Bien le bonjour,

Nous en étions restés à la troisième et dernière journée, celle des débats
houleux (je n’ai pas perdu de vue ma métaphore du bateau dans la tempête)
et de la nomination des membres du conseil. Du débat houleux, j’ai retenu
quelques sujets qui posaient problèmes, le premier concernait la question
du pouvoir et avec elle, celle des partis politiques, devait-on accepter
comme membres du Conseil des adhérents à un parti politique ? Le deuxième
concernait le nombre de places à l’intérieur du Conseil consenties aux
enseignants ? Nous reviendrons un peu plus loin sur ces deux questions,
nous allons commencer par les conclusions des tables de travail. Dès le
matin, consacré à la lecture des résultats, les mésententes ont fait
surface et ont envenimé les discussions.

La première table concernant l’analyse de la situation internationale,
nationale et régionale n’a pas posé de problèmes particuliers, tous sont
tombés d’accord pour trouver la situation catastrophique : capitalisme
généralisé s’appuyant en grande partie sur l’impérialisme des Etats-Unis,
qui conduit à l’appropriation des ressources et à la destruction du
milieu, des cultures et de la vie sociale (avec parfois un petit côté
marxiste au sujet des contradictions du capitalisme et des allusions à la
classe ouvrière), la signature des traités commerciaux ont ruiné le marché
national et prolétarisé les paysans, condamnés à émigrer aux Etats-Unis.
Sur le plan régional cette avancée du capitalisme s’accompagnant de la
privatisation des biens communs est une agression contre la vie
communautaire, les usages et les coutumes ancestraux. Cette destruction de
la richesse naturelle et culturelle, s’accompagne d’un accroissement de la
répression : violation constante de la liberté, des droits collectifs et
des droits humains.

On vient de m’appeler pour me dire que la situation est critique du côté
du Zócalo, la manifestation de ce jour, 20 novembre, vient de s’affronter
à la police fédérale préventive qui garde l’endroit. Je vais y faire un
saut, je vous tiendrai au courant… Ce sont surtout des jeunes qui
harcèlent les forces militaires, ils ont dressé une belle barricade avec
les matériaux d’un immeuble en construction sur la rue qui descend de
Santo Domingo au Zócalo, de ce point, ils asticotent les flics, qui, de
leur côté, répliquent en lançant des grenades lacrymogènes ; les autres
rues d’accès sont mal protégées si bien que les forces ennemies peuvent
nous prendre à revers, c’est d’ailleurs ce qui se passe à un moment donné,
ce n’est heureusement qu’un commando d’une vingtaine d’individus, qui
tirent à bout portant avec leurs fusils lance-grenades et puis se
replient, quelques blessés. Des secours se sont formés spontanément, des
familles sont venues avec tout le matériel et proposent des tampons de
vinaigre, du coca-cola et de l’eau pour les yeux. Des équipes médicales
sont en place. Les jeunes ne sont pas en position de force et ils n’ont
pas une vue stratégique qui leur permettrait de coordonner leurs
mouvements, ils en ont conscience, déjà toute une équipe est partie
renforcer la barricade de los Cinco Señores dangereusement laissée sans
protection. Ce qui me paraît préoccupant est l’attitude des membres du
Conseil présents, au lieu de prendre le parti des jeunes, ils ont commencé
à parler de provocations, de manifestation pacifique, nous connaissons
tous ce genre de discours, pour ensuite donner l’ordre du repli. « Comment,
vous, qui représentez d’une certaine manière le peuple, osez parler de
provocations quand vous devriez être en première ligne pour le défendre
contre les exactions des forces d’occupation, les jeunes font ce travail,
alors respectez-les et ne les accusez pas d’être des provocateurs !! », la
réponse ne s’est pas laissé attendre ! Si tous ceux qui ont des ambitions
politiques, forts de leur position au sein du Conseil, continuent à se
manifester de cette manière autoritaire bien des gens des barricades, des
colonies et des quartiers vont se sentir rejetés ou écartés et ne vont
plus participer à l’Assemblée ; un divorce en ce moment me paraît
prématuré car il laisserait le champ libre aux politiques et mettrait un
terme à la commune d’Oaxaca.

Fin de cette grande parenthèse, qui est celle de l’action un après-midi à
Oaxaca, et revenons à l’analyse de cette troisième journée du Congrès, qui
est, elle aussi, pleine d’enseignements.

