Un compagnon de Paris a bien voulu rédiger cet article sur les Arditi del Popolo italiens (un mouvement assez peu connu en France) pour « Solidarité » (N°25, juin 2006). Nous l’en remercions.
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LES ARDITI DEL POPOLO
ET LES PREMIERS MOUVEMENTS
D’OPPOSITION AU FASCISME EN ITALIE

 » La tradition des opprimés nous enseigne que l’ ‘état d’exception’ dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation « 
W. Benjamin

Italie. 1922. Mussolini prend le pouvoir suite à la Marche sur Rome du 28 octobre 1922. La résistance au fascisme, selon la reconstruction habituelle à tous les vainqueurs, commencera seulement en 1943, lorsque les nazis reprendront les rênes, tandis que les derniers affidés de Mussolini se réfugieront plus au Nord en fondant la République de Salo.
L’Histoire avec un grand H n’est jamais intéressante en soi. Elle ne prend sens qu’au présent, non pas pour l’accumuler comme une marchandise culturelle supplémentaire qui remplacerait pauvrement toute perspective théorique, mais au contraire comme un rapport vivant. Une transmission d’expérience dont l’argument nous parle toujours, justement parce qu’elle nous donne des armes supplémentaires pour affronter ce monde-ci. Et la brève existence des Arditi del Popolo [ » Hardis du Peuple « ] italiens de 1921 et 1922 nous enseigne à la fois ce qui est une possible résistance à la domination, et les limites intrinsèques à l’antifascisme.

Face au fort courant pacifiste et antimilitariste d’un côté, et à l’absence d’intérêts immédiats à tirer d’un autre côté, l’Italie n’entre en guerre que le 23 mai 1915 contre l’Empire austro-hongrois. Elle finit dans le camp des vainqueurs de cette immense boucherie au prix de 650 000 morts (et récupère par le Traité de Versailles le Trentino, l’Alto Adige, la Venezia Giulia, Trieste et l’Istria). Dans ces conditions de massacres incessants, les nombreuses insubordinations et mutineries de la guerre furent matées par des centaines d’exécutions tandis que des grèves insurrectionnelles éclataient dans les villes du nord (500 morts et des milliers d’emprisonnés à Turin en août 1917). L’agitation continue après-guerre, et les élections de novembre 1919 donnent 156 députés au parti socialiste (contre 48 en 1913) et 100 au Parti populaire, créé au début de l’année par les catholiques. Le grand parti qui dominait la vie politique avant-guerre, celui des libéraux, perd la majorité absolue. 1919-1920 est défini comme le  » bienno rosso « , deux années d’occupations des usines au Nord avec formation de conseils ouvriers, de  » gardes rouges  » armés et de grèves insurrectionnelles, d’occupations de terres au Sud. A partir de septembre 1919, ce sont 500 000 ouvriers qui sont en grève. En mars 1920, face à la multiplication de grèves (dont la métallurgie) et la demande de reconnaissance des conseils d’usine, le patronat s’organise en créant son propre syndicat, la Confidustria, qui répondra par des lock-out. Le 29 à Turin, 120 000 travailleurs sont en grève face à 50 000 soldats et nombre de jaunes. Un accord provisoire est signé le 24 avril. A partir du 31 août, 500 000 ouvriers occupent à nouveau les usines à Milan, en Lombardie, dans le Piémont et la Ligurie. Les gardes rouges tenteront de prendre d’assaut le palais d’Agnelli, directeur général de FIAT le 20 septembre. A la fin du mois, les usines sont expulsées militairement. Dans le sud, et les Pouilles notamment, les affrontements avec la police ou les propriétaires terriens feront de nombreux morts et blessés. Enfin, 70 000 soldats italiens occupent toujours l’Albanie depuis la guerre et les révoltes se multiplient. A Ancône le 26 juin, le 11e régiment en partance pour ce pays s’insoumet et fraternise avec la foule d’ouvriers venus le soutenir. Une foule en armes saccage casernes et armureries, s’affronte avec les carabiniers pendant deux jours, sur fond de grève générale dans la région. Ce même mois à Trieste, la manifestation ouvrière contre le départ de deux cargos chargés d’armes et de troupes pour l’Albanie finit par l’attaque et le désarmement des gradés. Début juillet à Brindisi, soldats et ouvriers érigent des barricades et affrontent ensemble les forces de l’ordre. L’Italie reconnaîtra l’indépendance de l’Albanie le 4 août 1920.

