En avril 2013, la prison de Condé-sur-Sarthe était inaugurée par Taubira, ministre des tribunaux et des prisons. Cette taule est le résultat de plus de douze années d’études ministérielles sur les types d’établissement censés tenir enfermés des prisonniers désignés difficiles et condamnés à de très longues peines.
Soixante-dix personnes y sont incarcérées dans deux bâtiments parfaitement hermétiques. La prison en compte trois, mais ne fonctionne pas encore à plein, elle est à un stade « expérimental ».

Tout est conçu pour que les prisonniers se croisent le moins possible et en tout petit nombre. Les activités, les promenades se font à sept, grand maximum. Cette prison dernier-cri est conçue sur le modèle d’un grand quartier d’isolement (QI), la version ultra-moderne des anciens quartiers de haute sécurité (QHS).
Depuis son ouverture, les « incidents » se succèdent pour une raison simple : elle est invivable, et les prisonniers demandent leur transfert dès leur arrivée dans ce mouroir high-tech. Le QI et le mitard sont pleins en permanence.
La nouvelle directrice de l’administration pénitentiaire (AP), Isabelle Gorce, est venue en janvier 2014, neuf mois après l’ouverture, expliquer aux matons le projet de cette prison mais trop tardivement pour leurs syndicats : l’AP a été obligée de suspendre le processus et de ne pas prévoir de nouvelles arrivées de prisonniers avant avril 2014.
Condé, tout comme Vendin-le-Vieil, sa réplique en cours d’ouverture, doivent être fermées immédiatement, c’est ce qui se dégage des premiers témoignages des prisonniers et de leurs familles.

Les mouvements des derniers mois

Déjà cet été, plusieurs mouvements de contestation avaient secoué quelques prisons : Bourg-en Bresse, Blois, Châteaudun, Bois-d’Arcy, pour celles que l’on connaît.
Loin d’être des « mouvements d’humeur » comme l’ont présenté les médias, ils étaient tous au moins l’expression d’une dénonciation de la politique de refus des aménagements de peine, des rejets des demandes de transfert, de l’absence de soins, etc.

Depuis le début du mois de décembre, une nouvelle série de mouvements, individuels et collectifs, ébranlent le système pénitentiaire. Ce n’est pas la première fois que cela se produit : au début des années 1970, une vague d’émeutes sans précédent avait littéralement mis à mal tout l’édifice carcéral.
De nombreux prisonniers, sur l’ensemble du territoire, soutenus à l’époque par des intellectuels et des militants, avaient remis en question des conditions de détention archaïques, en complet décalage avec les évolutions récentes de la vie à l’extérieur : l’AP continuait à censurer les journaux à coups de ciseaux avant de les laisser rentrer, et distribuait du pain sec en guise de repas…

Tout laisse à penser qu’aujourd’hui les prisonniers et les prisonnières se trouvent à nouveau face à une impasse mise en place par le système carcéral et judiciaire : en plus de trente ans, le pouvoir a fabriqué, à coups de lois successives de plus en plus répressives, de durcissement du code pénal et de construction de centres pénitentiaires de plus en plus sécuritaires, une situation de non-retour pour celles et ceux qui ont à subir des peines infinies.

En décembre, presque tous les jours, des événements graves se sont produits dans plusieurs prisons. Certains nous ont été directement relatés par des prisonniers ; nous n’avons été informés de certains autres que par les médias.
Au début du mois, des prisonniers se sont mutinés au centre de détention d’Argentan, brûlant une aile de la prison, détruisant des caméras de vidéosurveillance et résistant à l’assaut des Eris venus pour les mater.
A la prison de haute sécurité de Condé-sur-Sarthe, inaugurée en avril 2013, les incidents se sont succédé sans cesse jusqu’à la mi-décembre. Des prisonniers du bâtiment 2 ont refusé de regagner leur cellule ; un maton a été pris en otage par deux prisonniers à la fin du mois ; le lendemain, des prisonniers ont à nouveau refusé de regagner leur cellule ; quelques jours plus tard, un autre surveillant a été « poignardé » avec une arme artisanale, le surlendemain le directeur adjoint a reçu quelques coups de « pic » dans la figure… La réponse a été immédiate à chaque fois : intervention des Eris et procès en comparution immédiate, dans des conditions expéditives à la limite du cadre légal, parfois en l’absence de l’inculpé et sans prévenir son avocat. Pour ceux qui ont déjà été jugés, les peines prononcées sont lourdes et s’ajoutent aux condamnations précédentes sans aucune possibilité de confusion de peines : huit ans pour les « preneurs d’otage », trois et quatre ans pour les coups de « poinçon ».

