Sara Roy

Vivre Avec L’ Holocauste
Le voyage d’une enfant de survivants de l’Holocauste :

http://www.bintjbeil.com/E/occupation/roy_holocaust.html

Il y a quelques mois j’ai été invitée à réfléchir sur le voyage que j’avais effectué en tant qu’enfant des survivants de l’Holocauste. Ce voyage continue et continuera jusqu’au jour de ma mort. Bien qu’il soit peu probable que je puisse tout en dire, il n’en reste pas moins qu’il est déchirant de parler de ce sujet, à un moment où le conflit entre les Israéliens et les Palestiniens sombre tragiquement dans un tel abîme moral, que pour moi au moins, l’essence même du judaisme, et ce que signifie être juif, semble sombrer avec lui.

L’ Holocauste a été le trait de définition de ma vie. Il n’en pouvait être autrement. J’ai perdu plus de 100 membres de ma famille proche et élargie dans les ghettos nazis et les camps de la mort en Pologne — grand-pères, tantes, oncles, cousins, frères à venir – et ces personnes j’en ai tant entendues parler tout au long de ma vie, sans les avoir jamais connues. Elles ont habité la Pologne dans ces communautés juives appelées les shtetls.

En pensant à ce que j’avais voulu dire au sujet de ce voyage, j’ai essayé de me rappeler ma toute première rencontre consciente avec l’Holocauste. Bien que je n’en sois pas certaine, je pense que la première fois ce fut au moment où je remarquais le nombre imprimé par les Nazis sur le bras de mon père. De ses oppresseurs, mon père, Abraham, ne connaissait ni le nom, ni l’histoire, ni aucune identité autre que celle laissée par ce nombre écrit à l’encre bleue et que je n’ai jamais noté. En tant qu’enfant de quatre, cinq ans, je me souviens avoir demandé à mon père pourquoi ce nombre sur son bras. Il m’a répondu qu’il l’avait peint un jour mais qu’il s’est retrouvé à ne plus pouvoir le laver et qu’ainsi il est resté avec lui.

Mon père était d’une famille de six enfants, et le seul de sa famille à survivre à l’Holocauste. Je sais très peu de choses au sujet de sa famille parce qu’il ne pouvait pas en parler sans s’effondrer. Je ne sais que très peu de choses sur ma grand-mère paternelle, à qui je dois mon prénom, et encore moins sur les soeurs et le frère de mon père. Je ne sais que leurs noms. Voir souffrir mon père à cause de ses souvenirs me causait tant de peine que j’ai cessé de lui demander de les partager.

Le nom de mon père était connu dans les Associations de l’Holocauste parce qu’il était l’un des deux à avoir survécu au camp de la mort de Chelmno, en Pologne, camp où 350.000 juifs ont été assassinés, et parmi eux la plupart des membres de la famille de mon père et de ma mère. Ils ont été déportés là et gazés en janvier 1942. J’ai appris, par le cousin de mon père, que maintenant, à l’entrée de ce qui reste du camp de la mort de Chelmno, existe une plaque où est inscrit le nom de mon père – et je garde l’espoir de la voir un jour. Pour avoir aussi survécu aux camps de concentration d’Auschwitz et de Buchenwald mon père fut appelé à témoigner au procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961.

Ma mère, de la famille Taube, était l’une de neuf enfants de cette famille — sept filles et deux garçons. Son père, Herschel, était un rabin et un shohet — un sacrificateur rituel — profondément aimé et a respecté par tous ce qui l’ont connu. Herschel était un homme instruit qui avait fait ses études avec certains des plus grands rabins la Pologne. Les histoires, que ma mère et ma tante m’ont racontées, indiquaient aussi qu’il était une sorte de féministe, n’hésitant pas à s’agenouiller sur le sol pour aider son épouse ou ses filles à frotter le plancher, et que dans la vie il traitait les femmes avec le mêmes respect et la même déférence que les hommes. Ma grand-mère, Miriam, dont je porte également le nom, était une âme aimable et douce mais aussi celle qui imposait la discipline dans la famille du fait que Herschel ne pouvait élever la voix face à ses enfants. Ma mère venait d’une famille profondément religieuse et aimante. Mes tantes et oncles étaient aussi dévoués à leurs parents qu’eux-même à leurs enfants. La famille vivait très modestement, mais à chaque Shabbath mon grand-père amenait à la maison une personne pauvre ou sans logis qu’il asseyait à la place d’honneur de la table pour partager le repas de Sabbath.

