Votre parcours d’écriture est nourri de beaucoup de lectures ?
Vous voyez là, sur le mur, les portraits de mes deux divinités tutélaires : Rousseau et Diderot. L’un corrige l’autre. Rousseau serait le côté plus sentimental et Diderot le côté plus scientifique ou plus raisonné. J’ai beaucoup lu, très jeune, Rousseau qui a eu une grosse importance, Diderot plus tard, Chateaubriand, Zola, Balzac, Flaubert, etc. Mais dans toute cette somme de lectures, les auteurs dont je me sens le plus proche sont à la cheville entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, c’est-à-dire des gens comme Jules Renard, Mirbeau, Huysmans, beaucoup plus des disciples de Zola que Zola lui-même. Zola, c’est un monument, comme Balzac, mais je suis plus touché par Henry Céard par exemple ou Maupassant bien sûr, par le groupe de Médan. Et plus tard par Péguy, une énorme influence, que je relis souvent, je parle de la prose de Péguy :  » L’argent », « Victor Marie, comte Hugo » … Et puis ensuite la littérature prolétarienne évidemment, Poulaille… Et aussi la rencontre d’auteurs qui sont assez peu connus aujourd’hui comme Charles-Louis Philippe par exemple, dont je me sens extrêmement proche.

Tous ces auteurs, vous les connaissiez avant de venir à Paris ?
En Vendée, non, parce que j’étais enfant. C’est quand je suis venu à Nantes, à quatorze ans, pour travailler, que j’ai découvert les auteurs classiques. Mais c’était l’occupation allemande et il y avait surtout beaucoup de littérature allemande, ça foisonnait. On a beaucoup lu Goethe à cette époque…
Les contemporains, je les ai découverts quand je suis venu à Paris, à vingt-deux ans, et que j’ai rencontré Henry Poulaille. J’allais à la Bibliothèque Nationale tous les jours, sauf quand je travaillais. C’était une époque où on trouvait facilement un emploi, donc je travaillais quand je n’avais plus d’argent et dès que j’en avais un peu, j’arrêtais et j’allais à la BN sans discontinuer.

Vos premiers écrits sont des poèmes.
Oui, il y a eu la poésie d’abord. Rochefort-sur-Loire et son « école poétique » n’était pas très loin de Nantes, on pouvait y aller en vélo. J’y rencontrais des gens comme René-Guy Cadou, Michel Manoll, etc. Ce sont perpétuellement mes deux berges, ma culture populaire d’origine et la culture savante ou intellectuelle. Et c’était déjà là. Je fréquentais les poètes de l’école de Rochefort, surtout Cadou, et en même temps j’écrivais à Poulaille ou à Guillaumin. Quand je suis arrivé à Paris, j’étais bien reçu par Fombeure, Guillevic, les poètes, et en même temps je fréquentais les écrivains prolétariens et il n’y avait pas de rapport entre les deux. Tout comme plus tard, lorsque je me suis passionné pour les arts plastiques, et la peinture abstraite en particulier, il n’y avait aucun rapport entre ces disciplines et la littérature prolétarienne. D’où la crainte de Poulaille de me voir m’engouffrer dans la culture bourgeoise et la rupture qui s’est faite alors entre nous. De leur côté, les peintres trouvaient ridicules mes préoccupations « populistes » comme ils disaient. J’ai toujours eu cette dichotomie entre ces deux cultures qui m’ont poursuivi pendant très longtemps. Maintenant je pense que j’arrive à faire la synthèse.

Comment s’est faite votre rencon-tre avec la poésie ?
Par la lecture. Pendant la guerre, les poètes étaient très lus. Les journaux publiaient des poètes contemporains : Cadou, Manoll, Bouhier, Bérimont, Fombeure, Guillevic… C’est comme ça que j’ai appris l’existence de l’école de Rochefort. J’ai pris mon vélo et je suis allé rencontrer Jean Bouhier, qui en était l’animateur, et puis ensuite Cadou qui était instituteur dans la région et qui avait 23 ans quand j’en avais 18 …

Vos premières publications ont été des recueils de poèmes entre 1947 et 1954.
Oui, j’ai commencé à publier avec les jeunes poètes de mon âge. J’ai été très bien accueilli, très fraternellement. Puis j’ai connu certains poètes plus célèbres : Paul Fort, Cendrars…
En 1954, un recueil intitulé Cosmopolites m’a valu le Prix des poètes. Et puis un jour je me suis dit que mes poèmes n’apportaient rien de très intéressant par rapport aux poètes que j’aimais, et j’ai décidé d’arrêter.

