région et te revenant en pleine gueule ?…

En te voyant te fabriquer cette catastrophe de tes propres mains, nous en venons à penser que tu es sans doute, ni plus ni moins, suicidaire ? Nous pourrions nous contenter d’observer [en nous frottant les mains, à notre tour… NdT], mais ton cheminement vers la ruine est lourd de trop de souffrance, pour trop de personnes. Reste que même si nous voulions éviter ton pacte unilatéral de suicide collectif avec les Palestiniens, y a-t-il quelqu’un, que nous puissions appeler à l’aide ?

Nous pourrions appeler le Hamas à – enfin – se mobiliser de pied en cap, car lui seul a la capacité de lancer une campagne de désobéissance civile sur une échelle massive, seule à même de paralyser le poing d’acier d’Israël. Mais le Hamas n’a aucune expérience dans ce domaine, et ses hommes d’État sont d’ores et déjà cernés par les flingues que tu as offert aux malfrats du Fatah…

Nous pourrions exhorter le chef des malfrats du Fatah, ce M. Abbas qui se roule comme une serpillière aux pieds des dirigeants israéliens, à tenter de se retrouver une colonne vertébrale. Ou encore l’ubiquiste M. Erekat, qui n’a jamais eu la moindre vision politique de sa vie, de s’en inventer une, du jour au lendemain…

Nous pourrions encourager les malfrats du Fatah à rejeter MM. Abbas et Erekat, ainsi que les contrats plantureux de fournitures de ciment que tu leur a soumissionnés afin d’ériger le Mur qui les emprisonne, et à rechercher un haut du pavé qu’ils n’ont jamais aperçu de leur vie.

Nous pourrions quémander des microscopiques FPLP et FDLP, accrochés à leurs programmes surannés, trop rassis pour être mangeables et rongés par leur amertume recuite pluri-décennale et leur rivalité avec le Fatah, qu’ils lèvent enfin le nez et regardent au-delà de leurs rancœurs anciennes et d’hier.

On pourrait faire appel aux USA, mais personne ne s’avise de le faire.
On pourrait faire appel à l’Union européenne, mais personne ne s’avise de le faire, non plus.

On pourrait faire appel au monde, mais il se contente de rester, là, hébété. On pourrait faire appel aux médias mondiaux, mais ils sont gelés, le cul à l’air.
Donc, le seul à qui nous puissions faire appel, c’est à toi, ô, toi, Israël… Pour te demander, à toi, ô, Israël, de penser à ce que tu es en train de fabriquer, à défaut de t’en préoccuper.

Car tu es en train de préparer, des tes mains, ta propre destruction.
Si tu es tellement efficace, dans ce grandiose projet national – ta propre destruction – c’est parce que tu sais y faire, d’expérience. Même les gens les plus courageux, les plus moraux et les plus sensibles, comme tu as eu l’occasion de l’apprendre, ne sauraient supporter indéfiniment de vivre dans un camp de concentration. A un certain moment, comme les historiens de l’Holocauste l’ont fureté avec un tel pathos, c’est l’humanité [des déportés] qui finit par s’effondrer. L’héroïsme individuel peut survivre, on peut en conserver et chérir la mémoire. Mais l’ordre, l’humanité et, en fin de compte, les sentiments humains pourrissent et se décomposent en querelles de factions et en l’inhumanité de l’homme envers son semblable. Cela, tu ne le sais que trop bien, tu sais amèrement de quelle manière le chaudron concentrationnaire peut faire se dissoudre jusqu’au tissu même d’une société et éparpiller les humains. Cette leçon est gravée, littéralement, au fer rouge dans ta mémoire nationale. Et tu est en train d’appliquer ces leçons, en tentant de purger la tragédie du sionisme et réduisant Gaza en ruines.

Mais si tu récoltes en réalité le chaos que tu es en train de fabriquer aux Palestiniens, tu ne tarderas pas à découvrir qu’il n’y a personne d’autre de responsable de ces cinq millions de civils palestiniens que : TOI !

Alors, que vas-tu faire, Israël, de cinq millions de personnes soumises à ta loi, quand tu ne pourras plus faire croire au monde entier que tu as l’intention de négocier avec elles ? Que feras-tu de ces personnes que tu détestes et qui – elles y ont mis le temps ! – te détestent elles aussi au dernier degré, quand les visions de coexistences auront en fin de compte échoué ? Tu seras le seul pouvoir étranger à les écraser. Tu ne pourras ni les digérer, ni les dégueuler. Et ils continueront à te dévisager.

Et nous aussi !

Oui : toi !

Parce qu’il n’y aura personne d’autre à tenir pour responsable. Ni personne d’autre ne pourra les prendre en charge. Rien que toi…

Virginia Tilley est professeur de sciences politiques. De nationalité usaméricaine, elle travaille en Afrique du Sud. Elle est l’auteur de l’ouvrage The One-State Solution: A Breakthrough for Peace in the Israeli-Palestinian Deadlock (La Solution à Un Seul Etat : Une solution pour sortir de l’impasse israélo-palestinienne, en vue de la paix) [University of Michigan Press and Manchester University Press, 2005].
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier et révisé par Fausto Giudice, membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de toute reproduction, à condition de respecter son intégrité et de mentionner auteurs et sources.

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