Ma mère et sa soeur Frania sont les deux seules dans leur famille à avoir survécu à la guerre. Tous les autres ont péri, à l’exception d’une autre soeur, Shoshana, qui avait émigré en Palestine en 1936. Ma mère et Frania sont parvenues à rester ensemble tout au long de la guerre — sept ans dans les ghettos de Pabanice et de Lodz, puis dans les camps de concentration d’Auschwitz et de Halbstadt. La seule fois, en sept ans, où elles ont été séparées c’était dans la camp d’ Auschwitz. On les avait alignées pour une de ces selections où les juifs étaient mis en rang et où leur destin était scellé par le docteur nazi Joseph Mengele, qui seul déterminait qui allait vivre et qui allait mourir. Quand ma tante l’a approché, Mengele l’a envoyée vers la droite, vers le travail (le sursis provisoire). Quand ma mère l’a approché, il l’a envoyée vers la gauche, à la mort, ce qui voulait dire qu’elle serait gazée. Miraculeusement, ma mère est parvenue à retourner furtivement vers la file de selection, et quand à nouveau elle a approché Mengele, il l’a envoyée au travail.

Il existe un moment déterminant dans ma vie et mon voyage comme enfant de survivants de Holocauste et il se produisit avant même que je ne naisse. Il implique les décisions qu’ont prises ma mère et sa soeur, ces deux femmes remarquables, décisions qui allaient changer leurs vies et la mienne.

Après la fin de la guerre, ma tante Frania a désespérément voulu aller en Palestine pour rejoindre leur soeur, qui était là depuis dix ans. La création d’un état juif était imminente, et Frania a jugé que c’était le seul endroit sûr pour des juifs après l’Holocauste. Ma mère était en désaccord et inflexible a refusé d’y aller. Elle m’a souvent dit durant ma vie que sa décision de ne pas vivre en Israel était basée sur sa croyance, -apprise et renforcée par ses expériences durant la guerre-, que la tolérance, la compassion, et la justice ne peuvent être pratiquées ou développées chez celui qui ne vit que chez les siens. « Je ne pourrais pas vivre en tant que Juive si c’était seulement parmis les Juifs, » disait-elle. « Pour moi, ce n’était pas possible et ce n’était pas ce que je voulais. Je voulais vivre en tant que Juive dans une société pluraliste, où mon groupe demeurait important pour moi mais où d’autres aussi étaient importants pour moi. »

Frania a émigré en Israel et mes parents sont allés en Amérique. Ce fut très douloureux pour ma mère de laisser sa soeur, mais elle sentait qu’elle n’avait aucune autre alternative. (Elles sont restés très proches et se sont souvent revues, dans ce pays et en Israel.) J’ai toujours trouvé le choix de ma mère et le contexte dont il découlait absolument remarquable.

J’ai grandi dans une maison où le Judaisme était défini et pratiqué non comme une religion mais comme système éthique et une culture. Dieu était présent mais non central. Ma première langue était le Yiddish, et je le parle toujours en famille. Ma maison était remplie de joie et d’optimisme ponctués parfois par des peines et des pertes. Israel et la notion d’une patrie juive étaient très importants pour mes parents. Après tout, les restes de notre famille étaient là. Mais à la différence de plusieurs de leurs amis, mes parents n’étaient pas sans critiques à l’égard d’Israel, dans la mesure où elles semblaient adéquates. L’obéissance à un état n’était pas la valeur juive suprême, surtout pas pour eux, surtout pas après l’Holocauste. Le Judaisme a fourni le contexte de notre vie, de nos valeurs et de nos croyances et celles-ci ne dépendaient pas des frontières nationales, mais les dépassaient. Pour ma mère et mon père, le Judaisme signifiait porter témoignage, s’en prendre à l’injustice et rompre le silence. Il signifiait la compassion, la tolérance, et le salut. Il signifiait, comme l’écrivait Ammiel Alcalay, que l’on s’assure, autant que possible que les mémoires du passé ne deviennent pas les mémoires du futur. C’étaient là les valeurs juives suprêmes . Mes parents n’étaient pas des saints; ils avaient leurs défauts et ils ont fait des erreurs. Mais ils prenaient profondément soin des voies de la justice et de l’equité, et ils s’inquiétaient profondément des personnes — toutes les personnes, pas simplement des leurs.

