(1/2) : L’antifascisme et la tactique du « Front républicain »

Les fascistes d’aujourd’hui ne sont pas les fascistes d’hier. Et les antifascistes d’aujourd’hui ne sont pas les antifascistes d’hier. De quoi demain sera fait ?

2017 est l’année où « l’alt-right » est devenue mainstream. En organisant des rassemblements dans tous les Etats-Unis elle a tenu les rues par la violence directe et avec la complicité de la police. La manifestation « Unite the Right » à Charlottesville en août 2017 s’était voulue une démonstration de force, l’occasion de représenter le front uni que l’alt-right avait construit avec les conservateurs traditionnels. Au lieu de cela, elle a marqué la fin de leur élan, et finalement, de leur mouvement. Aujourd’hui, ce front uni s’est effondré. Dans la plupart des cas, leurs manifestations publiques sont revenues à leur taille d’avant 2016, et dépendent entièrement de la protection de l’État.  Plus d’un an après Charlottesville, nous pouvons affirmer que ces mobilisations antifascistes sont une victoire – l’une des trop rares victoires de la gauche radicale sous la présidence Trump.

Mais la victoire des « antifa », comme on les surnomme aujourd’hui, a suscité d’intenses critiques. Les conservateurs et les forces de l’ordre les ont qualifiés de terroristes ; les libéraux ont dit qu’ils valaient pas mieux que les nazis. Si de telles histrionies sont prévisibles, il est plus étonnant que l’antifascisme ait également été fortement critiqué à gauche. Ces anti-antifascistes soutiennent que la lutte contre les petits groupes fascistes ne fait rien pour combattre le racisme structurel de la société capitaliste. Les antifascistes, disent-ils, risquent leur vie pour combattre un symptôme aigu de la démocratie libérale plutôt que la maladie terminale elle-même, sacrifiant ainsi le projet révolutionnaire dont beaucoup prétendent faire partie, en devenant finalement à peine mieux qu’une aile paramilitaire en herbe du centre-gauche.

Cet argument est aussi vieux que l’antifascisme lui-même. Il trouve son origine dans les premiers jours de la résistance contre Mussolini, et a été largement utilisé dans les années 1930 contre les fronts populaires antifascistes en Espagne et en Allemagne. Aujourd’hui, il s’applique de manière anachronique aux petits groupes d’anarchistes et d’autonomes qui, malgré une imagerie similaire, ont peu en commun avec les antifascistes d’autrefois. Le monde a changé, et l’antifascisme avec lui. La compréhension de cette évolution révèle que les insuffisances des antifa sont peu différentes de celles de la gauche révolutionnaire en général. Le fait qu’ils comptent parmi les seuls groupes à rencontrer le moindre succès sous l’ère de Trump indique qu’ils méritent mieux que la dénonciation systématique.

Des Arditi au Front populaire :

Le fascisme historique a émergé de la crise révolutionnaire qui a suivi la Première Guerre mondiale. De 1917 à 1923, une grande partie de l’Europe était au bord de la révolution, tandis que l’exemple et l’inspiration de la Russie commençaient à s’imposer dans les consciences. En Italie, des centaines de milliers de travailleurs ont occupé leurs usines, mettant l’économie à l’arrêt. En réaction à cette crise politique, Benito Mussolini, un socialiste devenu national-chauvin, forma les premiers groupes paramilitaires fascistes en 1921, organisant des ultra-nationalistes en chemise noire pour réprimer le mouvement ouvrier et défendre le capital industriel.

 

La gauche réagit en formant ses propres groupes paramilitaires, les Arditi del Popolo, afin de protéger les permanences syndicales et les quartiers ouvriers contre les fascistes. Composée, à l’instar des chemises noires, d’une majorité d’anciens combattants, l’aile gauche des Arditi comptait environ 55 000 membres.Beaucoup considèrent aujourd’hui qu’ils auraient eu le pouvoir d’arrêter Mussolini, qui s’était vu confier le contrôle de l’Italie par le roi Victor Emmanuel III en 1922, si la gauche italienne ne s’était pas désagrégée. Le Parti communiste d’Italie, d’inspiration bolchevique, s’est constitué en 1921 par une scission du Parti socialiste italien. Les socialistes, dans l’idée de se frayer un chemin à travers la crise, signèrent un « pacte de pacification » avec les fascistes et dénoncèrent les tactiques illégales des formations Arditi, lesquelles prenaient un tournant activiste plus affirmé.Pour leur part, les communistes poursuivirent la stratégie insurrectionnelle de l’immédiat après-guerre apportèrent provisoirement leur soutien aux Arditi. Mais ces derniers étaient divisés en leur sein entre la direction d’Antonio Gramsci, qui les considérait comme une force militaire potentielle pour le parti, et Amadeo Bordiga, qui les dénonça comme étant simplement réactifs et non explicitement orientés vers la conquête du pouvoir politique.