Un élément nouveau vient pourtant changer la donne en cette période pré-insurrectionnelle (on compte 1663 grèves en 1919 et 1881 l’année suivante) où l’on meurt aussi de faim. Les Fasci di combattimento [Faisceaux de combat] créés le 23 mars 1920 à Milan suite à un appel lancé par Mussolini dans son journal, Il popolo d’Italia, et leurs squadri d’azione [ » équipes d’action « ] se mettent clairement au service des intérêts industriels et agraires. Leurs expéditions se multiplient alors à un rythme impressionnant, avec des descentes en camions dans les villes et villages, où ils ravagent les locaux de partis de gauche, les bourses du travail (1), les coopératives, les sièges de journaux ou les mairies tenues par  » les rouges « . Au cours des six premiers mois de 1921, 726 locaux d’organisations ouvrières sont détruits, dont 119 Bourses du travail, 107 coopératives, 59 locaux du PCd’I, 83 des ligues paysannes, 141 de sections socialistes, 100 cercles culturels, 28 de syndicats ouvriers, 53 de cercles de loisirs ouvriers. De nombreux militants et syndicalistes (et certains députés et maires) connus localement sont attaqués, blessés ou assassinés. Jusqu’à la Marche sur Rome, ces manifestations/parades suivies de saccages réuniront jusqu’à plusieurs milliers de fascistes équipés par l’armée et protégés par les carabiniers et la police. Leur montée en puissance est résumée par ces chiffres officiels (certainement un peu gonflés) : la force effective des Fasci est de 31 sections pour 870 adhérents au 31 décembre 1919, 88 sections et plus de 20 000 adhérents fin 1920 et un millier de sections locales pour 250 000 adhérents fin 1921. Leur première action spectaculaire est le saccage de la rédaction du journal socialiste Avanti ! à Milan le 15 avril 1919 par 200 fascistes armés de pistolets et de quelques grenades, après voir attaqué une manifestation anarchiste en laissant une compagnonne assassinée, Teresa Galli. Le 22 novembre 1920, l’attaque par 500 fascistes d’une manifestation à Bologne fera 8 morts et 60 blessés.

C’est face à cette offensive sans précédent qui portera à la domination des fascistes sur l’Italie pendant 25 ans et dont les fruits amers se paient encore aujourd’hui, que va survenir fin juin 1921 la résistance des Arditi del Popolo sous l’impulsion d’Argo Secondari, sympathisant anarchiste. N’oublions pas non plus avant eux les groupes anarchistes Figli di Nessuno à Gênes, Abasso la legge à Carrare ou les équipes mixtes anarchistes/communistes Squadre d’azione antifascista à Livourne, Gruppi rivoluzionari d’azione à Turin ou encore parallèlement à eux les Arditi ferrovieri à Milan et Bologne, les Arditi rossi à Trieste ou les Guardie rosse volanti à Crema. Les Arditi sont un corps spécial de l’armée italienne constitué à l’été 1917 pour frapper le camp d’en face derrière ses lignes, ou prendre d’assaut les forteresses inexpugnables. Unités d’élite équipées de grenades et de longs couteaux pour le corps à corps, elles compteront jusqu’à 24 000 membres répartis en une quarantaine de groupes. Démobilisés après-guerre, ces spécialistes de  » la mort belle et vindicative « , déçus de  » l’ingratitude de la Mère Patrie « , se fédèrent dans leur propre association d’anciens combattants, teintée de dégoût contre les institutions, les  » embusqués « , les  » défaitistes  » (soit les socialistes) et les politiciens repus et profiteurs de guerre. L’Associazione fra gli Arditi d’Italia, influencée par les futuristes, est fondée en janvier 1919 à Rome. Sa deuxième grande section, à Milan, rejoint les fascistes l’année suivante, tandis que la section romaine se perd en luttes internes entre différentes tendances. En novembre 1920 est relancée, à Milan, par une nouvelle section, l’Associazione Nazionale fra gli Arditi d’Italia (ANAI), qui tient son congrès en mars 1921, toujours dominée par l’influence fasciste.