Les leçons de l’Holocauste m’ont toujours été présentées comme particulières (c.-à-d., Juive) et universelles. Mais plus important peut-être, elles m’ont été présentées comme indivisibles. Les diviser en aurait diminué la signification dans chacun des deux cas .
Regardant en arrière dans ma vie, je me rends compte que par leurs actions et leurs mots, ma mère et mon père n’ont jamais cherché à me protéger de la connaissance de soi; inversement, ils ont incitée à me confronter à ce que je ne connaissais pas ou ne comprenais pas. Noam Chomsky parle des « paramètres de la pensée concevable. » Ma mère et mon père ont constamment poussé ces paramètres aussi loin qu’ils l’ont pu, et ce n’était pas assez loin pour moi, mais ils m’ont enseigné comment les pousser plus loin et l’importance qu’il y avait à le faire.

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Il devenait peut-être inévitable que je suive un chemin qui me mènerait à la question Israélo- Arabe-. En grandissant j’ai visité plusieurs fois Israel. En tant qu’enfant, j’ai trouvé l’endroit beau, romantique, et paisible. Comme adolescente et jeune adulte j’ai commencé à sentir certaines contradictions que je ne pourrais pas entièrement expliquer mais qui se centraient sur ce qui semblait être une absence presque complète, dans la vie et le discours israéliens, de la vie juive en Europe de l’Est avant l’ Holocauste, et même de l’Holocauste lui-même. Je demandais à ma tante pourquoi ces sujets n’étaient pas discutés, et pourquoi les Israéliens n’apprenaient pas à parler Yiddish. Mes questions rencontraient souvent un silence sinistre.

Le plus douloureux pour moi était le denigrement de l’Holocauste et de la vie juive d’avant l’état d’Israel par plusieurs de mes amis israéliens. Pour eux, c’était des temps de honte, où les juifs étaient faibles et passifs, inférieurs et indignes, et ne méritaient pas notre respect mais notre dédain. « Nous ne nous laisserons jamais massacrer à nouveau et nous n’irons jamais plus volontairement à notre massacre, » disaient-ils. Le besoin de comprendre ces millions qui ont péri ou les vies qu’ils ont vécues n’existait que très peu. Pas plus que le besoin de les honorer. Pourtant en même temps, l’Holocauste était employé par l’état comme défense contre les autres, comme justification pour des actes politiques et militaires.

Je ne pouvais pas comprendre ni donner sens à ce que j’entendais. Je me rappelle de craintes pour ma tante. Dans ma confusion, je me rappelle également ma profonde colère. C’est à ce moment là, peut-être, que j’ai commencé à penser aux Palestiniens et à leur conflit avec les Juifs. Si autant, parmi nous, pouvaient masquer et pervertir ainsi la vérité, pourquoi ne le feraient-ils pas avec les Palestiniens ? Y avait-il un lien quelconque entre les juifs assassinés d’Europe et les Palestiniens ? Je ne savais pas, mais c’est par là que ma recherche a commencé.

Le voyage fut douloureux mais aussi l’un des plus significatifs de ma vie. A mon côté, il y avait toujours ma mère, constante dans son soutien, parfois ambivalent et conflictuel. Mon père était mort jeune. Je ne sais pas ce qu’il aurait pensé, mais j’ai toujours senti sa présence. Ma famille israélienne s’est opposée à ce que je faisais et est toujours restée immuablement opposée. En fait, durant quinze ans, je n’ai pas parlé avec eux du sujet de mon travail.

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En dépit de mes nombreuses visites en Israel pendant ma jeunesse, c’est durant l’été de 1985 que je suis allée pour la première fois sur la Rive Occidentale du Jourdain et à Gaza, deux ans et demi avant le premier soulèvement palestinien, pour y mener sur le terrain des travaux de doctorat, portant sur l’assistance économique américaine à ces deux zones. Ma recherche s’est focalisée sur la question de savoir s’il était possible promouvoir un développement économique sous occupation militaire. Cet été a changé ma vie parce que c’est alors que j’ai compris et éprouvé ce qu’était l’occupation et ce qu’elle signifiait. J’ai appris comment l’occupation fonctionne, son impact sur l’économie, sur la vie quotidienne, et sur la façon dont elle broie les personnes. J’ai appris ce que signifiait avoir peu de contrôle sur sa vie et plus fondamentalement sur la vie de ses enfants.