Les positions des socialistes et de Bordiga représentent un antécédent aux critiques actuelles des groupes antifa : les socialistes accusaient les Arditi d’être des « ultra gauchistes antisociaux », et les communistes alignés sur les positions de Bordiga considéraient qu’ils défendaient la démocratie libérale.

Cette même dynamique resurgit pendant la guerre civile espagnole de 1936-1939, lorsque les anarchistes et les marxistes dissidents rejoignirent les staliniens et les libéraux dans un gouvernement de Front populaire pour défendre la République espagnole contre l’insurrection fasciste du général Franco. Bordiga, devenu alors une figure très marginale, critiqua les anarchistes et les communistes pour s’être soumis à l’alliance républicaine au lieu de poursuivre leurs propres objectifs révolutionnaires dans l’espace ouvert par la guerre civile. « Les ouvriers d’Espagne se battent comme des lions, mais ils sont battus parce qu’ils sont dirigés par des traîtres »[1], pouvait-on lire dans sa revue Bilan.

            L’autre courant communiste opposé au Front populaire était conduit par Léon Trotsky, lui aussi bolchevique en déshérence revendiquant une filiation léniniste, mais doté d’ une influence internationale d’une bien plus grande envergure. En dépit de sa critique de la République espagnole, Trotsky plaidait pour un retour à la politique léniniste de « front unique » entre partis prolétariens (communistes et sociaux-démocrates, aux côtés des syndicats) mais rejetait les organisations libérales interclassistes. Face à la montée d’Hitler, Trotsky soutenait que le mouvement ouvrier serait complètement écrasé si les communistes et les sociaux-démocrates ne s’unissaient pas, même s’il considérait les sociaux-démocrates comme étant responsables de la montée du fascisme. Avec une lucidité exceptionnelle sur les horreurs à venir, Trotsky exhorta ses partisans à rejoindre les groupes antifascistes, tout en critiquant les tendances libérales qui animaient l’antifascisme :

Les concepts mêmes d’« antifascisme » et d’« antifasciste » sont des chimères et des mensonges. Le marxisme aborde tous les phénomènes d’un point de vue de classe… Le slogan « Contre le fascisme, pour la démocratie » ne peut pas attirer des millions et des dizaines de millions de personnes, ne serait-ce que parce qu’en temps de guerre, il n’y avait et n’y a pas de démocratie dans le camp républicain… Il suffit aux journalistes libéraux mais pas aux travailleurs et paysans opprimés. Ils n’ont rien d’autre à défendre que l’esclavage et la pauvreté. Ils ne dirigeront toutes leurs forces pour écraser le fascisme que si, en même temps, ils sont dans la capacité de réaliser de nouvelles et de meilleures conditions d’existence. Par conséquent, la lutte du prolétariat et des paysans les plus pauvres contre le fascisme ne peut pas, au sens social, être défensive, mais seulement offensive.

Alors que la Quatrième Internationale de Trotsky finit par s’engager pour la défense de l’Union soviétique et de la démocratie libérale, les Bordiguistes restèrent des « défaitistes révolutionnaires ». Le fascisme n’était qu’une dictature bourgeoise, une réaction à l’incapacité de la démocratie libérale à vaincre adéquatement la révolution prolétarienne. La guerre mondiale et la dictature ne pouvaient que rendre une telle révolution plus probable, comme ce fut le cas en Russie en 1917.

Au lendemain de la période fasciste, l’ampleur de ses horreurs étant désormais connues, et une telle position est plus scandaleuse que jamais. Certains de ses partisans sont tenté de rendre l’histoire conforme à leur intransigeance en niant l’étendue de la terreur fasciste, tandis que d’autres ont soutenu que, aussi mauvais que fût le fascisme, il ne pouvait se reproduire en l’absence d’une vague révolutionnaire semblable à celle de la période 1917-1921.

