Les caporaux de la glose à l’assaut des « barbares »

Humaniser l’armée israélienne ? Rien de plus facile ; il suffira d’évoquer sans relâche le nom du moindre soldat prisonnier : qui ne connaît celui du caporal Gilad Shalit, « dix-neuf ans », enlevé par le Hamas le 25 juin dernier ? Et qui n’a pas entendu s’exprimer cent fois l’angoisse de sa famille ? En revanche, qui peut réciter le nom d’un seul des huit civils assassinés sur une plage de Gaza par un bateau de guerre israélien, ou celui d’un seul des centaines de Palestiniens – ministres et députés compris – enlevés par l’armée de Tel-Aviv ?

Israël « frappe », le Hezbollah « bombarde »

Vous voulez dire par Tsahal ? Justement, parlons-en ! En avril 2002, un auditeur de France Inter, « Frédéric », avait interrogé les journalistes de la station sur leur utilisation, qu’il jugeait partisane, de ce nom de « Tsahal ». Bertrand Vannier, directeur de l’information, avait expliqué : « Tsahal, c’est un acronyme. Cela veut dire « Tsiva Hagana Lei Israël », l’armée de défense d’Israël. J’ai demandé aux journalistes de la rédaction de France Inter de ne plus prononcer le mot de « Tsahal », car il y a risque de confusion à partir du moment où les Israéliens en ont fait une sorte de surnom, diminutif affectueux. » En juillet-août 2006, ce « diminutif affectueux » fut employé plusieurs fois par jour – et même par heure – sur France Inter pour évoquer une « armée de défense d’Israël » qui défendait Israël en envahissant le Liban. Le jour où le Hezbollah baptisera son armée « Mon chéri », l’appellation sera-t-elle aussi couramment reprise par France Inter ?

En temps de guerre, les mots tuent. Bernard-Henri Lévy le sait tellement bien qu’il s’offusqua, dans Le Monde naturellement, de l’emploi du mot « roquette » pour parler des projectiles tirés contre l’État hébreu. « Pourquoi ne pas dire « obus » ? ou « missile » ? Pourquoi ne pas rendre, en utilisant le juste mot, toute sa dimension de violence barbare à cette guerre voulue par les iranosaures du Hezbollah et par eux seuls ? »(1) Quelques jours avant que Le Monde publie l’interminable tartine béachélienne (deux pages !), la mort de dizaines de civils libanais et palestiniens avait pourtant inspiré au quotidien vespéral un titre qui n’avait pas indigné le philosophe préféré de « Tsahal » : « Les frappes israéliennes se multiplient sur le Liban, le Hezbollah bombarde Tibériade » (lemonde.fr, 15.7.06). Et pourquoi pas la formulation inverse, avec le Hezbollah qui « frappe » et les Israéliens qui « bombardent » ?

Le Plan B connaît la réponse. Pendant la guerre du Kosovo, les sondages – trafiqués, comme toujours – employaient plus volontiers le terme de « frappes » occidentales que celui de « bombardements » ou d’« intervention » de l’Otan. L’une de ces enquêtes, réalisée les 26 et 27 mars 1999 par l’institut CSA pour Le Parisien, avait révélé qu’une majorité relative de Français (46%, contre 40%) désapprouvait les « bombardements aériens des forces de l’Otan contre la Serbie ». Le « problème » était corrigé dès le lendemain : une nouvelle enquête d’opinion (Ipsos-Le Journal du dimanche) pouvait proclamer triomphalement qu’une majorité absolue de Français (57%, contre 30%) approuvait « l’intervention militaire de l’Otan en Yougoslavie ». Un sondeur expliqua ce renversement : « « Bombardement » donne un poids de chair et de sang à la question qui est posée. « Frappe », c’est plus chirurgical et aseptisé que « bombardement » » (2). On résume : de temps en temps, un membre de Tsahal, le jeune et sympathique Gilad par exemple, « frappe » avec ses camarades. De braves garçons tout juste un peu rugueux, mais c’est de leur âge.

Une « joyeuse bousculade »

Titré « Irresponsabilités », un lumineux éditorial du Monde (ils le sont tous) analysa dès le 16 juillet 2006 : « La crise de Gaza a conduit à celle du Liban, qui, elle-même, n’a été possible que parce que la Syrie et l’Iran ne sont pas opposés au coup de force de leur protégé libanais, le Hezbollah. » Relisons ce résumé : à aucun moment Israël n’est mis en cause. « La crise de Gaza », c’est pourtant dix Palestiniens tués par jour. Et quand BHL pleure sur « ces photos de quinze jeunes gens, parfois des enfants, qui sont morts… », à qui pense-t-il ? Eh oui, à ceux « qui sont morts sous le feu des artificiers palestiniens » (3) ! Les artificiers israéliens en revanche sont sympathiques et humanistes. « Le chef de guerre, roucoule Bernard-Henri, s’appelle Ephraïm Sneh. Il a ce physique de père tranquille, à la fois cordial et bourru. » Quant aux soldats d’Ephraïm, BHL admire « leurs moqueries de gamins », « l’allure décontractée ensuite, j’allais dire débraillée et même désœuvrée, d’une petite troupe qui me rappelle irrésistiblement la joyeuse bousculade des bataillons de jeunes républicains décrits, une fois encore, par Malraux » (4). Vite, un nouveau film !