Comme pour l’Holocauste, j’ai essayé de me rappeler ma toute première rencontre avec l’occupation. L’une de mes premières rencontres a impliqué un groupe des soldats israéliens, et un vieil homme palestinien avec son âne. Stationnant dans une rue avec quelques amis palestiniens, j’ai remarqué un vieux Palestinien qui descendait la rue en conduisant son âne. Un petit enfant de trois ou quatre ans, manifestement son petit-fils, l’accompagnait. Quelques soldats israéliens tout proches se sont approchés du vieil homme et l’ont arrêté. Un soldat, d’un pas trainant s’est approché de l’ane et lui a ouvert la bouche. « Vieil homme, » demanda-t-il, « pourquoi les dents de votre âne sont-elles si jaunes? Pourquoi ne sont-elles pas blanches? Vous ne brossez donc jamais les dents de votre âne? » Le vieux Palestinien semblait mortifié, le petit garçon visiblement bouleversé. Le soldat lui répéta sa question, hurlant cette fois, alors que les autres soldats riaient. L’enfant se mit à pleurer et le vieil homme se tenait là, silencieux, humilié. Cette scène s’est répétée tandis que la foule se rassemblait. Le soldat a alors commandé au vieil homme de se tenir derrière l’âne et a exigé qu’il embrasse le derrière de l’animal. Au début, le vieil homme refusa mais, pendant que le soldat hurlait sur lui, son petit-fils fut pris d’une terreur hystérique; il s’est alors penché et l’a fait. Les soldats ont ri et se sont éloignés. Ils avaient réalisé leur but : l’humilier, lui, ainsi que ceux l’entouraient. Nous tous sommes restés là, silencieux, honteux à nous regarder les uns les autres, sans rien entendre que les sanglots incontrôlables du petit garçon. Le vieil homme n’a pas bougé pendant un temps qui nous a paru très long. Il est juste resté là, humilié, détruit.

Je suis restée là aussi, incrédule, sonnée. J’ai immédiatement pensé aux histoires que mes parents m’avaient racontées sur la façon dont les juifs avaient été traités par les Nazis dans les années 30, avant les ghettos et les camps de la mort, sur la façon dont on les avait forcés à nettoyer des trottoirs avec des brosses à dents et dont on leur avait coupé la barbes en public. Ce qui est arrivé au vieil homme était dans son principe, son intention et son impact absolument équivalent : humilier et déshumaniser. Dans ce cas, il n’y avait aucune différence entre le soldat allemand et l’israélien. Tout au long de cet été de 1985, j’ai vu d’autres incidents semblables : jeunes hommes palestiniens dans la rue, forcés par des soldats Israeliens à se mettre à quatre pattes et à aboyer comme des chiens ou à danser.

À ce point critique, ma première rencontre avec l’occupation était la même que ma première rencontre avec l’ Holocauste, avec le nombre sur le bras de mon père. Elle a délivré le même message: le démenti de l’humanité de quelqu’un. Il est important de comprendre les différences de nombre, d’échelle, d’horreur entre l’Holocauste et l’occupation et d’être prudent avec les comparaisons, mais il est également important de reconnaître les similitudes là où elles existent.

En tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste j’ai toujours voulu être capable d’éprouver et de sentir certains aspects de ce que mes parents ont endurés, et bien sur ! c’était impossible. J’ai écouté leurs histoires, voulant toujours en savoir plus, et j’ai partagé leurs larmes. Souvent j’aurai voulu me poser la question de savoir ce qui s’éprouve sous la pure terreur? À quoi elle ressemble? Que signifie pour quelqu’un perdre instantanément et de façon atroce toute sa famille, ou voir tout son mode de vie s’éteindre irrévocablement? J’essayais de m’imaginer à leur place, mais c’était impossible. C’était hors de ma portée, insondable .

Ce ne fut qu’en vivant sous l’occupation avec des Palestiniens que j’ai trouvé au moins une partie des réponses à quelques unes de ces questions. Je ne recherchais pas ces réponses; elles sont tombées sur moi. J’ai appris, par exemple, à quoi ressemblait la terreur pure par mon ami Rabia, dix-huit ans, glacé d’effroi et en proie à des tremblements incontrôlables, figé au milieu d’une pièce que nous partagions dans un camp de réfugié, incapable de se mouvoir, alors que les soldats israéliens essayaient démolir la porte de notre abri. J’ai ressenti la terreur en regardant les soldats israéliens cogner le ventre d’une femmes enceinte qui leur avait fait le V. de la victoire, alors que paralysée de peur je n’ai rien pu faire pour l’aider. J’ai pu plus concrètement comprendre la signification de la perte et du déplacement quand j’ai observé les sanglots d’un homme adulte et entendu les cris des femmes pendant que les bulldozer de l’Armée israelienne israéliens d’armée détruisaient leur maison et tout ce qu’elle comprenait parce qu’elle avait été construite sans le permis que les autorités israeliennes avaient refusé de leur donner.

