La petite ville de Romans-sur-Isère, chef-lieu de canton du département de la Drôme, 17000 habitants à la fin du XIXe siècle, n’a pas oublié quelle fut la cite la plus importante du Dauphiné au Moyen Age. On y célébrait un carnaval magnifique, extraordinaire fête populaire qui tourna à la tragédie en 1580 : le chef de la confrérie des drapiers, un certain Paulmier, y prit figure d’agitateur social aux yeux du représentant du roi de France et il fut mis à mort.

Cet exemple de résistance à l’ordre établi n’a sans doute pas été connu de Jeanne Rigaudin, plus tard épouse Humbert. Celle qui allait passer sa longue vie à lutter contre toutes les aliénations de la société bourgeoise de son temps aurait sûrement apprécié de se trouver un précurseur dans la ville même où elle naquit, le 24 janvier 1890, au lendemain de l’Exposition universelle qui avait marqué le premier centenaire de la Révolution. L’événement eut lieu dans la maison de ses grands-parents, un ancien couvent encore debout aujourd’hui.

Il semble bien que le mariage des parents de Jeanne, arrangé par leurs familles comme il était de règle à cette époque, ait été mal assorti. Selon les dires de Jeanne à la fin de sa vie, les ascendants de sa mère appartenaient à la bourgeoisie locale : elle évoquait des architectes, des notaires, des prêtres, tandis que son grand-père paternel n’était que meunier. Il installa les nouveaux époux à la tête d’une boulangerie et la jeune Aline Blanc, épouse Rigaudin, élevée dans un pensionnat où elle avait appris les bonnes manières ainsi que les arts d’agrément, se retrouva derrière un comptoir à vendre des miches et des « pognes », la brioche locale.

Elle ne dut pas y ressentir l’accomplissement désiré car voici que, telle une héroïne de Pagnol, la boulangère fait des fugues. La « petite dame en rouge », comme on l’appelle dans le pays à cause de sa couleur de prédilection, quitte brusquement la boutique pour partir à Marseille, sur la Côte d’Azur… Un jour, Aline revient enceinte : son mari ne considéra jamais Jeanne, l’enfant qui naquit, comme sa fille. Il faudra bientôt fermer la boulangerie et Rigaudin entrera dans une distillerie d’absinthe dirigée par le père de sa femme. Cette industrie était alors en plein essor car la France consommait à elle seule cette boisson « hygiénique et bienfaisante » – qui pouvait atteindre un taux d’alcool de 75° – autant que le reste du monde. Le père de Jeanne va rapidement sombrer dans les pièges de la « fée verte » : Jeanne dira n’avoir gardé de lui que l’image d’un ivrogne somnolant dans un fauteuil.

Privée de tendresse paternelle, Jeanne peut heureusement se tourner vers les parents de sa mère qui habitent dans la même maison. Elle a hâte de les retrouver après l’école où elle apprend à lire sous la direction d’une maîtresse exceptionnelle, Mlle Germain. De ses leçons et de sa présence, elle conservera toujours un souvenir ébloui.

Il ne devait pas être courant, à la fin du XIXe siècle, de voir la femme d’un commerçant, bourgeoise d’origine, dans une « maison du peuple », ainsi que se nommaient les centres de culture révolutionnaire nouvellement fondés par Fernand Pelloutier. Or Aline se met à fréquenter celle de Romans et à participer aux réunions où se croisent socialistes et anarchistes, ces derniers alors très actifs. C est là qu’elle rencontrera Auguste Delalé, né à Tours, en 1864, dans une famille de compagnons tisseurs en soie. Anarchiste très engagé ayant déjà été emprisonné pour ses idées, il était venu à Romans pour apprendre la cordonnerie, un artisanat de la région. Intelligent, enthousiaste, il fait la conquête d’Aline qui devient sa maîtresse. La mère de Jeanne se convertit à l’anarchisme dont un groupe venait de se former de l’autre côté de l’Isère, à Bourg-de-Péage. Emmenant sa fille avec elle, Aline se rend souvent aux fêtes que les compagnons organisent et que Delalé anime de sa belle voix.