Une nouvelle forme de fascisme est cependant réapparue et, avec elle, une opposition militante. La critique contemporaine de l’antifascisme reproduit souvent les positions de Bordiga et de Trotsky, malgré le fait que la dynamique, la composition, les tactiques et les objectifs des fascistes et des antifascistes soient aujourd’hui totalement différents.

 

(2/2) : L’antifascisme et la lutte contre l’Etat

 

Suite et fin de l’article de la revue Commune sur l’antifascisme. La première partie que nous avons intitulé « L’antifascisme et la tactique du front républicain » est à lire en cliquant sur ce lien.

Dans les années 1970 jusqu’à aujourd’hui, les arguments des gauches communistes sur l’alliance entre antifascistes et démocratie bourgeoise est repris par une nouvelle génération de théoriciens. La critique par Dauvé de « l’idéologie antifasciste » est construite contre un véritable homme de paille: si au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale les partis politiques du bloc occidental ont pu se revendiquer de certaines formes de démocratisme, la prise en compte de la spécificité du fascisme est, dans un contexte d’entrée dans la Guerre Froide, vite rejetée au profit du concept creux de totalitarisme. La question de la spécificité de l’antisémitisme n’est alors à aucun moment prise en compte, les crimes nazis étant relativisés et mis dans le même panier que toutes les autres horreurs du capitalisme, stalinisme compris, sans jamais se soucier de situer historiquement et socialement la violence de l’Etat, du capital et des rapports de classe en général. Cette relativisation conduit une partie de l’ultra-gauche des années 1970 à soutenir et diffuser les thèses négationnistes

Si dans les années 1980 une partie de l’antifascisme et de l’antiracisme a pu être récupérée par la gauche bourgeoise et blanche (on pense en France aux initiatives venues du Parti Socialiste SOS Racisme et Touche pas à mon pote), on remarque aujourd’hui que les liens entre antifascisme et sociale-démocratie sont plus ténus que jamais, les antifa se retrouvant à lutter autant contre l’Etat, les partis bourgeois (le PS dans le mouvement contre la Loi Travail, les politiques anti-immigration du gouvernement de Macron) que les fascistes. D’une manière générale notre critique de l’antifascisme recoupe une grande partie de nos critique contre le militantisme en général: folklorisation, manque de lisibilité politique et abandon des problématiques d’exploitation.

De l’Antifascisme aux Antifa

Le critique de l’antifascisme le plus souvent invoqué à gauche est Gilles Dauvé, un communiste français de l’après 68 qui a tenté d’opérer une synthèse de la gauche communiste de Bordiga et du communisme de conseil germano-hollandais. Dauvé développe sa critique de l’antifascisme dans l’introduction qu’il a écrite à plusieurs textes de la revue Bilan consacrés à cette thématique, traduite en anglais sous le nom de « Fascism/Antifascism » en 1982, puis retravaillée dans le texte « Quand meurent les insurrections » en 1998. Dauvé y décrit l’antifascisme avec mépris, comme « pire produit du fascisme », dans la mesure où il finit par prendre la défense de cela même qui produit le fascisme, à savoir le capitalisme et l’Etat capitaliste.

Ces critiques furent formulées avant l’apparition des groupes antifascistes militants des années 1980, apparus dans toute l’Europe et aux États-Unis pour contrer la prolifération des skinheads Nazis. Bien que Dauvé et d’autres comme lui étaient sceptiques quant à l’efficacité de ces milieux, leurs critiques visaient plutôt les tactiques de Fronts populaire des années 1970 dans des contextes comme celui du Chili et du Portugal. Dans la plus grande partie de l’Europe, cependant, les partis fascistes ont été interdits ou contraints à la clandestinité après 1945, et ne sont réapparus que dans les années 1980 et 1990 via des groupes underground de la culture skinhead ou des organisations terroristes clandestines. Dans le même temps, à travers la la quasi totalité de la période d’après-guerre, les coalitions de gauche au pouvoir dans toute l’Europe avaient abandonné leurs intentions socialistes et adopté la restructuration néolibérale. Sans coalition de gauche à laquelle s’attacher et avec peu d’adversaires fascistes, l’antifascisme a largement disparu en tant que mouvement de rue.