Ce qui est étonnant, c’est votre fidélité à votre éditeur, Albin Michel, depuis votre premier roman, Drôles de métiers , en 1953.
C’est amusant parce que ce n’est pas l’éditeur que j’avais choisi à l’origine. Pour Drôles de métiers, j’ambitionnais de publier chez Denoël, l’éditeur de Cendrars, de Céline…
Donc, je l’ai donné chez Denoël et il a été accepté par le directeur mais, très peu de temps après, ce monsieur a été viré, comme cela arrive très souvent, et il m’a écrit en me disant : « Je vais travailler avec Albin Michel, est-ce que vous m’autorisez à emporter votre manuscrit que j’ai beaucoup aimé, que je peux défendre »…C’est comme ça que je me suis retrouvé chez Albin Michel. Je m’y suis trouvé bien et j’y suis encore.

Votre éditeur vous a suivi sur une période (53-66) où les ventes n’atteignaient pas les chiffres que vous connaissez depuis les années 80.
Oui, je me suis toujours bien entendu avec André Sabatier, puis Francis Esménard, le petit-fils d’Albin Michel… Chez Albin Michel, il y a une permanence parce que c’est la famille. Il y a peu d’éditeurs comme ça.

Dans vos romans des années 50-60, Trompe l’œil, Les Américains, Le jeu de dames, Les quatre murs, il y avait beaucoup de recherche, de liaison entre l’autobiographie et la fiction, un important travail sur le vocabulaire, des paragraphes sans ponctuation…
Un travail trop formel. J’ai demandé à ce qu’ils ne soient pas réédités. Ou peut-être un jour, en un gros volume comme œuvres premières… C’est quand j’ai des contacts comme avec vous aujourd’hui que je m’aperçois que tout ça est cohérent, que ces romans représentent les étapes d’un parcours.

Après ces romans, en ce qui concerne la fiction, il y a un trou d’une quinzaine d’années, de 66 à 80.
J’ai abandonné la littérature. Mes romans intéressaient peu de gens alors que l’impact du critique d’art et d’architecture ne cessait de croître. J’ai soutenu une thèse de doctorat et j’ai été professeur pendant treize ans à l’Ecole des Arts Décoratifs. J’ai beaucoup écrit sur la peinture et l’urbanisme, notamment mon Histoire de l’architecture et de l’urbanisme modernes qui m’a demandé environ treize ans de travail.
La mort de ma mère m’a ramené à mes origines – la Vendée, ma famille paysanne… – et petit à petit, j’en ai fait un livre, très autobiographique, L’accent de ma mère. Parce que derrière l’accent de ma mère il y avait un dialecte spécifique, un pays particulier, la Vendée, avec une histoire particulière que je connaissais mal d’ailleurs. Je connaissais l’histoire officielle et, grand lecteur de Michelet, j’étais du côté républicain. Je me suis mis à étudier plus sérieusement et j’ai découvert que l’histoire de la Vendée n’était pas exactement ce qu’on en disait. C’était beaucoup plus complexe. J’ai eu envie de faire un livre pour m’y retrouver dans mes deux cultures, celle de ma mère et celle que j’avais acquise tout seul. Ce livre a reçu un accueil absolument extraordinaire dans la presse et aussi dans les pays de l’ouest, Bretagne, Vendée, etc. Ce qui m’a complètement bouleversé. Je pensais pourtant que c’était mon livre ultime mais lors d’une séance de signature dans une librairie de Fontenay le Comte, une femme m’a dit : « J’ai connu une Odette Ragon, elle est peut-être de votre famille mais vous n’en parlez pas dans votre livre ». J’ai répondu : « Oui, c’était ma sœur mais ma mère ne l’aimait pas beaucoup, c’était une demi-sœur, alors je ne l’ai pas mise dans le livre de ma mère… » Alors, j’ai décidé de lui consacrer aussi un livre et j’ai écrit Ma sœur aux yeux d’Asie.
Après ce livre, je me suis demandé comment vivait ma famille à l’époque des guerres de Vendée, d’où ils venaient… J’ai fait une longue enquête dont le résultat a été Les mouchoirs rouges de Cholet, un roman qui a connu un succès encore plus grand que les précédents. Alors j’ai continué, abandonnant par là-même mon travail sur le plan de l’architecture et des arts plastiques, ou presque.