La mort de ses parents détermina peut-être Aline à suivre son amant qui regagna Tours en 1901. Quittant délibérément son foyer où vivaient également la sœur aînée de Jeanne ainsi que son jeune frère, elle part en Touraine avec celle que son père putatif n’avait jamais voulu traiter comme sa fille.

Delalé reprend son métier de tisseur, une profession qui pouvait être bien rémunérée et lui laisser des libertés pour se consacrer a la cause. Il a réuni en effet un groupe de compagnons qui réveillent la cité de Balzac sans toutefois recourir aux bombes, passées de mode depuis la répression des années 1895. Delalé dénonce les étranges méthodes d’un couvent de religieuses qui exploitaient une main-d’œuvre enfantine, pratique courante à cette époque et révélée par plusieurs procès retentissants ; il organise des conférences très suivies.

Jean Marestan, un Belge libertaire ami de Sébastien Faure et de Louise Michel, viendra plusieurs fois ainsi que le poète parnassien Laurent Tailhade, encore dans toute sa fureur antimilitariste et anticléricale. Celui-ci accompagnait une troupe devant donner la célèbre pièce d’Ibsen, Les Revenants, ce qui fut l’occasion d’une belle bagarre avec les militants de droite.

Pour une autre occasion, le poète revient à Tours faire une conférence intitulée « Vers le bonheur ». Jeanne n’a qu’une dizaine d’années mais elle est enthousiasmée par le génie oratoire de Tailhade. Plus tard, elle déclarera que ce fut cette soirée, dont les moindres détails restèrent gravés dans sa mémoire, qui décida de sa vocation de conférencière. Elle lui donna le courage de monter sur les planches pour déclamer les odes à la justice, à la liberté et à la fraternité que lui enseignaient Delalé et Aline.

Tous les compagnons de passage sont reçus chez eux. C’est ainsi qu’apparaît un jour Alexandre Jacob, le fameux cambrioleur qui servit de modèle à Maurice Leblanc pour inventer son personnage d’Arsène Lupin. Partisan de la « reprise individuelle » – en réservant une part de son butin à soutenir le mouvement anarchiste -, il était alors en cavale, évadé d’un asile d’aliénés où il avait réussi à se faire enfermer en simulant un délire de persécution.

La rencontre avec cet aventurier déjà légendaire figurera parmi les meilleurs souvenirs de Jeanne. Alexandre prépara lui-même une fête pour les compagnons tourangeaux avec argenterie, nappe et serviettes brodées, certainement le produit d’une « récupération prolétarienne » dans l’un de ces châteaux qui figuraient, avec les presbytères, parmi les objectifs de prédilection du précurseur de Lupin. Avant de s’évanouir, avec ses fidèles « travailleurs de la nuit », dans les brumes des bords de la Loire, Alexandre prit garde de distribuer quelques louis dont ses hôtes, souvent en chômage à cause de leurs idées, le remercièrent fraternellement.

Jeanne ne devait revoir Jacob que près d’un quart de siècle plus tard : condamné au bagne à perpétuité à l’issue du procès d’Abbeville, en 1905, il fut finalement gracié et revint en France en 1928. Sous le nom de « Marius », marchand ambulant de bonneterie, il sillonna désormais les marchés, sans jamais renoncer à son idéal libertaire.

Au début du XXe siècle, les anarchistes constituent le groupe révolutionnaire sur lequel la police jette le regard le plus attentif. Elle a depuis longtemps un dossier fourni concernant Delalé qui ne se cache nullement pour militer. Son action syndicale, aussi bien que la tenue permanente de réunions à son domicile attirent à nouveau l’attention sur cet adversaire du désordre établi. Les fabricants donneurs d’ouvrage le remercient les uns après les autres. Sans plus de succès, Delalé se remet à la chaussure. Sa réputation est faite à Tours, plus personne ne veut employer ce fauteur de troubles.