Il fit son retour comme une force importante après la réunification allemande, lorsque des groupes néonazis commencèrent à organiser des pogroms anti-migrants. Mais au contraire des groupes antifascistes allemands des années 1930 et 1940, les antifa des années 1990 étaient influencés par la Nouvelle Gauche et les mouvements autonomes et avaient peu de liens avec les sociaux-démocrates, le parti communiste allemand ou la politique parlementaire en général. Dans les émeutes, ils s’affrontaient avec la police et attaquaient les façades d’entreprises afin de démontrer la collusion entre l’Etat, les fascistes et le capital. Ils ouvrirent des squats pour créer des logements sociaux et des centres communautaires et souligner leur opposition au capitalisme. Pour empêcher leur identification par l’État ou les fascistes, ils se mirent à porter un des masques et une tenue entièrement noir, développant la tactique du « black bloc » désormais omniprésente. Mis à part l’iconographie, ils ressemblaient très peu aux antifascistes d’avant-guerre.

L’antifascisme nord-américain est un phénomène encore plus récent, et qui a émergé, au cours de la dernière décennie, dans le sillage des réseaux d’Action Anti-Raciste (ARA, Anti-Racist Action), lesquels ont éjecté les skinheads nazis des scènes punk et hardcore dans les années 1980. Au fil du temps, plusieurs membres du réseau ARA ont reconnu que leurs pratiques étaient trop restreintes et que leur conceptualisation de la suprématie blanche était trop centrée sur les individus et non sur les institutions économiques et politiques de la suprématie blanche (police, tribunaux, banques, employeurs et agents immobiliers). Cela correspondait à un tournant par rapport à l’activisme monomaniaque de la scène anarchiste proche de l’ARA. L’influence nouvelle de l’antifascisme d’Europe du nord, avec sa perspective révolutionnaire plus conséquente, a conduit à la création de Rose City Antifa en 2007, puis de NYC Antifa en 2010, et à la multiplication des groupes antifa par la suite. Au lieu de se lancer dans des querelles territoriales contre les skinheads, l’activisme « antiraciste » s’est concentré contre les bases sociales et politiques de la suprématie blanche, s’éloignant d’une vision qui considérait le racisme comme les idées mauvaises des hommes mauvais.

Les groupes antifa ont été parmi les premiers à tirer la sonnette d’alarme sur le fait que la campagne de Trump créait une opportunité pour les militants affirmés du nationalisme blanc et de l’antisémitisme. Ils ont participé à la perturbation des activités de la campagne Trump à Chicago, Phoenix et en Californie. À l’aube morose de l’ère Trump, leur drapeau rouge et noir était soudainement omniprésent à chaque mobilisation. Le 20 janvier, le black bloc contre-inaugural s’est appelé « marche antifasciste », et le drapeau antifa était visible sur les photos des blocus des aéroports internationaux en réaction au décret « Muslim Ban » de Trump.

Bien que ses objectifs n’aient pas toujours été très clairs, ce mouvement antifasciste émergent n’a jamais tenté de créer un Front populaire. Les antifascistes n’ont pas fait campagne pour Hillary ni même contre Trump. Au contraire, pour donner un exemple de la politique animant l’antifascisme contemporain, un éditorial du principal site antifascite nord-américain It’s Going Down a lancé un appel pour « une force anticapitaliste autonome » qui « s’émanciperait de l’emprise d’un mode d’activisme symbolique, revendicatif et spectaculaire ». Ce genre de réflexions est plutôt est plutôt commun. Un autre groupe antifa a mis en garde contre le fait d’apparaître comme une « force réactive » dans un « simple choc frontal entre forces opposées » qui permet à l’État de paraître comme un organe neutre de maintien de l’ordre. Et dans un récent essai pour l’Evergreen Review, Natasha Lennard donne un point de vue maximaliste du mouvement : « L’Antifascisme… est un aspect d’un projet d’abolition plus large, qui verrait toutes les répressions policières, les prisons et les hiérarchies oppressives abolies. » Bien que certains groupes et auteurs aient proposé une alliance stratégique avec d’autres groupes de gauche ou associatifs, l’électoralisme et la coopération avec l’État n’ont généralement pas droit de cité pour cette faction résolument antipolitique.

