Appel pour la libération des corps et la dissension politique

Dans une leçon au Collège de France de 1978, Foucault écrit que l’art du gouvernement « a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir, l’économie politique, pour instrument essentiel, les dispositifs de sécurité». Si cela est bien le plan à l’intérieur duquel nous évoluons, nous assistons aujourd’hui à un redéploiement des dispositifs de sécurité, une régression autoritaire de la société italienne et européenne, imperceptible autant que généralisée. Le conflit est pathologisé et intériorisé et toute politique positive, toute pratique de gestion autonome des corps, des relations, des territoires, sont réprimées. Nous sommes particulièrement troubléEs et préoccupéEs par la répression brutale dont sont victimes les activistes du mouvement No Tav en Vallée de Susa. Accusés de terrorisme (selon la législation toujours en vigueur depuis les années 1970), quatre jeunes militants, Claudio, Chiara, Mattia et Niccolò, sont  en prison depuis décembre 2013. Cinquante-quatre autres activistes du mouvement No Tav sont actuellement jugés pour les faits relatifs aux manifestations du 27/6 et du 3/7/2011. Ces procès en cours auprès de la IVème Section du Tribunal de Turin, se déroulent dans des conditions qui violent gravement les droits de la défense comme l’ont dénoncé les avocats des inculpés ayant constaté « l’impossibilité objective de garantir l’exercice serein et effectif du droit de la défense ».

Il en est de même dans d’autres villes italiennes : au cours des derniers mois, à Milano, à Bologne, à Padoue, à Rome, à Treviso,  et à Naples, des ordonnances « d’interdiction de séjour», « de détention à domicile », « d’obligation de signature » ont été prises à l’encontre de celles et ceux qui, plus ouvertement que les autres, ont manifesté leurs désaccords politiques.

La mise en œuvre de ces mesures violentes nous révèle les traits d’un pouvoir qui a changé de nature. Répressif, lointain et donc « extérieur » aux cultures, aux corps, aux visages, ce nouveau pouvoir est en même temps proche, « intime » et diffusé par capillarité, capable de favoriser à l’adhésion à la norme ou prêt à écarter, emprisonner et expulser tout élément inadaptable.

Une vallée entière et toute sa population résistent depuis vingt ans à la destinée qui lui assignent les logiques de l’exploitation néolibérale intensive du territoire. Une logique sourde à tout désir, insensible aux besoins de la vie et au respect de l’environnement, obsédée par la rationalisation capitaliste de l’existence et le calcul des investissements les plus rentables. C’est face à cette logique aveugle, arbitraire et autoritaire qui voudrait tout soumettre aux seuls intérêts économiques que les communautés de la Vallée de Susa ont mis en jeu leurs corps et sont de devenues un modèle de résistance opiniâtre aux raisons du capitalisme financier, et ce en Italie comme au-delà des frontières nationales.

Des règles scélérates autorisent l’emprisonnement de jeunes militants au motif que « l’action terroriste est apte à dénaturer l’image de l’Italie ». Et, aspect particulièrement significatif, nous nous trouvons face à la revendication publique du côté obscène de cette répression, avec la complicité des médias principaux et d’une bonne partie de la classe intellectuelle italienne (avec des rares, mais significatives, exceptions).

C’est pourquoi les signataires de cet appel demandent la libération immédiate des militants emprisonnés sur la base d’accusations instrumentales et exorbitantes. Nous pensons que la multitude qui se soulève en Vallée de Susa ne fait que transgresser la logique dominante du « capital humain ». Ces jeunes mettent en jeu leur vie, en refusant l’idée que la liberté ne serait que l’acceptation d’un choix  contraint ; ils ont soustrait leur liberté au calcul, pour la confier à l’accomplissement d’une idée.

Il n’y a pas de politique qui ne commence par de tels éclairs, nous le rappelons. Ce sont les éclairs de l’intelligence et du courage indomptable de l’humanité, les seuls capables de faire trembler la soi-disant solidité du biopouvoir contemporain. Nous pensons que l’avenir de la politique réside dans la fidélité à ces éclairs auxquels quiconque peut participer, pourvu qu’il soit disposé à se mettre  en jeu.