Une partie de la section de Rome décide alors de s’autonomiser et fonde les Arditi del Popolo, le 27 juin 1921. La première grande réunion réunit 400 Arditi et pose des bases clairement anticapitalistes et antifascistes. Le 2 juillet, l’assemblée générale destinée à construire les premiers bataillons de combat et les noyaux régionaux réunit 300 personnes, au-delà des Arditi (cheminots, ouvriers des Postes, anciens combattants) et doit se tenir sur une place publique. Son organisateur, Argo Secondari, précise dans un entretien :  » Que les mercenaires de la garde blanche sachent qu’est finie pour eux l’ère des saccages, des incendies et des expéditions punitives. Les Arditi del Popolo lancent aujourd’hui leur cri pour la défense armée des travailleurs et des bourses du travail. D’où qu’il vienne, tout acte d’abus contre les travailleurs et les subversifs sera considéré comme une provocation pour les Arditi del Popolo et la réaction sera implacable et immédiate « . Le 6 juillet, ils font leur première apparition publique à 2 000 en armes, défilant dans les rues de la capitale à l’occasion d’une grande manifestation antifasciste de 15 000 personnes à l’Orto Botanico.

Le 11 juillet, à Viterbo, une révolte menée par les Arditi del Popolo, repousse les fascistes. Le 17 juillet à Livourne, des centaines d’Arditi et d’anarchistes affrontent avec succès les fascistes arrivés en camions blindés et armés de fusils.
Le 17 juillet toujours, une expédition fasciste attaque Monzone Fivizzano et S. Stefano Magro, où des orateurs anarchistes et communistes doivent tenir un meeting, faisant plusieurs morts. Au retour, passant par Sarzana, quelques fascistes sont arrêtés. Le 21 juillet, 600 chemises noires se rassemblent à Marina di Massa pour rejoindre Sarzana et libérer leurs amis. Les Arditi del Popolo, qui comptent là une forte présence anarchiste, et la population préparent un accueil armé. Des charges de dynamite sont aussi placées sur des tours, prêtes à les faire écrouler au passage des fascistes. Les carabiniers les préviennent et ils font demi-tour. Dans la campagne environnante, ils sont réceptionnés par les paysans et antifascistes des alentours, et doivent laisser 18 morts et une trentaine de blessés sur le terrain.
Les deux principaux partis de gauche prennent rapidement leurs distances avec les Arditi. Pour le parti socialiste, tout se résume aux urnes. Face aux attaques fascistes, son slogan pour les élections du 15 mai 1921 était par exemple :  » Ouvriers, paysans, employés ! Votre arme est le vote socialiste ! « . L’alliance entre libéraux et fascistes fait pour la première fois entrer ces derniers au Parlement (35 sur 265 députés de ce bloc, contre 123 députés socialistes, 15 députés communistes, 108 au parti populaire catholique). Le 3 août, un  » pacte de pacification  » est signé entre fascistes et socialistes. Il est ratifié dans le cabinet du président de l’Assemblée par des représentants du Conseil national des Fasci di Combattimento et du groupe parlementaire fasciste, par la direction du Parti socialiste, celle de son groupe parlementaire et le principal syndicat, la CGL (Confederazione Generale del Lavoro). Le deuxième point du pacte engage les deux parties à mettre fin  » à toute menace, voie de fait, représailles, punition, vendetta et violence personnelle « , tandis que le cinquième point précise  » le Parti socialiste affirme qu’il est complètement étranger à l’organisation et aux actes des Arditi del Popolo « .
Suite au premier congrès national des Arditi qui réunit 60 délégués de section à Rome le 24 juillet, la direction change en septembre. Elle se compose du député socialiste (dissident maximaliste qui refuse de suivre son parti) Mingrino, du républicain Baldazzi et de l’anarchiste Vincenzo di Fazio. Si rares seront les socialistes à rejoindre les sections d’Arditi del Popolo, à l’inverse des anarchistes, les communistes qui parfois les animent sont sommés de les quitter. A peine constitué lors de sa scission du parti socialiste au 17e congrès national du PSI tenu à Livourne le 21 janvier 1921, le PCd’I sous l’égide de Gramsci, Bordiga et Terracini voit dans le phénomène fasciste le renversement imminent de l’Etat bourgeois, à remplacer ensuite par la dictature du prolétariat. Tout doit être inféodé au Parti, et il n’est pas question de structures plus larges à contrôler, comme le lui propose l’Internationale Communiste à Moscou. Le 7 août 1921, l’exécutif national ordonne à ses membres de rompre tout rapport avec les Arditi del Popolo et à rejoindre les maigres squadre communistes. Terracini ira plus loin en écrivant que  » la création des Arditi del Popolo n’a été qu’une manœuvre intéressée de certains éléments de la bourgeoisie désireux de détourner à leur profit des énergies prolétariennes réveillées par les attentats fascistes « . Un irrégulier du communisme italien, comme Vittorio Ambrosini, qui fondera en septembre 1920 L’Ardito Rosso, sera de même immanquablement isolé. Les Arditi continuent pourtant leur expansion et ses 144 sections sont particulièrement implantées à Rome et le Lazio (Civitavecchia, Viterbo), l’Umbria (Terni), la Toscane (Pise, Livourne), la Ligurie, le Piémont, les Marche (Pesaro, Ancona), l’Emilie Romagne (Parme, Forli) et les Pouilles. Isolés par les deux partis de gauche, ils sont bien entendu aussi en butte à la répression (arrestations, perquisitions, séquestrations d’armes et de matériel). Une nouvelle circulaire du gouvernement Bonomi datée du 23 décembre 1921 redemandera le désarmement de tous les groupes armés, même si tout le monde comprend que seuls les Arditi et les quelques sections du PCd’I seront touchées. Dès la fin de l’été 1921, les Arditi comptent pourtant 20 000 inscrits.
En effet, si les chemises noires causent toujours plus de dégâts, les Arditi, partout où ils sont organisés, là aussi où les ouvriers communistes ne respectent pas les consignes du Parti, se défendent. Le 11 septembre 1921 à Ravenne, Arditi, anarchistes et subversifs repoussent 3000 fascistes. Du 9 au 13 novembre à Rome, à l’occasion du 3e Congrès national des Fasci qui se transforment alors en Parti (le PNF), les quartiers populaires montent des barricades sur fond de grèves. Les Arditi, dont c’est une des bases géographique, repoussent pendant tous ces jours-là les assauts des fascistes destinés à parader dans les quartiers (2 morts et 150 blessés). Il faut dire que quelques jours avant, le 3 novembre à Rome, les descentes de chemises noires sur la ville avaient fait 6 morts et 170 blessés. Le 10 janvier 1922, des affrontements entre anarchistes et fascistes à Carrare font 4 morts et 9 blessés. Le 24 avril 1922, à Piombino, les Arditi et les anarchistes repoussent une colonne fasciste. Le 24 mai à Rome, les fascistes sont une nouvelle fois contraints de fuir, chassés du quartier de S. Lorenzo. Malgré ces quelques actes de courage, la plupart des autres bastions ouvriers tombent un à un : Gênes, Ancona, Livourne, Bologne (40 000 fascistes des organisations rurales à Ferrara le 12 mai puis le 26 mai à Bologne), Bari, Cremona, (11 juillet), Milan (20 000 chemises noires le 26 mars), Ravenna (raid fasciste le 26 juillet : 9 morts, nouveau raid le 28 juillet : 9 morts).