Le couple décide donc de partir pour Paris où des groupes anarchistes se maintenaient tant bien que mal après la répression qui suivit la vague d’attentats des années 1892-1894. Delalé n’est pas un inconnu dans ce milieu et ses amis lui trouvent un logement dans le bas Montmartre, rue Cave. Incorrigible, il publie deux méchants articles dans Le Libertaire ; le tribunal correctionnel les sanctionne par deux mois de prison ferme. En 1903, on ne s’attaque pas impunément, même par la plume, à la société petite-bourgeoise en train de se structurer sous la direction du parti radical. L’année suivante, Delalé devient permanent salarié de la Fédération nationale des cuirs et peaux affiliée à la CGT et il obtient ainsi une petite rentrée régulière d’argent pour son ménage.

Malgré la gêne, il ne semble pas que la mère de Jeanne ait travaillé, sauf à aider Delalé dans quelques besognes de cordonnerie. La situation du couple aurait été précaire s’il n’avait bénéficié de l’aide efficace d’Alfred Fromentin, un anarchiste richement marié qui secourait généreusement tous les compagnons dans le besoin. Il habitait une propriété à Choisy-le-Roi, une ville qui allait devenir célèbre, quelques années plus tard, dans les annales du grand banditisme. Le 28 avril 1912, Bonnot y fut abattu au cours du siège, par la police, d’un garage où il s’était réfugié. Or ce bâtiment appartenait à Fromentin qui l’avait loué à son beau-frère, Jean Dubois, un militant révolutionnaire né à Odessa en 1870, qui tomba au cours de l’échange des premiers coups de feu.

Le « millionnaire rouge » formait avec sa femme un couple parfait. Ils résolurent cependant un jour de mettre leurs actes en accord avec leurs principes en se plaçant hors des lois de la bourgeoisie : ils divorcèrent donc pour vivre en union libre. Chez eux, les domestiques se voyaient traités sur un pied complet d’égalité.

Le valet de chambre qui servait à table se mêlait aux conversations et n’était pas moins considéré que les amis.
Fromentin offrit une machine a écrire à Jeanne qui était arrivée à Paris avec son certificat d’études obtenu à Tours mais depuis ne fréquentait plus aucune école. Des compagnons, férus de pédagogie comme beaucoup de libertaires, lui donnaient épisodiquement des leçons et parmi eux Georges Paraf-Javal, un anarchiste individualiste qui s’opposait à tous les autres courants. Il emmenait l’adolescente à la Sorbonne et voulait lui apprendre l’anglais. D’autre part, le mouvement des universités populaires, en plein essor – il avait été fondé en 1899 par l’ouvrier anarchiste Georges Deherme -, fournissait à Jeanne de nombreuses occasions d’assister à des cours et à des conférences sur de multiples sujets. Ajoutons à ces possibilités d’autodidactisme les débats d’idées qui se déroulaient en permanence chez ses parents dont l’ardeur militante ne faiblissait pas.

Ils n’étaient d’ailleurs en relation qu’avec des gens partageant le même idéal, c’est-à-dire en conflit permanent, le plus souvent dans l’illégalité, avec les pouvoirs établis. L’un des plus curieux de ces « en dehors », personnage encore aujourd’hui mystérieux, fut certainement Eugène Vigo dit Miguel Almereyda. Né à Béziers d’une famille andorrane, on le signale à Paris vers 1900. Il fréquente les milieux anarchistes et son action lui vaut plusieurs comparutions devant les tribunaux : deux mois de prison pour complicité de vol en 1901 ; un an pour fabrication d’explosifs l’année suivante ; trois ans en décembre 1905 à la suite de l’édition d’une « affiche pour conscrits » dite « l’affiche rouge » (Vigo sera amnistié à l’occasion du 14 juillet en 1906). Delalé et sa compagne l’avaient rencontré aux réunions hebdomadaires du journal Le Libertaire et Almereyda vint ensuite chez eux pour donner à Jeanne des leçons de sténographie, une technique paraissant alors pleine d’avenir. Il exerçait à ce moment la profession de retoucheur photographe et vivait avec un ami rue des Saules, près de la place du Tertre. En 1904, il fait la connaissance de la femme d’un camarade, Emilie Cléro, de dix ans son aînée : elle abandonna son foyer et ses deux enfants pour aller vivre avec son amant une existence difficile, surtout assurée par des expédients, tels l’écoulement de fausses pièces de monnaie, de faux billets et de faux mandats.

