LIBERATION DE SARTRE A ROTSCHILD

Un livre de Pierre Rimbert

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*Fondé par Jean-Paul Sartre en 1973, pour « donner la parole au peuple
», Libération est passé en 2005 sous le contrôle du banquier d’affaires
Édouard de Rothschild. Ces noces de la presse et de l’argent n’éclairent
pas seulement le sort des journaux français livrés aux industriels.
Libération fut aussi le laboratoire d’une métamorphose. Celle d’une
gauche convertie au libéralisme dans les années 1980, et qui dissimule
son conformisme économique derrière un rideau d’« audaces » culturelles.
Au-delà de l’analyse d’un cas exemplaire, l’excellent livre de Pierre
Rimbert examine les ressorts d’une révolution conservatrice dans la vie
intellectuelle française. En voici l’introduction.*
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/« Mai 68 a remis la révolution et la lutte des classes au centre de
toute stratégie. Sans vouloir jouer au prophète, l’horizon 70 ou 72 de
la France, c’est la révolution. »/

(Serge July, 1969)

/« La vraie subversion, aujourd’hui, c’est l’information. C’est la seule
idéologie qui m’intéresse désormais. »/

(Serge July, 1981)

/« La rupture, c’est de s’affirmer libéral au sens du XVIII e siècle. »/

(Serge July, 1986)

/« Moi, je suis pour une économie libérale. Moi, je suis effectivement
pour la concurrence. »/

(Serge July, 2002)

/« Tout m’a profité. »/

(Serge July, 1985) [1]

Lorsqu’il prit sa retraite en avril 1907, Joseph Pulitzer, fondateur du
/Saint Louis Post-Dispatch/ (Missouri), consigna les /« principes
fondamentaux »/ que ses successeurs devraient observer pour maintenir le
quotidien au rang de référence américaine. Ce journal /« ne cessera de
lutter contre les classes privilégiées et les profiteurs, ne se
détournera jamais du sort des pauvres, restera toujours dévoué au bien
public »/ [2]. À l’époque, des résistances au capitalisme se
multipliaient dans le monde occidental : conseils ouvriers en Russie,
Industrial Workers of the World aux États-Unis, CGT en France. Elles
visaient l’abolition du salariat.

Une gauche qui voulait changer le monde, des journaux soucieux de
justice sociale : l’attelage n’aura pas résisté aux bourrasques
politiques, économiques et intellectuelles de ces trente dernières
années. Quand elle accède au pouvoir, la gauche administre l’ordre des
choses ; quand elle prend position, la presse justifie le monde tel
qu’il va.

Fondé en 1973 pour /« donner la parole au peuple »/ et finalement
revendu par tranches à Édouard de Rothschild, Libération constitue un
bon révélateur français de ces bouleversements. Au départ, un projet
éditorial contestataire déclare la guerre à la grande presse. /«
Libération luttera contre le journalisme couché »,/ promet son manifeste
en novembre 1972 ; Jean-Paul Sartre, premier directeur du journal,
formule l’exigence imposée par un tel objectif : /« nous avons refusé de
devenir une entreprise industrielle et commerciale »/ [3]. À l’arrivée,
/Libération/ se présente comme une société anonyme dont le conseil
d’administration réunit en 2005 un banquier d’affaires, un ancien
directeur financier de Vivendi, l’ex-directeur général du Forum
économique mondial de Davos et une directrice générale adjointe de Suez
qui fut aussi l’attachée de presse d’Édouard Balladur… /« Je crois que
c’est un peu une vue utopique de vouloir différencier rédaction et
actionnaire »/, a expliqué Édouard de Rothschild (France 2, 30.9.2005).

À parcourir les pages sans sève de ce quotidien bousculé par les
journaux gratuits, on imagine mal le rôle idéologique que joua
/Libération/ dans les années 1980. Il procura à la bourgeoisie
culturelle française ce que /Commentary/ proposait aux néo-conservateurs
américains : un salon d’essayage de la pensée de marché que le
gouvernement socialiste revêtit à partir de 1983-1984. Car la /«
« grandeur » de Mitterrand », estima peu après Serge July, fut de «
réussir à aligner la démocratie hexagonale sur le modèle anglo-saxon et
de soumettre l’économie nationale à toutes les contraintes du marché
mondial »/ [4].