Un dernier baroud d’honneur se tiendra à Parme. Pour mettre fin à la grève générale lancée le 31 juillet 1922 par l’Alleanza del lavoro (alliance de syndicats réformistes), 15 000 fascistes venus de plusieurs régions se dirigent vers la ville. Ils sont décidé à briser la grève partout, en faisant les jaunes ou en s’attaquant militairement aux cités  » rouges  » qui suivraient la consigne. Le préfet et le commissaire de police retirent alors toute la force publique des deux quartiers ouvriers de Parme (Oltretorrente et Naviglio). Les 300 Arditi del Popolo, avec à leur tête le communiste Guido Picelli, organisent, à l’inverse de la complicité étatique, immédiatement la résistance, et prennent le pouvoir de fait. Parme tiendra cinq jours d’affrontements, sans que les chemises noires ne la prennent. Toute la population s’y met, le sous-sol est miné, les tranchées creusées, les barricades érigées, les groupes constitués.  » Dans les maisons, on s’attelle à la fabrication d’engins explosifs, de poignards faits de limes, de morceaux de fer, de couteaux, et à la préparation d’acides. (…) On distribue aux femmes des récipients remplis de pétrole et d’essence, parce que la base du plan défensif, au cas où les fascistes auraient réussi à pénétrer dans le quartier populaire de l’Oltretorrente, était que les combats se déroulent rue par rue, ruelle par ruelle, maison par maison, sans épargner de sang, en lançant les liquides inflammables contre les chemises noires, jusqu’à l’incendie et la destruction complète de toutes les positions « , raconte Picelli. Les affrontements les plus rudes se produisent en défense du quartier de Naviglio, organisée par l’anarchiste Antonio Cieri. Le 6 août, l’Etat décrète Parme en état de siège, confiant le pouvoir aux militaires. Les fascistes se retirent, abandonnant 30 morts et une centaine de blessés. Parme ne sera pas prise.
Pendant la grève générale, les Arditi et les antifascistes de Bari, assiégés dans la vieille ville, résistent aussi pendant cinq jours aux assauts des fascistes et des forces de l’ordre. A Gênes, les anarchistes et les Arditi s’opposent pendant trois jours aux attaques fascistes, avant que la force publique ne démantèle les barricades à coups de véhicules blindés et de mitrailleuses, ouvrant la voie aux chemises noires. A Livourne, les barricades sont démantelées par l’armée suite aux affrontements avec les fascistes, laissant 10 morts du côté des subversifs. A Civitavecchia, les Arditi, les anarchistes et les dockers repoussent par contre pour la seconde fois les fascistes qui échouent à prendre la ville. La grève générale, peu suivie du fait des manigances socialistes qui n’avaient pas caché que leur but réel était de faire pression pour faire entrer des ministres au gouvernement, est un échec.