C’ est peut-être dans la notion de maison et d’abri que je trouve le lien le plus profond entre les Juifs et les Palestiniens, et peut-être, l’illustration la plus douloureuse de la signification de l’occupation. Je ne puis commencer à décrire combien il est horrible et obscène d’observer la destruction délibérée de la maison familiale devant ceux qui regardent impuissants, sans moyens de l’arrêter. Pour les Juifs comme pour les Palestiniens, une maison représente bien plus qu’un toit au-dessus de leur tête ; elle représente la vie même. Parlant de la démolition des maisons palestiniennes, Meron Benvenisti, historien israélien et universitaire, écrit :

Il serait difficile d’exagérer la valeur symbolique d’une maison pour un individu chez qui la culture de l’errance et de l’enracinement à venir sur une terre est si profondément enraciné dans la tradition, pour un individu dont les mythes nationaux sont basés sur la tragédie du déracinement hors d’une patrie volée. L’arrivée d’un fils premier-né et la construction d’une maison sont les événements centraux dans la vie d’un tel individu parce qu’ils symbolisent la continuité dans le temps et l’espace physique. Et avec la démolition de la maison de l’homme vient la destruction du monde.

L’occupation des Palestiniens par Israel est le noeud du problème entre les deux peuples, et il le demeurera ainsi jusqu’à ce qu’elle finisse. Pendant les trente-cinq dernières années, l’occupation a signifié la dislocation et la dispersion; la séparation des familles; la négation de tous les droits humains, civils, légaux, politiques, et économiques qu’impose un système de gouvernement militaire; la torture de milliers d’êtres; la confiscation de dizaines de milliers d’acres de terre et le déracinement de dizaines de milliers d’arbres; la destruction de plus de 7.000 maisons palestiniennes; l’instauration de règlements israéliens illégaux sur les terres palestiniennes et le doublement de la population de colons au cours des dix dernières années; le minage de l’économie palestinienne d’abord et maintenant de sa destruction; la fermeture; lecouvre-feu; la fragmentation géographique; l’isolement démographique; et la punition collective.

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L’occupation des Palestiniens par Israel n’est pas l’équivalent moral du genocide nazi des juifs. Mais elle ne doit pas l être. Non, ceci n’est pas un genocide, mais c’est la répression, et elle est brutale. Et elle est devenu effrayante, normale. L’occupation c’est la domination et la depossession d’une personnes par d’autres. Elle concerne la destruction de leur propriété et la destruction de leur âme. L’occupation vise le coeur, et refuse aux Palestiniens leur humanité en leur refusant le droit de déterminer leur existence, de vivre une vie normale dans leurs propres maisons. L’occupation c’est humiliation. C’est le désespoir et la détresse. Et tout comme il n’y a aucune équivalence ou symétrie morale entre l’ Holocauste et l’occupation, il n’y a aucune équivalence ou symétrie morale entre l’occupant et occupé, quelle que soit notre propension à nous les Juifs à nous considérer comme des victimes.

Et c’est à partir de ce contexte de privation et de suffocation, maintenant en grande partie oublié, que les terrifiants et ignobles attentats-suicides ont émergé et ont pris les vies de nombres d’innocents. Pourquoi les Israéliens innocents, et parmi eux ma tante et ses petits-enfants, devraient-ils payer le prix de l’occupation ? Pas plus que les colonies, ou les maisons rasées, et les barrages qui les ont précédées, les attentats- suicide n’ont pas toujours été là.

La mémoire dans le Judaism — comme toute la mémoire — est dynamique et non statique. Elle comprend des voix multiples et évite l’hégémonie d’une seule. Mais dans le monde de post-Holocaust, la mémoire juive a failli – et même échoué – en un point critique : elle a exclu la réalité de la douleur des Palestiniens et la culpabilité des Juifs en la matière . Comme peuple, nous n’avons n’avons pas fait le lien entre la création de l’Israel et le déplacement des Palestiniens. Nous n’avions pas envie de voir, encore moins de nous rappeler, que trouver notre place signifiait faire perdre la leur aux Palestiniens. Peut-être qu’une des raisons de la férocité du conflit est qu’aujourd’hui les Palestiniens insistent pour que leur voix s’entende en dépit de nos efforts continus et désespérés pour la couvrir.