Le même mois, plus d’une soixantaine de prisonniers de la centrale de Moulins ont d’abord bloqué la promenade pour protester contre les conditions de travail aux ateliers, puis ils ont refusé de regagner leurs cellules deux jours de suite. Seule réponse : les Eris, et le transfert des quatre que l’AP a désignés comme meneurs.
Aux Baumettes, à Marseille, la directrice de la maison d’arrêt (MA) pour hommes a été prise en otage par un prisonnier.

Quelques jours après, c’est une psychologue de la MA de Toul qui a été prise en otage par un prisonnier à l’aide d’une brosse à dents taillée en pointe. A chaque fois, tout le gratin s’est déplacé : préfet, directeur départemental de la sécurité publique, procureur local… et puis les Eris, le GIPN et le GIGN.
La violence de ces robocops est évidemment sans commune mesure avec les actes quasi désespérés de personnes qui pour la plupart ne demandent que la simple application du code de procédure pénale.
Quand un prisonnier entreprend la prise d’otage d’un personnel pénitentiaire, il sait que ce qui l’attend, c’est le passage à tabac, le mitard, le transfert, des années de QI et une condamnation au pénal ; bref une répression sans pitié. Il faut être poussé à bout pour en arriver là. C’est qu’il n’a pas d’autre moyen de se faire entendre par une administration indifférente à toutes ses demandes.

La réalité quotidienne de l’univers carcéral, c’est l’absence d’interlocuteur, le mépris et l’humiliation – à des années-lumière des discours de façade de Taubira, l’actuelle ministre des tribunaux et des prisons, et consorts sur la réinsertion, le droit des prisonniers, la concertation et autres foutaises.

Administrer et gérer les peines infinies

Les motifs sont en fait toujours les mêmes : d’abord l’absence d’aménagements de peine, puis la fermeture des cellules, qui, dans les centrales, restaient ouvertes pendant la journée avant 2003, l’impossibilité de se faire soigner et d’obtenir des transferts ou des rapprochements familiaux.

Les tribunaux prononcent des peines de plus en plus longues. Souvent, les prisonniers voient encore leur peine s’allonger parce qu’ils sont condamnés pour avoir contesté collectivement ou individuellement leurs conditions de détention, pour avoir tenté de s’évader, ou tout simplement pour avoir utilisé un téléphone portable ou fumé des joints. Les juges d’application des peines (JAP) leur font miroiter une sortie possible en échange d’un comportement servile : respecter l’autorité de la matonnerie, payer les parties civiles, présenter un projet de réinsertion.
Même s’ils souhaitaient suivre toutes ces injonctions, les prisonniers seraient bien embêtés : du travail à l’intérieur, il n’y en a pas, le peu qui est proposé est à peine payé, et c’est difficile de subir constamment l’arbitraire de matons provocateurs sans réagir. Quant à la réinsertion, comment des personnes condamnées à des années de prison pourraient-elles l’envisager alors que dehors, même sans casier judiciaire, il n’y a pas de boulot ?
La réalité de « l’exécution des peines », c’est qu’on est jugé en permanence par les tribunaux d’application des peines, et évalué par des psychiatres, et observé par des gradés de l’AP…

Et même les plus obéissants voient rejeter presque systématiquement leurs demandes de permissions et de libérations conditionnelles. Quant aux réductions de peine, elles n’ont cessé de diminuer depuis trente ans ; les grâces il n’y en a plus, les amnisties non plus. De plus en plus de prisonnières et prisonniers ne voient pas – ou plus – la fin de leur peine.

Avant 2003, dans toutes les centrales, la coutume était de laisser les portes des cellules ouvertes pendant la journée pour permettre aux prisonniers de circuler un peu, d’aller sur le terrain de sport, à la bibliothèque, ou tout simplement de se retrouver dans une cellule pour manger ensemble, discuter…
Depuis, en vue de l’accroissement programmé de la population carcérale, les directives ministérielles ont imposé l’application du régime des portes fermées. Le fonctionnement des centrales s’est rapproché ainsi de celui des MA : des horaires stricts pour les promenades et de rares activités limitent au maximum déplacements et rapports sociaux – pourtant déjà réduits – avec une peine infinie pour tout horizon.

C’est pourquoi, en même temps, étaient créés les Eris : des brigades de surveillants armés, cagoulés et dotées de tout l’arsenal répressif disponible jusqu’aux armes de guerre : riot-gun, et grenades de désencerclement. Ils interviennent au moindre prétexte, protégés dans leurs exactions par leur anonymat, les murs et l’éternel silence de l’AP.