Le 3 février, Mussolini avait évoqué publiquement  » l’éventualité d’une dictature militaire comme unique moyen adéquat de remédier au dégoût que le régime parlementaire actuel provoque « . Fin octobre, c’est la Marche sur Rome puis le règne de la dictature fasciste. Le 14 décembre 1922, les Arditi s’autodissolvent, acculés par la répression démocratique, isolés de la population qui acclame son nouveau maître, et des partis de gauche qui refusent d’organiser la résistance armée. Le choix de la bourgeoisie, miser sur les Fasci pour mater le prolétariat au bord de l’insurrection, initié quelques années plus tôt triomphe. Quant à Argo Secondari, le libertaire rescapé de la guerre et fondateur des Arditi del Popolo, il sera attaqué par un groupe de fascistes devant chez lui le 31 octobre 1922. Grièvement blessé à la tête, il perdra la raison et finira le restant de ses jours enfermé dans un asile psychiatrique.

Considérer l’arditisme populaire comme une sorte de Résistance italienne avant la lettre, serait une reconstruction déplacée. S’il est vrai que l’exemple des Arditi del Popolo a parfois été assumé comme symbole par une partie de la Résistance, la signification des deux luttes fut pourtant différents. L’opposition au squadrisme par les Arditi plonge ses racines dans un antagonisme social entre les partis, les ligues paysannes et les associations du mouvement ouvrier d’un côté, la classe dominante de l’autre. La Résistance fut tout autre. Ce fut une guerre patriotique de libération du territoire national contre l’envahisseur allemand (d’où ses débuts en 1943), ce fut une guerre civile pour le contrôle des institutions démocrates qui remplaceraient le fascisme, et ce fut aussi une guerre de classe certes, mais inféodée au Parti communiste en vue d’un nouveau totalitarisme. Alors que l’arditisme populaire avait un caractère nettement prolétaire et spontané lié aux luttes des années précédentes, la Résistance s’est vite fondue en un vaste mouvement antifasciste au sein duquel la bourgeoisie occupait toute sa place, lui permettant de conquérir ou plutôt de maintenir son rapport de force après 1945, recyclant très rapidement les cadres fascistes.
Les Arditi del Popolo comportaient certes des limites, mais elles n’auraient pu être dépassées que dans un plus vaste affrontement de classe, si justement une partie d’elle-même -effrayée ou convaincue- n’avait pas choisi la démagogie, le populisme et l’ordre contre les possibles de la subversion. Les Arditi offraient l’avantage d’être spontanés, en dehors des partis politiques, et sur des bases prolétaires. Ils se constituaient certes comme un mouvement d’auto-défense et non pas comme un mouvement d’offensive révolutionnaire, mais dans un contexte (et les anarchistes l’avaient compris) où ne plus reculer face au fascisme en s’armant de façon autonome et sur des bases exclusives de classe signifiait déjà avancer vers l’insurrection.

27 juin 2006

(1) Les Bourses du travail (Camere del lavoro) étaient généralement tenues par l’USI, à majorité anarcho-syndicaliste.

Biographie :

Marco Rossi, Arditi non gendarmi !, Pise, BFS, 1997
Eros Francescangeli, Arditi del popolo, Rome, Odradek, 2000
Luigi Balsamani, Gli Arditi del popolo, Salerne, Galzerano, 2002