Au sein de la communauté juive on a toujours considéré comme une forme d’hérésie le fait de comparer les actions ou les politiques israéliennes à ceux des Nazis, et certainement il convient d’être prudent en ce domaine. Mais que signifie donc le fait que les soldats israéliens peignent des numéros d’identification sur les bras des palestiniens; que des jeunes hommes et des garçons palestiniens d’un certain âge sont sommés, par des haut-parleurs israéliens, de se rassembler sur la place des villes; que des soldats israéliens reconnaissent tirer sur des enfants palestiniens par sport; que certains morts palestiniens sont enterrés dans des tombes collectives tandis que d’autres corps sont laissés dans des rues des ville et les allées des camp parce que l’armée ne permet pas l’enterrement approprié; que certains fonctionnaires israéliens et certains intellectuels juifs réclament publiquement la destruction de villages palestiniens en représaille à des attentats-suicides ainsi que le transfert de la population palestinienne hors de la rive occidentale du Jourdain et hors de Gaza; que 46 pour cent des Israéliens sont en faveur d’un tel transfert et que le transfert ou l’expulsion devient une partie légitime du discours populaire; que les fonctionnaires du gouvernement parlent du « nettoyage des camps de réfugié « ; et que l’un des principaux intellectuels israéliens réclame la séparation hermétique entre les Israéliens et les Palestiniens sous forme d’un Mur de Berlin, sans s’inquiéter de savoir s’il n’aura pas comme conséquence que les Palestiniens mourront de faim.

Que sommes-nous supposés penser quand nous entendons ceci ? Et ma mère qu’est-elle censée penser ?

Dans le contexte de l’existence juive aujourd’hui, que signifie préserver le caractère juif de l’Etat de l’Israel ? Cela signifie-t-il préserver une majorité démographique Juive par tous les moyens et une domination Juive continue sur les Palestiniens et leur terre ? Quel est le discours que nous, comme peuple, nous créons, et quelle sorte de voix cherchons-nous? Quel sens donnons-nous, comme des juifs, à l’abaissement et à l’humiliation des Palestiniens ? Qu’y a-t-il au centre de notre morale et de notre discours éthique? Quelle est la source de notre héritage moral et spirituel? Quelle est la source de notre rédemption? Le processus de créer et de reconstruire est-t-il fini pour nous ?

Je veux finir cet essai avec une citation d’Irena Klepfisz, un auteur ayant survécu, enfant, au ghetto de Varsovie, grace à son père qui a réussi à la faire échapper avec sa mère, alors que lui-même partait mourir dans le soulèvement du ghetto.

« J’ai conclu que la seule voie pour rendre hommage à ceux que nous avons aimés, qui ont lutté, résisté et sont morts, c’est de se cramponner à leur vision et à leur fière révolte contre la destruction de la vie ordinaire de leur peuple. C’est cette révolte que nous devons maintenir vivante dans notre vie quotidienne et appliquer à toutes les situations, et qu’importe que ce soit des juifs ou que ce soient des non-juifs qui y soient impliqués. C’est cette révolte que nous devons employer pour nourrir nos actions et notre vision toutes les fois que nous voyons des signes de déchirement de la vie quotidienne: l’hystérie d’une mère accablée par la mort de son fils adolescent descendu; une famille assommée devant sa maison vandalisée ou démolie; une famille séparée, déplacée; des lois arbitraires et injustes qui exigent de fermer ou d’ouvrir des magasins et des écoles; l’humiliation d’un peuple dont la culture étrangère est posée comme inférieure; des gens sans maison et sans citoyenneté; un peuple vivant sous gouvernement militaire. Suite à notre expérience, nous reconnaissons ces démons comme des obstacles à la paix. Et c’est au moment de cette reconnaissance que nous nous rappelons le passé, et ressentons la révolte qui a inspiré les juifs du Ghetto de Varsovie et leur a permis de nous guider dans les luttes d’aujourd’hui ».

Pour moi, ce sont ces mots qui définissent la vraie signification du Judaisme et des leçons que mes parents ont cherché à me donner.

Traduit par L.S