« Oui mais c’est le Hezbollah qui a commencé ! » Une ânerie journalistique se consommant toujours en boucle, procédons à la revue (partielle) des troupes et des troupiers. Jean Daniel : « Les premières réactions d’Israël contre les agressions du Hezbollah relevaient de l’autodéfense » (Le Nouvel Observateur, 20 juillet). Philippe Val approuve Daniel : « Mets-toi deux minutes à la place des Israéliens : ils se sont retirés du Liban contre la paix. Ils ont eu des roquettes. Ils se sont retirés de Gaza contre la paix. Ils ont eu des roquettes… » (Charlie Hebdo, 26 juillet). Colombani s’inspire de Val : « La crise n’a de précédent que dans celle des missiles soviétiques installés à Cuba en 1962 : en laissant l’Iran et la Syrie installer, via le Hezbollah, de douze mille à dix-sept mille missiles, le Liban a placé Israël à la portée de l’Iran » (Le Monde, 1er août). Attali plagie Colombani : « En mars 1936, face à la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler, Halifax puis Blum ont laissé faire, et nous avons eu la guerre. En octobre 1962, face à l’arrivée de fusées soviétiques à Cuba, les frères Kennedy n’ont pas laissé faire, et nous avons eu la paix » (L’Express, 3 août).

Au vu de ce qui précède, on comprend qu’interpellé le 11 août par un lecteur du New York Times – « Pourquoi n’écrivez-vous votre histoire que du point de vue des Israéliens ? » – BHL ait aussitôt répliqué : « Parce que seul l’autre point de vue est considéré et je n’aime pas le conformisme, et encore moins l’injustice. » Dina Sorek, ministre-conseiller à l’information auprès de l’ambassade d’Israël à Paris, qui n’aime pas non plus le conformisme, spamma à ses milliers de correspondants les textes de BHL et de son chouchou Philippe Val.

Au demeurant, des penseurs-chansonniers-humoristes aussi subtils allaient-ils s’encombrer du rappel des dix-huit années d’occupation du Liban par Israël, des milliers de détenus – certes arabes – non encore libérés ? Eux que la fourniture d’armes iraniennes au Hezbollah incommodait tant, allaient-ils s’offusquer des livraisons de missiles américains, y compris à longue portée, y compris à tête nucléaire, à l’État hébreu ? Devaient-ils vraiment se souvenir que la veille du jour où le soldat Gilad Shalit fut capturé, les forces « d’autodéfense » israéliennes avaient kidnappé deux civils de Gaza – bien qu’il s’agisse d’Arabes, Le Plan B dévoile leur nom -, Osama et Mustafa Muamar ? Évidemment non.

« Fiefs du Hezbollah »

Il faut dire qu’Israël ne bombardait pas des villages chiites libanais, des villes comme Tyr, Saada, Baalbek, Beyrouth, mais frappait des « fiefs du Hezbollah ». Claude Angéli, qui nota ce langage « politiquement correct » de « certains confrères » (5), omit de désigner les coupables. Le Plan B les a aussitôt démasqués dans sa banque de données obèse. Palme d’or à Libération, qui, le 22 juillet, annonce : « Vendredi, les chasseurs bombardiers israéliens ont pilonné Baalbek, fief du Hezbollah ». Puis récidive le 9 août : « Raids sur la banlieue sud de Beyrouth, fief du Hezbollah. » Ex-æquo, Le Monde du 26 juillet : « Israël s’empare de Bint Jbeil [une ville, pas un hameau], fief du Hezbollah au Liban sud ». Même chose le 4 août : « L’aviation a bombardé la banlieue de Beyrouth, fief du Hezbollah chiite ».

Une guerre comporte toujours ses moments de détente. Le géographe Philippe Val nous les offrit dans son nouvel éditorial antiarabe « Garçon, un demi et un atlas ! » : « Si l’on regarde une carte du monde, en allant vers l’est : au-delà des frontières de l’Europe, c’est-à-dire de la Grèce, le monde démocratique s’arrête. On en trouve juste un petit confetti avancé au Moyen-Orient : c’est l’État d’Israël. Après, plus rien, jusqu’au Japon. […] Entre Tel-Aviv et Tokyo règnent des pouvoirs arbitraires dont la seule manière de se maintenir est d’entretenir, chez des populations illettrées à 80%, une haine farouche de l’Occident, en tant qu’il est constitué de démocraties » (6). Mais selon le Rapport des Nations unies sur le développement humain de 2003, seuls trois pays au monde avaient alors un taux d’illettrisme supérieur à 80%. Et aucun d’entre eux n’était situé entre Tel-Aviv et Tokyo, puisqu’il s’agissait du Burkina Faso, du Mali et du Niger. Ailleurs, entre Tel-Aviv et Tokyo, le taux d’illettrisme était de 23% en Iran, de 9% en Chine, de 7% aux Philippines. Et… de 13% au Liban.

Mais c’était avant que les écoles y soient (à nouveau) « frappées » par les amis lettrés de Philippe Val et de Charlie Hebdo.

http://www.leplanb.org/page.php?article=35