La volte-face d’un contestataire peut paraître banale. En Italie, Marco
Panella, ancien dirigeant d’un parti internationaliste et libertaire, se
rallia à Silvio Berlusconi ; Christopher Hitchens, l’une des plumes de
la gauche radicale américaine, opéra à partir de la guerre du Kosovo un
virage qui devait le conduire à appuyer George W. Bush dans le /Wall
Street Journal/ ; au Brésil, Fernando Henrique Cardoso, théoricien du
combat anti-impérialiste et de l’autonomie économique des pays du
tiers-monde, se changea en tribun du développement par le libre-échange
avant de camper un président libéral. À ces basculements individuels,
/Libération/ oppose en France l’exemple d’une normalisation collective.
Auberge des luttes sociales de l’après-Mai 68, il devient en 1981
l’expression organique d’un embourgeoisement, le journal-mouvement du
conservatisme branché. Journalistes et lecteurs avançaient d’un même pas
sur le chemin du vieillissement social. Leurs intérêts matériels les
portaient au conformisme économique ; leurs goûts culturels vers
l’excentricité. /Libération/ offrait à ce public un sas d’acclimatation
idéologique d’autant plus efficace que les conversions s’y déroulaient à
l’abri d’un rideau d’audaces artistiques et de « transgressions »
sexuelles éventées. En 1986, Guy Hocquenghem décrivait le procédé
habituel des fausses avant-gardes : /« L’essentiel, c’est d’être juste
ce qu’il faut en retard, pour coïncider avec la réaction générale. »/ [5]

Bien sûr, /Libération/ ne fut pas l’unique metteur en scène du grand
retournement. Tout prévenu qu’on soit de la responsabilité des médias
dans l’imposition du credo néo-libéral, on reste interdit devant le
spectacle que livrent les archives de presse du premier septennat de
François Mitterrand [6]. Ici, des chefs d’entreprise, essayistes et
éditorialistes paradent sur les plateaux de télévision pour enjoindre
leurs concitoyens à « s’adapter » au nouvel ordre économique ; là, des
publications « de gauche » comme /Le Nouvel Observateur, Globe/ ou
/L’Événement du jeudi/ dépoussièrent les équations d’une « modernité »
vieille d’un demi-siècle : libre-échange = réalisme, syndicalisme =
archaïsme, propriété collective = faillite. Comme il y eut un réalisme
socialiste, c’est le printemps du réalisme libéral. Il exalte la figure
du patron, célèbre le culte de l’entreprise, chante la réussite
individuelle – et blâme l’ouvrier « replié sur ses acquis ».

Mais l’accomplissement du vœu de Serge July – /« faire de « Vive la crise
! » un mot d’ordre populaire »/ [7] – exigeait que ces vieilles lunes
fussent rapiécées aux couleurs futuristes du « progrès ». L’avenir
radieux serait informatique, globalisé, en réseau.

Ces années changèrent aussi la presse. À mesure qu’ils étendaient leur
périmètre économique, les groupes de communication enfantés par la
libéralisation de l’audiovisuel renforçaient leur contrôle sur la
représentation du jeu politique. À tel point que les partis ont cessé de
réagir quand la concentration des moyens d’information menace d’imprimer
sa marque mercantile à l’ensemble de la société. Entre le printemps 2004
et l’été 2005, les trois principaux quotidiens français ont bouleversé
leur actionnariat dans une relative indifférence : /Le Figaro/ racheté
par Dassault, /Libération/ recapitalisé par Rothschild, /Le Monde/
renfloué par Lagardère.

/Libération/ fut alternativement le sismographe et l’aiguillon de ces
métamorphoses.

*Pierre Rimbert *

*Novembre 2005*

Notes:

[1] Respectivement Serge July, Alain Geismar, Erlyne Morane, Vers la
Guerre civile, Paris, Éditions et Publications Premières, 1969, p. 16 ;
cité par Vincent Tolédano : « Les dix ans du quotidien Libération »,
Encyclopaedia Universalis, supplément 1984, p. 323 ; cité par Patrick et
Philippe Chastenet, Les Divas de l’information, Paris, Le Pré aux
clercs, 1986, p. 220 ; « Question d’actualité », LCI, 19 février 2002 ;
« Libération ou l’histoire d’un bricoleur boulimique », entretien avec
Serge July, L’Âne, 22, juillet-septembre 1985, p. 28.

[2] Saint Louis Post-Dispatch Platform : déclaration de Joseph Pulitzer
du 10 avril 1907, adoptée comme manifeste du journal et publiée depuis
dans ses pages éditoriales.

[3] Libération, 17 décembre 1973.

[4] Serge July, Les Années Mitterrand. Histoire baroque d’une
normalisation inachevée, Paris, Grasset, 1986, p. 13

[5] Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au
Rotary, Marseille, Agone, 2003 (1986), p. 115

[6] Les archives audiovisuelles utilisées pour cet ouvrage ont été
consultées à l’irremplaçable Inathèque de France. Je remercie Alain
Brillon de m’avoir ouvert les archives de Libération.

[7] Serge July, « Vive la crise ! », supplément au n° 860 de Libération,
février 1984, p. 3