Le Goût amer de Nestlé Pure Life
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En 1998, Nestlé révolutionnait le marché de l’eau en lançant une
marque d’eau standardisée fondée sur le concept du « multi-source ».
Le problème, c’est que pour produire son « eau globale », Nestlé n’a
pas hésité à contrevenir à ses propres normes environnementales et à
contribuer à la destruction de sources uniques au monde.

Entretien avec Franklin Frederick. (Après avoir étudié la littérature
et la psychologie à l’université de Rio de Janeiro, F. Frederick a
organisé différentes conférences internationales sur l’eau, la santé
et l’environnement. Il a également travaillé comme coordinateur et
consultant pour « le mouvement des citoyens des eaux ». Actuellement,
il coordonne le projet de « l’accadémie libre des eaux » soutenue par
Helvetas, l’Université de Berne et l’Ecole suisse d’ingénieur du bois
de Bienne.)

Depuis 1994, Nestlé exploite le parc d’eau de São Lourenço dans l’Etat
de Minas Gerais (Brésil) qui abrite plusieurs sources d’eaux
minérales. Quelle est la particularité de ces eaux ?

Ces eaux ont été découvertes à la fin du XIXe siècle. Leur goût était
très fort. Presque par hasard, on a constaté qu’elles avaient des
propriétés médicales pour soigner, entre autres, la peau, les troubles
digestifs ou la pression sanguine. La nouvelle s’est alors répandue et
les gens ont accouru, de plus en plus nombreux, attirés par les
pouvoirs salutaires de ces eaux. Le Parc d’Eau actuel a été créé au
début du XXe siècle, entraînant le développement de la ville de São
Lourenço. A l’origine, on comptait 9 sources de qualités différentes;
par la suite, d’autres sources similaires ont été repérées dans les
environs, entraînant le développement de trois autres parcs et de
trois autres villes: Cambuquira, Lambari et Caxambu. Aujourd’hui, la
région – nommée Circuito de Aguas – est considérée comme la plus riche
zone d’eaux minérales au monde. Jusque dans les années 40, une
véritable « Médecine des eaux » s’est développée. Beaucoup de médecins
vivaient et travaillaient dans les parcs d’eau. Les cures ont aussi
contribué à l’essor touristique de cette région.

Ces eaux ont des propriétés uniques et de plus constituent une source
de revenus importante pour la ville, comment se fait-il que leur
gestion soit confiée à Nestlé?

Le Parc d’Eau de São Lourenço a toujours été privé. Il a d’abord
appartenu à une famille. Au début du XXe siècle, une banque l’a acheté
puis vendu au groupe français Perrier-Vittel. Lorsque Nestlé prit le
contrôle de Perrier-Vittel, le Parc est devenu sa possession. Le
groupe Perrier-Vittel ne faisait que mettre en bouteilles les eaux
minérales et les vendre sans générer de problèmes avec la communauté
locale. Avec Nestlé, les choses ont changé.

Quelles sont justement les activités de Nestlé ?

En 1996, Nestlé a illégalement foré un puits de 158 mètres de
profondeur dans le Parc d’Eau, pour y pomper 30’000 litres par jour.
Mais pendant deux ans, l’eau fut simplement déversée dans la nature!
En 1998, la multinationale a voulu la commercialiser. L’eau était
cependant trop ferrugineuse, le contenu des bouteilles noircissait.
Même si sa qualité ne s’altérait pas, aucun consommateur n’était prêt
à l’acheter. Alors, Nestlé a demandé l’autorisation d’extraire le fer
de cette eau et d’en effectuer la mise en bouteilles, agissant comme s
‘il c’était encore une eau minérale. L’autorisation fut refusée à
Nestlé qui recourut, en vain. Malgré cela, l’entreprise a déminéralisé
l’eau, lui enlevant non seulement le fer, mais aussi d’autres
minéraux. Elle commercialise aujourd’hui cette eau de table
artificiellement reminéralisée sous le nom de Pure Life. C’est une eau
de table destinée spécialement aux pays dits pauvres. Au Pakistan, par
exemple, il y a aussi une autre fabrique de Pure Life. Pour produire
et mettre en bouteilles Pure Life, Nestlé a agrandi l’ancienne usine
de Perrier Vittel. Elle a construit une nouvelle fabrique dans le Parc
d’Eau – ce qu’elle n’aurait pas eu le droit de faire si la loi
brésilienne avait été respectée. Comme Pure Life se vend bien dans les
grandes surfaces, Nestlé a creusé un autre puits de 150 mètres de
profondeur dont elle extrait 30’000 litres d’eau supplémentaires par
jour.

Pourquoi puiser de l’eau minérale si ensuite on la déminéralise ?
Peut-on réutiliser les minéraux ?

Nous nous sommes posé la même question. N’importe quelle eau pourrait
servir à produire Pure Life. Pourquoi détruire une eau rare et
précieuse en lui ôtant ses minéraux au lieu de préserver ses
propriétés thérapeutiques et médicales offertes par la nature? La
seule réponse que nous concevons, c’est l’appétit de la
multinationale: Nestlé est devenue propriétaire du Parc d’Eau lorsqu’
elle acheta le Groupe Perrier. La société doit tirer un profit de
cette acquisition, elle a investi des millions de dollars pour
construire une nouvelle fabrique. Maintenant elle désire récupérer le
maximum de son investissement.