Le laboratoire de Condé

Toutes les nouvelles prisons sont dotées de moyens technologiques de surveillance ultramodernes : Condé-sur-Sarthe qui est la plus récente compte plusieurs centaines de caméras permettant de suivre tous les mouvements des 70 prisonniers.
L’ouverture des portes des cellules se fait électroniquement afin de limiter autant que possible les contacts entre enfermeurs et enfermés. Toute circulation est impossible d’un bâtiment à l’autre. Dans chaque unité, les prisonniers ne se croisent qu’en très petit nombre : les cours de promenade minuscules sont prévues pour sept personnes ; même chose pour les quelques activités proposées.

Ces établissements sont en fait conçus comme des QI à plus grande échelle. Il faut ajouter à tout ça l’administration massive de tranquillisants, de gré ou de force : sous forme de cachets, ou d’injections pour les plus récalcitrants.

Il est clair que l’AP est en train d’expérimenter une gestion ultrasécuritaire de l’enfermement de prisonniers condamnés à des peines de plus en plus longues : les « récalcitrants » dans de QI tels que les quartiers maison centrale de Réau, d’Annoeullin ou la prison de Condé-sur-Sarthe, et les autres dans les nouveaux centres de détention à régime différencié.
Le pari délirant de ce gouvernement, dans la parfaite continuité des précédents, est de parvenir à garder des hommes et des femmes qui n’ont plus rien à perdre sans que ceux-ci ne se révoltent ou ne cherchent à s’évader.

Médias, matons, direction

Fidèles serviteurs du système, les médias dressent de ces mouvements un tableau caricatural ; ils font mousser les interventions démesurées des forces de l’ordre et prennent invariablement leurs informations auprès des responsables syndicaux de l’AP. Pas question de faire entendre la moindre parole des prisonniers, de leurs familles, de leurs proches, ni même de leurs avocats – sauf s’ils mangent à la gamelle du pouvoir.
Pas un mot sur la fonction de ces nouvelles taules, sur la politique judiciaire de l’allongement des peines ou la réalité concrète de la détention : rien en somme sur ce qui produit cette violence. Les prisonniers sont dépeints comme des bêtes dangereuses hors du monde et de la société. Le subterfuge est toujours le même : individualiser, isoler et séparer pour que personne au dehors ne puisse se reconnaître dans le combat des prisonniers.

Les syndicats de matons avancent leurs pions, profitant de la situation pour légitimer leur fonction et imposer leurs points de vue et leurs mots d’ordre. Pour justifier leurs revendications, ils se présentent comme les éternelles victimes, mal payés, mal considérés… Espérant presque un drame de nature à justifier une répression immédiate et impitoyable et un durcissement du régime pénitentiaire, ils provoquent, ils poussent à bout des prisonniers déjà exaspérés. Toutes étiquettes confondues (CGT, Ufap, FO…), ils réclament plus de personnel – alors qu’à Condé, par exemple, ils sont 180 pour 70 prisonniers –, des salaires plus élevés, plus de « matériel », de moyens sécuritaires à leur disposition.

Côté ministère, l’obsession, c’est de prévenir toute évasion ; l’argent n’est pas pour les augmentations de salaire parce que le budget passe avant tout dans la sécurité. Alors les directeurs laissent les matons exercer leur pouvoir à leur guise. Les surveillants exigent la suppression de la loi pénitentiaire de 2009 car ils osent prétendre qu’elle donne le pouvoir aux prisonniers.
Ils opposent leurs conditions de vie à celles des prisonniers, comme s’ils n’avaient pas déjà tout pouvoir sur eux. Ils prétendent que les directives les empêchent de pratiquer des fouilles à nu alors qu’elles restent une pratique courante, et souhaiteraient même pouvoir fouiller officiellement les familles. Ils demandent le retour aux cellules fermées alors qu’elles le sont déjà…

Dehors, dedans

Partout l’insupportable est banalisé : dehors, on licencie des ouvriers du jour au lendemain en leur jetant quelques miettes tandis que les patrons s’octroient des « dédommagements » colossaux, des employés de grandes entreprises sous pression se suicident, des chômeurs s’immolent devant leur antenne Assedic sans choquer personne, ou presque ; alors à l’intérieur l’AP peut bien laisser crever des prisonniers malades sans qu’il y ait de réactions.
Pour les prisonniers, c’est presque une honte de mettre des mots sur ce qui se passe à l’intérieur des murs, comme s’ils craignaient de passer pour des « victimes ». Pas de dénonciation des exactions constantes des Eris, des passages à tabac, encore moins des mises à l’isolement qui est pourtant maintenant qualifié de « torture blanche » même par des institutions internationales reconnues. Rien non plus sur la réalité de « l’exécution des peines ».
Pour pouvoir envisager d’organiser un soutien extérieur, il est essentiel que les prisonniers donnent le plus de témoignages possible : courriers, parloirs, coups de téléphone, rencontres avec les proches…
L’important, c’est de parvenir à expliquer les causes de ces mouvements, de cette colère, de ces actes parfois désespérés, pour empêcher le discours médiatique de les réduire à des explosions de violence aveugle ou de simples pétages de plombs.