Dans les derniers jours d’avril 1905, parvint un pneumatique adressé aux parents de Jeanne et signé d’Almereyda : « Je serais heureux que vous veniez faire connaissance de mon premier-né. On vous attend demain vers quatre heures. » Ils se rendirent aussitôt rue des Gardes, en plein quartier de la Goutte-d Or, où gîtait le couple dans un hôtel meublé de dernier ordre. Dès leur arrivée, Emilie se saisit d’un tas de chiffons sur une paillasse et le posa sur les genoux de Jeanne : « Tiens, dit-elle, voici notre enfant. » C’était Jean Vigo qui devait avoir trois jours. Sur-le-champ, Jeanne fut nommée sa marraine laïque. Elle prit son rôle très au sérieux et s’occupa du bébé, parfois pendant des semaines, car ses parents continuaient leur vie aventureuse en le déposant chez des amis compréhensifs. Jusqu’à sa mort précoce, elle sera l’amie fidèle de celui qui devint l’incomparable réalisateur, bien dans la ligne première de son père, du film Zéro de conduite (1933).

Jeanne grandissait : les sentiments de Delalé envers elle changèrent de nature. De paternels, ils devinrent amoureux et il ne les dissimula pas à la jeune fille qui ne les partageait nullement mais n’osait rien dire à sa mère. Delalé tente de faire le vide autour de Jeanne et reçoit très mal ses premiers jeunes amis. Jeanne se résout à quitter ses parents. A dix-sept ans, elle part vivre à l’hôtel dans le quartier de la place de la République, rue de la Fontaine-au-Roi. Elle rompt avec sa mère – souvent appelée « Madame Blanc » dans ses ouvrages – et ne la reverra qu’à partir de 1914.

Grâce à ses connaissances en sténographie et en dactylographie, Jeanne est embauchée dans l’une des premières maisons vendant des appareils de projection de films, alors un spectacle forain qui constitue un nouveau divertissement populaire : les pionniers du cinéma, Georges Méliès, Ferdinand Zecca, Alice Guy ouvrent ainsi l’histoire du 7e Art sans d’ailleurs que le public connaisse leurs noms.

Jusqu’ici, Jeanne a vécu loin de toute morale religieuse ou laïque – aussi contraignante l’une que l’autre, à cette époque – et l’idéal anarchiste de la liberté sexuelle ne pose pour elle aucune question de principe. Plutôt par curiosité que par désir, elle devient la maîtresse d’un artiste lyrique appelé a se déplacer fréquemment. Elle refuse de le suivre en Egypte où un contrat de plusieurs mois lui était offert : Jeanne ne le revit plus.

Le deuxième homme qui prétendit ensuite entrer dans sa vie fut un prêtre, professeur au collège Stanislas et fréquentant le magasin où elle travaillait. Cet ecclésiastique cultivé lui tournait des compliments du dernier galant qui la plongeaient dans la confusion car elle était plus habituée à la prose révolutionnaire qu’aux raffinements du langage amoureux : elle tapait furieusement sur sa machine et ne répondait que par signes. Dans une seconde approche, démarche classique, le digne éducateur de jeunes gens de bonne famille proposa à Jeanne, avec des chiffres précis, de l’installer dans un appartement qu’il meublerait avec art et qui serait pourvu de tout le confort moderne. La jeune femme refusa avec hauteur. Elle avait maintenant dix-neuf ans, son destin allait véritablement se préciser.

Roger-Henri Guerrand et Francis Ronsin
JEANNE HUMBERT ET LA LUTTE POUR LE CONTRÔLE DES NAISSANCES
Spartacus – 2001.