Le fait que les antifa soient devenus le plus visible des groupes politiques américains à adopter des slogans anti-Etat n’a pas empêché l’aile de gauche de « l’anti-antifascisme » de les qualifier de libéraux. Le groupe Lucha no Feik, basé à Los Angeles, écrit à la fin de 2016 :

Les Antifa voient les arbres là où il y a effectivement une forêt ; en ce sens qu’ils considèrent l’ennemi comme un individu (c’est-à-dire Trump) ou comme des agrégations de nazis ou autres nationalistes blancs racistes au lieu d’analyser le rapport structurel de notre société raciste. C’est une analyse qui n’est qu’à un pas de la position libérale selon laquelle il suffirait juste de tous nous entendre.

Marianne Garneau franchit le pas dans un récent texte pour Ritual Magazine, ‘‘Antifa is Liberalism’’. Par leurs critiques et leurs tactiques, écrit Garneau, les antifa veulent « détourner notre attention des problèmes systémiques pour s’intéresser uniquement à des comportements individuels. Ils traitent la question du racisme racisme principalement en termes de pensées ou d’attitudes violentes dans l’esprit des racistes… plutôt qu’en termes de formes systémiques de domination et d’exploitation fondées sur la race et la classe ». Par conséquent les antifa se détournent d’une politique révolutionnaire et privilégient des « manifestations individuelles de résistance héroïque plutôt que de s’attaquer au problème à sa racine en construisant un mouvement de masse ».

Ces critiques, quand bien même elles peuvent décrire pertinemment certaines situations, font abstraction de la distance que les antifa ont parcouru politiquement depuis l’ARA, leur prédécesseur. Des militant.e.s de Philly/NYC Antifa répondent à ces critiques en soulignant ceci :

Aujourd’hui, la compréhension du racisme structurel et de la manière dont la suprématie blanche est filée dans le tissu social des États-Unis est une exigence indispensable pour faire ce travail. Si une personne avec des positions aussi simplistes voulait s’impliquer dans les milieux antifa, nous l’aiderions à développer une critique plus profonde avant de pouvoir travailler étroitement avec elle. De même, nous ne connaissons pas d’exemple de quelqu’un qui évoluerait actuellement dans nos milieux sans s’opposer au capitalisme… La lutte antifasciste se pratique comme un maillon d’une vision radicale plus large, et non comme un substitut à celle-ci. L’antifascisme est comparable à la lutte pour les prisonniers politiques. Personne ne prétend que soutenir nos camarades emprisonnés fera tomber le capitalisme, l’État et la hiérarchie, mais c’est un travail de fond nécessaire qui, selon nous, doit être fait.

Les membres de Philly/NYC Antifa concluent en décrivant la critique de Lucha No Feik comme « influencée par l’approche théorique de Gilles Dauvé… et de son mentor Bordiga ». Mais ici, Philly/NYC Antifa se prennent les pieds dans le tapis en mélangeant des débats historiques concernant un antifascisme révolu avec des critiques plus contemporaines portant sur tout autre chose. Au lieu de mélanger ces critiques, il faudrait les reprendre l’une après l’autre :

  • 1. Lucha no Feik et Marianne Garneau affirment que les Antifa opposent une réponse inefficace et superficielle à la suprématie blanche. Et par conséquent, que ces militants ne s’engagent pas dans d’autres types d’actions probablement plus efficaces.
  • 2. Les Antifa n’ont pas seulement une pratique inconséquente, mais manquent surtout d’une théorie plus profonde et systématique de la suprématie blanche, la concevant en des termes moralisateurs et individualisant.
  • 3. Enfin, il y a la critique de Bordiga et Dauvé qui soutient que l’antifascisme est contre-révolutionnaire, défendant l’Etat démocratique libéral dans un moment de crise.

Peu d’antifa avanceraient que le mouvement constitue en lui-même une réponse suffisante à la suprématie blanche. Les antifascistes actuels partagent avec Lucha No Feik et d’autres la vision de la suprématie blanche comme une composante structurelle du capitalisme que seule une révolution en profondeur pourrait abroger. Le problème du fossé entre pratique et théorie n’est certainement pas propre à l’antifascisme à une époque où la gauche révolutionnaire est incapable de représenter une menace réelle envers l’Etat. Il n’y a donc pas de lien entre les erreurs de pratique (argument 1) et les erreurs de théorie (argument 2). Les Antifa tentent néanmoins de participer aux occupations récentes des bâtiments de l’ICE (United States Immigration and Customs Enforcement, la police anti migration) et de construire la solidarité pour la grève nationale des prisonniers. Même si certains font de l’antifascisme leur priorité absolue, ils ne prétendent pas que cela devrait être le cas pour tout le monde.