Depuis 1999, la population de São Lourenço se mobilise contre Nestlé.
Pourquoi ?

En 1999, les habitants de São Lourenço ont remarqué que les eaux
minérales perdaient leur goût spécifique, comme si les eaux devenaient
plus « faibles ». Une des sources : la Magnesiana s’est même tarie.
Nous avons alors pensé que cela provenait de la surexploitation liée
au pompage intensif de Nestlé. Ces eaux restent une longue période
sous terre où lentement elles s’enrichissent de minéraux. Si on
extrait plus d’eau que la nature peut naturellement remplacer, les
eaux commencent à se déminéraliser. Nous avons donc sollicité et
obtenu une réunion publique à la municipalité et les directeurs du
groupe Nestlé-Perrier Vittel ont été interrogés. Ils se sont montrés
arrogants et leurs explications étaient insatisfaisantes. Nous avons
alors fondé un mouvement de «citoyens des eaux» qui a mené ses propres
enquêtes. Les résultats ont été transmis au procureur du ministère
public de São Lourenço. Il a alors lancé une enquête sur les activités
de Nestlé.

L’enquête du ministère public fait peser de nombreuses charges sur
Nestlé.

Oui, il y a différents types de charges : la principale,
naturellement, concerne la déminéralisation des eaux. Selon la loi
fédérale brésilienne, les eaux minérales ne doivent pas être altérées,
il faut les utiliser telles qu’on les trouve à l’état naturel. L’autre
charge majeure concerne la fabrique construite à l’intérieur du Parc d
‘Eau et surtout son mur d’enceinte. Ce mur destiné à protéger la
fabrique des inondations mesure trois mètres de haut et atteint jusqu’
à sept mètres de profondeur. Il traverse le socle d’argile qui
constitue un agent protecteur naturel des eaux ; le PH acide de ce
socle détruit toutes les bactéries qui y pénètrent. Cette couche d’
argile se trouve au maximum à trois mètres de profondeur. Le mur l’a
endommagée d’une façon inestimable. Par contre, et c’est malheureux,
le pompage intensif n’est pas considéré comme illégal. Dans la loi
fédérale brésilienne, les eaux minérales sont classées parmi les
minéraux et non parmi les eaux spéciales nécessitant une protection
particulière. Dans la pratique, les eaux minérales peuvent donc être
exploitées jusqu’à leur tarissement, à l’instar de n’importe quelle
mine de fer.

Où en est la procédure aujourd’hui ? Nestlé a-t-elle été jugée ?
A-t-elle changé de pratique ?

Tant l’Etat que les Ministères publics fédéraux enquêtent sur Nestlé.
Une expertise du Parc d’Eau a été demandée pour évaluer la qualité des
eaux et la situation réelle du parc. Nestlé a réussi à l’éviter. Les
mouvements sociaux font aussi leur travail et cherchent à informer le
public sur les activités de Nestlé. Mais la situation est de plus en
plus difficile, car l’entreprise a lancé une campagne de propagande
sur les principaux canaux de la télévision brésilienne. Bref, aujourd’
hui la production de Pure Life continue et si l’on se fonde sur le
nombre de camions qui sortent de l’usine, on peut même dire qu’elle s’
accroît. La qualité originelle de l’eau minérale du parc – une
merveille que la nature a mis des millions d’années à créer – a
probablement été affectée irrémédiablement. Ce changement dans la
qualité des eaux a touché le tourisme, principale activité économique
de la ville. Beaucoup de gens perdent leur emploi. Quant à la fabrique
Pure Life, elle est hautement mécanisée et n’importe quel grand hôtel
de São Lourenço emploie plus de monde que Nestlé. Mise en balance avec
les dégâts qu’elle provoque, la contribution sociale de la
multinationale est dérisoire pour la ville et pour la région. Seul un
appui international peut actuellement sauver le Parc d’Eau de São
Lourenço. Un jour, la procédure juridique donnera raison à la partie
civile et Nestlé devra arrêter la production de Pure Life à São
Lourenço, mais le Parc d’Eau sera alors déjà asséché.

En mars dernier, vous avez participé au Forum Social de l’eau à São
Paulo, qu’est-ce que ce forum vous a apporté ?

D’abord, c’était très beau de voir des personnes de tout le pays –
même des indiens – discuter ensemble de problèmes communs. Le
mouvement social ici prend conscience des dangers liés aux
privatisations. Mais attention, la démocratie brésilienne est
relativement jeune et la conscience citoyenne aussi. Nous sommes
encore fragiles.

Quel avenir souhaitez-vous pour le circuit d’eau du Minas Gerais ?

Un avenir plus proche des traditions, que la médecine des eaux
reprenne sa place. En fait, nous ne savons pas quels sont réellement
les pouvoirs de ces eaux, car aucune étude approfondie n’a été faite.
Qui sait quels secrets et quels espoirs s’y cachent encore?

Interview réalisée par Lara Cataldi, avril 2003 pour la Revue Vers un
développement solidaire no. 171, Contact : cataldi@ladb.ch