Il ne s’agit pas seulement de rédiger une plainte solitaire, mais de dénoncer collectivement le fonctionnement d’un système carcéral dont la fonction est de briser les individus. Il n’y a pas si longtemps, lors de chaque mouvement important, les prisonniers se donnaient les moyens de rédiger et de diffuser une plateforme de revendications. Non seulement cela donnait de l’envergure à leur action, mais ça la rendait compréhensible par tous et l’inscrivait dans les luttes sociales qui tentent d’ébranler ce monde capitaliste.

En 2001, les prisonniers de la centrale d’Arles concluaient ainsi un long communiqué dans lequel ils dénonçaient aussi bien la longueur des peines que la vie quotidienne dans les centrales-mouroir :

« Enfin nous souhaitons adresser un message à tous les jeunes des cités, à tous les enfants du prolétariat et du sous-prolétariat, à tous ceux et celles appartenant à la classe des sacrifiés du système. Hier, vos parents et grands-parents, nos parents et grands-parents étaient transformés en chair à canon, envoyés au front pour y défendre des intérêts qui n’étaient pas les leurs. Aujourd’hui, c’est le destin de chair à prison qui nous est offert, qui vous est offert. Refusez cette tragédie, refusez cette logique. Prenez conscience de tout cela avant qu’il ne soit trop tard. Car les portes des prisons se referment de plus en plus sur vous et de plus en plus longtemps, alors que les vrais délinquants, ceux qui vivent sur le dos de la misère, de notre misère, de toute leur arrogance, se goinfrent en rigolant de nos malheurs, de nos vies sacrifiées. »

Chaque nouveau mouvement en prison est à mettre en relation avec ceux qui se sont multipliés depuis quelques mois ; tous sont la conséquence de la politique d’enfermement et de contrôle mise en place depuis plusieurs décennies ; ils disent le refus global de cette société qui enferme de plus en plus ceux qui gênent son fonctionnement.
Les tenants du pouvoir ne s’y trompent pas : dedans comme dehors, le moindre conflit est devenu un délit passible d’une condamnation pénale. Une « prise d’otage » en prison, qui n’est en fait que la conséquence du mépris constant du personnel pénitentiaire,est lourdement punie ; dehors, lorsque des ouvriers retiennent leur patron dans son bureau, ils sont jugés pour« séquestration ».

On ne peut pas en rester à la question de l’absence d’aménagement de peines dans tel ou tel établissement : c’est partout pareil ! C’est la même info qui revient de toutes les centrales, de tous les centres de détention. C’est une directive gouvernementale, quoi qu’en disent les services de communication de Taubira.
Condé-sur-Sarthe, c’est la dernière idée d’une justice qui a conçu et appliqué des condamnations délirantes, et qui doit désormais gérer cette politique de peines jusqu’à la mort.

Ce nouveau type de QHS ultramoderne permet de tirer l’ensemble du système pénitentiaire vers le « plus de sécuritaire ». Bien sûr, avec les prisonniers, il faut en exiger la fermeture ainsi que l’arrêt de la construction de Vendin-le-Vieil – sans oublier les quartiers maison centrale déjà existants, les centrales sécuritaires et les centres de détention.

On n’y arrivera pas si l’on ne parvient pas à être plus nombreux. Dehors, il faut rassembler des forces éparpillées pour parvenir à donner un écho à ce qui se passe. Il est urgent de rassembler le plus d’informations nécessaires sur la réalité de ce qui se passe à l’intérieur des murs, de les diffuser largement pour briser aussi bien le silence qu’un trop plein de descriptions mensongères véhiculées par les medias.
La solidarité est une arme qui ne peut être efficace que si elle est à l’oeuvre dedans et dehors à la fois.

Que la voix des incarcérés soit présente et active dans la société, qu’elle participe à la critique de ce système qui produit la misère et l’enfermement ; qu’elle ne soit jamais un alibi décoratif comme lors de la pitoyable « conférence sur le consensus ». Que disparaisse cette idée répandue que les prisonnières et prisonniers sont des sous êtres humains à qui on peut administrer les pires des châtiments.

P.-S.

Extrait de L’Envolée N° 38, février 2014
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