En revanche, la critique de Bordiga et Dauvé concerne des conditions historiques qui ne sont pas revenues. Non seulement les liens entre les antifa et la gauche parlementaire et institutionnelle sont très faibles, mais l’État n’est pas encore entré dans une crise révolutionnaire qui permettrait à un tel projet de devenir activement contre-révolutionnaire. Malgré ses critiques datées, Dauvé est très favorable à la lutte contre les néonazis, pour autant que l’on comprenne le contexte et que l’on soit réaliste quant à qui l’on combat. Il écrit :

Mais si des nationalistes, des skinheads, des néo-nazis avoués, comme il en existe en Allemagne, en Italie, en Russie et en Scandinavie ou aux Etats-Unis, se rêvent en embryons d’un nouveau NSDAP, la première condition pour les affronter est de ne pas les imiter en idéologisation, et de les situer dans leur véritable époque, la nôtre, non dans un 1932 imaginé. Lutter aujourd’hui contre un groupe dit ou qui se dit néo-nazi n’est pas un combat contre les SA d’un hitlérisme renaissant, mais une action comparable à celle contre la Société du 10 Décembre en 1850, les Pinkerton briseurs de grève outre-Atlantique, les clubs sportifs bourgeois à Buenos-Aires en 1919, la Bande Verte de Shanghai des années vingt, les pistoleros latino-américains, les nervis du « syndicat maison » chez Simca, tant est infinie la variété de bandes (paramilitaires ou non) au service de l’ordre et des possédants, agissant en collusion ou parallèlement avec les polices officielles

L’antifascisme dans le contexte d’aujourd’hui

Une critique révolutionnaire de l’antifascisme aujourd’hui devrait reconnaître que les dangers du fascisme contemporain sont réels, offrir une analyse solide du phénomène et proposer des moyens de le surmonter correctement.

Les critiques de l’antifascisme ont raison de faire remarquer que nous ne sommes pas à l’époque de Weimar, mais ils n’offrent aucune explication ou réponse alternative aux évolutions actuelles. Les combats de rue de 2017 prennent leurs racines dans notre époque. L’élection de Trump s’est inscrite dans la lignée des victoires remportées par les populistes de droite et les autoritaires « illibéraux » en Grande-Bretagne, Russie, Inde, Turquie, Hongrie, Italie, Colombie et aux Philippines. Leur programme comprend la militarisation des frontières en réponse à la mondialisation et à l’immigration, la suppression de tous les obstacles à l’accumulation du capital tels que les unions syndicales ou les différentes formes de régulations, ou encore les attaques contre les groupes minoritaires et les femmes. Cette vague politique se rapproche suffisamment du fascisme historique que certains appellent aujourd’hui « fascisme tardif » ou « post-fascisme ». Bien qu’il n’y ait pas de vague pleinement révolutionnaire à laquelle ce phénomène réponde, il a émergé en réaction aux printemps arabes, à Occupy, Black Lives Matter et à d’autres mouvements sociaux. L’accent mis par les Trumpistes sur « l’ordre public », en particulier, fait référence aux émeutes de Ferguson et de Baltimore. Ces mouvements et la réaction « illibérale » de la droite à leur égard font signe, respectivement, vers la révolution ou la dictature – polarisation renforcée par la stagnation capitaliste et l’effondrement écologique.

A travers cette analyse plus globale et structurelle, les antifa doivent prendre en compte leurs propres faiblesses. Pourquoi font-ils du doxxing contre des gars qui publient des memes ou vont-ils cogner des universitaires Républicains alors que pendant ce temps l’ICE fait sa loi dans les tribunaux, que la brutalité policière est applaudie, que les dépenses sociales sont amputées et que la bourgeoisie nous pousse vers une apocalypse climatique ? Argument à double tranchant, dans la mesure où les antifa sont en droit de demander, à titre comparatif, ce qu’ont fait les sceptiques. En réussissant à constituer une force matérielle à même d’affronter les fascistes dans la rue, même s’il s’agit d’un objectif à court terme, les antifa démontrent qu’ils sont capables de réaliser des objectifs à la hauteur des efforts imputés. Les partisans de l’édification du parti et du syndicalisme de lutte peuvent-ils en dire autant ? Néanmoins, nous devons continuer à nous demander comment ces objectifs à court terme pourraient nous rapprocher de la révolution qui mettrait fin une bonne fois pour toutes au fascisme.