La lecture des conclusions de la table 2 va soulever de vigoureuses
protestations et mettre en péril l’unité du Congrès. Le passage incriminé
est le suivant :

« Se consideró importante que la APPO negocie y vaya ocupando espacios de
decisión y de poder en las instituciones vigentes, que se negocie con el
gobierno federal y se ocupen espacios en el gobierno estatal… que la APPO
sea un ente político en la legislatura local… y participar en el próximo
proceso electoral. »
(On a considéré important que l’APPO négocie et occupe des espaces de
décision et de pouvoir dans les institutions existantes, qu’on négocie
avec le gouvernement fédéral et qu’on occupe des espaces dans le
gouvernement de l’Etat [d’Oaxaca]… que l’APPO soit un organisme au sein de
la législature locale… et participe au prochain processus électoral.)

Les rapporteurs ont bien ajouté que ce passage n’avait pas obtenu le
consensus, il était tout de même proposé au Congrès, avec l’espoir de
passer inaperçu ? Ce ne fut pas le cas. Les gens étaient vraiment en
colère, à tel point que l’unité du Congrès s’est trouvée, un temps,
compromise. Il fut décidé de refaire le texte pendant l’heure du repas. Le
Congrès avait pris un coup dans l’aile. Etait-ce une réalité ou un
prétexte ? La découverte de personnages suspects venait à point pour
ressouder artificiellement l’assemblée et calmer le jeu : attente
interminable après le repas, retour au compte goutte dans la salle des
débats, musique et danse au « son de la barricada », discours de soutien, la
lecture d’un nouveau rapport n’eut lieu qu’à 6 heures du soir devant des
esprits qui avaient été divertis de la dispute du matin. Un rapport qui
ménage la chèvre et le chou, d’un côté il est question d’un pouvoir
populaire, de l’autre on reconnaît « comme instances fondamentales dans la
prise de décisions à l’intérieur de l’APPO les assemblées communautaires. »
Des interventions qui ont suivi cette lecture, je retiens la proposition
de reconnaître l’autonomie et la libre détermination des peuples indiens,
la valorisation du tequio ou travail communautaire, l’accomplissement des
accords de San Andrès, la critique du Plan Puebla-Panama et du projet de
dresser plus de 2000 éoliennes dans l’isthme de Tehuantepec, par contre,
je me garderai de retenir la motion proposant de « construire un pouvoir
populaire et un nouvel Etat ».

Je vous ai déjà parlé de la table 3 portant sur les principes généraux de
l’Assemblée et sur les plans d’action, je les rappelle ici brièvement :
communalité, démocratie participative ou démocratie directe, plébiscite et
référendum, révocation des mandats, non réélection, probité et
transparence, équité du genre, égalité et justice, service (mandar
obedeciendo), unité (les partis politiques apportent la division),
autonomie (respect de l’autonomie des communautés, des groupes et des
associations), consensus (décisions prises par consensus), la critique et
l’autocritique, inclusion et respect de la diversité, discipline et
respect mutuel, solidarité internationale, mouvement anticapitaliste,
anti-impérialiste et antifasciste, mouvement social pacifique. Avec ces
principes comme base, il fut décidé que l’instance suprême des décisions
sera l’Assemblée de l’Etat d’Oaxaca. Cette Assemblée au niveau de l’Etat
d’Oaxaca, ou Assemblée estatal, devra être soutenue et nourrie par les
assemblées des peuples, des régions et des secteurs, constituant ainsi
l’Assemblée des assemblées. Face à la crise actuelle de la démocratie
représentative, le congrès de l’APPO a revendiqué et assumé les formes
concrètes de la démocratie directe.

L’APPO, malgré la présence de délégués venus des communes avoisinantes, a
été jusqu’à présent un mouvement essentiellement urbain, dominé par les
groupes politiques de la gauche traditionnelle surtout d’obédience
marxiste-léniniste ; les familles et les jeunes venus des barricades ont
rompu les schémas des « avant-gardes » dogmatiques et ouvert de nouveaux
espaces à l’intérieur des luttes populaires. Jusqu’à la dernière minute,
les délégués indiens ont hésité à s’intégrer au Conseil ; la participation
massive et spontanée des habitants des quartiers, des colonies et des
barricades, la barricade définissant à la fois un territoire et une
communauté, les a amenés à faire le pas. La figure centrale de l’Assemblée
reflétant l’esprit et l’expérience communautaire a fini par s’imposer
malgré toutes les ambiguïtés qui ont pu surgir au cours des débats. Dans
une entrevue collective réalisée par Blanche Petrich de La Jornada (La
Jornada du 14 novembre), plusieurs leaders de la montagne, Aldo González,
de Guelatao, Adolfo Regino, d’Alotepec-Mixe, Joel Aquino, de Yalálag,
Fernando Melo et Manuel Suárez, du secteur Soogocho, et Fernando
Soberanes, du Congrès de l’éducation indigène et interculturel, ont
reconnu qu’il n’y avait jamais eu de conditions aussi favorables pour
unifier les forces des peuples indiens avec le reste du mouvement
populaire.