La littérature vous a permis de renouer avec vos racines, de poursuivre votre travail autobiographique, de vous mettre au service des gens pour lesquels vous vouliez écrire et en même temps de mener un combat politique.
J’ai dépoussiéré la Vendée, je lui ai redonné une histoire qu’elle avait perdue, mais je pense qu’elle l’a reperdue aujourd’hui parce que toutes les tendances réactionnaires s’en sont emparées à nouveau.

Dans La mémoire des vaincus, vous avez continué à mêler la fiction et l’autobiographie ?
C’est vrai qu’il y a, dans ce roman, des passages tout à fait autobiographiques, mêlés à d’autres. La plus belle récompense du romancier, c’est quand des lecteurs vous écrivent qu’ils ont bien connu votre personnage ou qu’ils vont au cimetière du Père Lachaise pour essayer de retrouver son urne funéraire… C’est bouleversant et c’est le genre d’émotion que la critique littéraire, la critique de l’histoire de l’art ou de l’architecture ne vous apportent pas.

Nous sommes 17 sous une lune très petite était un hommage à Che Guevara.
Oui, j’étais allé à Cuba à l’époque. J’y suis resté plusieurs mois parce que je ne pouvais pas en revenir facilement. Il n’y avait pas de contacts officiels avec Cuba à l’époque. Donc pas d’avion. Et on me disait « Tu ne te trouves pas bien ici ? » Je travaillais un peu avec des journaux mais j’avais quand même envie de rentrer. Et j’étais de moins en moins d’accord avec la politique de Castro que j’ai rencontré.

Vous avez été bouquiniste aussi, sur les quais de la Seine.
Oui, pendant sept ans. J’ai d’abord été commis libraire et ça me plaisait beaucoup, mais par manque de moyens, je ne pouvais pas devenir libraire. Dans le milieu anar, il y a beaucoup de bouquinistes et certains m’ont incité à faire comme eux. A Paris, c’étaient des emplois réservés, à l’origine, et pour la première fois j’ai dû me servir de ma qualité de pupille de la nation. Le bouquiniste est propriétaire de son fonds mais l’emplacement est une concession accordée par la Ville de Paris et n’est pas transmissible.

C’est là que vous avez rencontré Malraux ?
Non, c’est là que j’ai été photographié avec Malraux, mais je l’avais rencontré avant, pour des projets autour de la peinture. Il s’est pris d’une assez grande amitié pour moi. Et quand il est devenu ministre, il m’a envoyé dans le monde entier pour des conférences sur la peinture contemporaine. A l’époque, j’étais toujours prêt à partir quelque part. Au Chili, au Japon, en Iran, au Liban, en Turquie, en Yougoslavie…

Votre passion pour la peinture a influencé votre écriture ?
Oui, je pense que si je n’avais pas étudié ce langage de la peinture et ce langage de l’architecture, je n’aurais pas écrit mes romans de la même manière. Dans la syntaxe même.

A la fin des années 50 vous disiez qu’il y avait un rapport entre la construction de vos livres et l’art de vos amis. Maintenant vous pensez que cette influence s’exerce même au-delà de la construction…
Oui, mais de manière moins formelle, beaucoup plus digérée. Mes livres populaires ont une modernité contemporaine qu’ils n’auraient pas si je n’avais pas ce contact avec la modernité de la peinture et de l’architecture.

Vous avez travaillé non seulement sur l’autobiographie mais aussi sur la biographie.
Je suis un grand lecteur de biographies. Et j’ai aussi plaisir à en écrire. La mémoire des vaincus est un roman conçu comme la biographie d’un personnage imaginaire. Le roman de Rabelais est une biographie un peu imaginaire aussi. Et Un si bel espoir contient une biographie de Courbet. Quant à Georges et Louise, ce sont deux biographies croisées, Georges Clemenceau et Louise Michel. C’est en terminant Un si bel espoir, qui finit avec la Commune, que j’ai découvert que Louise Michel avait rencontré Clemenceau qui était maire de Montmartre à ce moment-là et j’ai trouvé cette rencontre étonnante… En faisant des recherches, j’ai appris que cette relation s’est poursuivie jusqu’à la mort de Louise Michel et j’étais complètement stupéfait. Aux archives de Clemenceau, j’ai pu consulter des lettres, et cela fonctionne comme une enquête policière ; de document en document on trouve toujours une piste qui permet de remonter. Je trouve ça passionnant…