Dans un texte de 2005, ‘‘Nous ne sommes pas anti’’, le groupe communisateur français Théorie Communiste propose une approche pour reconceptualiser l’antifascisme. Reprenant bon nombre des fameuses négations de la gauche – anti-impérialisme, antisionisme, antilibéralisme – le texte détermine comment chacune d’entre elles devient une tendance autonome avec des objectifs limités. En revanche, TC décrit la position révolutionnaire comme suit :

Nous ne sommes pas anti c’est-à-dire que nous ne sommes pas contre les formes extrêmes de l’exploitation, de l’oppression, de la guerre ou autres horreurs. Etre anti c’est choisir un point particulièrement insupportable et tenter de constituer une alliance contre cet aspect du réel capitaliste.
Ne pas être anti cela ne veut pas dire être maximaliste et proclamer à tort et à travers que l’on est pour la révolution totale et que hors de ça il n’y a que réformisme, ça veut dire que lorsque l’on s’oppose au capital dans une situation vraie, on ne lui oppose pas un bon capital.

Le défi des Antifa est maintenant de déterminer ce qu’ils peuvent faire avec les capacités qu’ils ont développées. Cela signifie, pour une part, qu’il faut se débarrasser de la contrainte de se reconnaître dans un simple Anti-quelque chose. Et, comme un fondateur de l’ARA devenu militant antifa l’explique à Mark Bray dans son Anti-Fascist Handbook, éviter d’être considéré simplement comme « une bande extrémiste qui s’attaque à une autre bande extrémiste ». Le travail de généralisation de l’autodéfense de la classe ouvrière s’inscrit facilement dans un cadre révolutionnaire plus large tant que ces objectifs révolutionnaires ont la priorité.

De nombreux antifascistes sont arrivés à des conclusions similaires sur les limites de l’identité antifa. En avril 2017, un groupe d’antifascistes d’Atlanta s’est rendu à l’Université d’Alabama pour tenir en échec un discours de Richard Spencer. Ils se sont joints à des centaines d’autres étudiants furieux que Spencer se trouve sur leur campus, mais leur tenue de black bloc les a mis à part. Les fascistes, cependant, ont réussi à se fondre dans la foule, profitant de la « possibilité d’agitation que [les antifa] avaient abandonnée ». En fin de compte, ce sont les étudiants d’Auburn qui ont réussi à chasser du camps Spencer et son entourage, tandis que les antifa ont été isolés comme un groupe d’activistes inefficaces.

Tirant les enseignements de cette expérience, certains antifascistes d’Atlanta ont appelé à abandonner le black bloc comme tactique par défaut pour adopter celle du « gray block », qui permet aux militants de se fondre dans la foule et d’y développer de nouvelles formes de solidarité. Cette tactique a été utilisée à Charlottesville, faussant l’opposition habituelle entre la droite et les antifa tout de noir vétus. La couverture médiatique qui s’en est suivie a offert une image de la forme de lutte nécessaire pour gagner : un groupe de racistes violents contre une ville entière qui avait décidé de riposter. Pour aller de l’avant, les groupes antifa et révolutionnaires en général devraient continuer à changer leur garde-robe, leurs idées et leurs cibles, dans un effort pour construire un mouvement plus efficace contre l’État et le capitalisme. Ou, pour l’anarchie et le communisme, si c’est vraiment ce qu’ils recherchent.

A.M. Gittlitz

 

Sources, avec tous les liens qui vont bien et plein d’images etc.

  • https://agitationautonome.com/2019/02/06/anti-anti-antifa-partie1-2-lantifascisme-et-la-tactique-du-front-republicain/
  • https://agitationautonome.com/2019/02/07/anti-anti-antifa-2-2-lantifascisme-et-la-lutte-contre-letat/