Cela ne va pas être facile. Le processus qui consiste à sortir de la
cellule marxiste-léniniste et être avec le peuple au service de la
communauté commence à peine. Mais, aujourd’hui, nous avons vécu un moment
unique car sont en train de naître de nouvelles pratiques politiques.
(Aldo González)

De cela dépend la réussite ou l’échec du Conseil estatal. S’il n’y arrive
pas, cela peut conduire le mouvement à une impasse comme cela est arrivé
avec la direction des enseignants. (Joel Aquino)

Le Congrès eut la volonté sous la pression de la majorité d’incorporer des
concepts qui n’étaient pas contemplés dans les documents initiaux :
culture communautaire, aide mutuelle, serviteurs au lieu de dirigeants.
Tout cela fut bien vu et accepté parce que cela se trouve à la racine
indigène de la majorité de la population urbaine dans les quartiers, les
colonies et les barricades. (Adolfo Regino)
L’influence de l’esprit communautaire a marqué dès le début la forme
d’engagement des populations bases d’appui de l’APPO, c’est un chemin qui
vient de loin. (Fernando Soberanes)

L’inévitable opposition entre la verticalité de la gauche traditionnelle
et l’horizontalité de la cosmovision indienne n’est pas résolue pour
autant, c’est une question qui reste en suspens ; même si l’apport des
Indiens a ouvert l’horizon du Congrès, l’esprit politique reste bien
présent :

« Maintenant nous devons initier un processus sérieux et profond de
discussion avec la participation de tous les secteurs du peuple pour
élaborer le programme de lutte et de gouvernement, qui devra reprendre les
aspirations des grandes masses dans le but de conquérir le pouvoir pour le
mettre au service de tous. » (Zenén Bravo du Front populaire
révolutionnaire – FPR)

« Il s’agit d’adopter le modèle bolivien d’inclure les indigènes dans la
dispute pour le pouvoir politique. » (Flavio Sosa, qui se rêve en futur Evo
Morales !)

C’est cet esprit qui va se faire entendre pour réserver 40 places au
Conseil aux enseignants de la Section 22, alors que la plupart avaient
déserté le Congrès, pour admettre les adhérents du PRD, Parti de la
révolution démocratique, qui soutien Lopez Obrador, et d’autres partis de
gauche. C’est encore lui qui va chercher à accaparer les commissions que
les hommes politiques jugent importantes et à en écarter les délégués des
quartiers ou les jeunes des dernières barricades. Il y a 23 commissions,
les conseillers, nommés pour deux ans, doivent s’intégrer à chacune
d’elles et y remplir leur fonction selon le principe du service
communautaire : commissions d’organisation, de liaison et de relations, de
presse et d’information, juridique, de sécurité, de finance, d’éducation,
de culture, de santé intégrale, des droits humains, des affaires
administratives…

Le Congrès s’est terminé par le rituel de la prise de fonction des
conseillers (la toma de protesta). Alors qu’il devait être confié à Felipe
Martínez Soriano, ex-recteur de l’université d’Oaxaca, ancien leader
guérillero du PROCUP (maintenant dissous), proche du FPR, il fut
finalement confié au président de la communauté de San Juan Tobaa, de la
région Soogocho de la Sierra Norte, le Zapotèque Melitón Bautista. Il a
expliqué ce que signifie pour un Indien de recevoir de l’assemblée
communautaire le bâton de commandement, l’engagement qu’il implique auprès
de toute la communauté. Il a raconté sa trajectoire, le parcours de tous
les échelons des charges communautaires, toute une vie consacrée au
service des siens, de son peuple, un honneur, un prestige et une dignité.

Ce matin, à l’aube, des groupes paramilitaires sont intervenus à Santo
Domingo et ont tiré plusieurs coups de feu avec des armes de gros
calibres. Deux arrestations à la barricade Cinco Señores.

Oaxaca, le 21 novembre 2006.

George Lapierre