Zone d’Alliance Décisive

« Une émeute dégénère à Nantes. En milieu d’après-midi, ce samedi, en marge des violents heurts qui devaient se dérouler dans le centre ville de Nantes, un certain nombre de groupuscules non-violents ont tenté de déborder l’émeute. » C’est ainsi que s’ouvre sur le site du Jura libertaire le compte-rendu de la journée de mobilisation du 22 février pour cette « zone à défendre » si emblématique qu’est devenue Notre Dame des Landes (1). Cette façon de présenter l’événement a un double mérite : d’abord celui de restituer la logique qui était celle de l’événement lui-même. Même les plus mal informés pouvaient non seulement deviner, mais pour un grand nombre d’entre eux souhaiter qu’il y ait des « confrontations ». Si 2000 manifestants seulement ont ainsi exprimé leur colère, ce n’est pas parce que les autres, dans leur grande majorité, y étaient opposés. C’est avant tout parce qu’il faut beaucoup de courage pour s’exposer au type de blessures que peut infliger la police et notamment la BAC (il y a eu des mutilations diverses, notamment un nouvel éborgnement), et aux sanctions juridiques qui attendent ceux qui se font « interpeller » (plusieurs condamnations à la prison ferme). S’il avait été possible de surmonter la peur, c’est une bonne moitié d’entre eux qui aurait attaqué les locaux de Vinci.
L’autre mérite de l’article du Jura libertaire est de montrer incidemment que le discours médiatique est toujours plus homogène à celui du FN. C’est ce dernier qui dicte aux politiciens et aux journalistes la façon de parler des « problèmes » qui se posent à la « société » – Badiou insiste sur ce point depuis longtemps déjà. Lors des affrontements récents à Rennes à l’occasion de l’inauguration d’un local pour le FN, un de ses militants parlait de voyous qui étaient en train de mettre la ville « à sac et à feu » (2). Mais la grossièreté du FN ne doit pas faire oublier que c’est sur le fond de la même évidence morale – celle de la condamnation nécessaire des « comportements violents » – que tout le monde est censé percevoir les événements. Au lendemain de la manifestation du 22 février, les journaux ont parlé avec une belle unanimité d’une manifestation
qui a « dégénéré ». Libération nous a même refait le coup de la révélation (« Qui sont les Black blocs ? »). Les pseudo-spécialistes, jeunes thésards ou vieux journalistes, sont là pour entretenir l’aubaine du scoop perpétuel. A voir les plus récents articles, ils se mélangent un peu les pédales, mais personne ne leur en voudra : on n’attend d’eux aucune vérité, seulement les petites phrases qui leur permettent de tenir leur rôle, et de remplir quelques pages de papier journal.
La première chose à faire est donc de couper avec la posture FN et ses séquelles médiatico-politiques, et de ne plus faire semblant de se scandaliser lorsque des locaux ou des engins de chantier de Vinci sont brûlés, lorsque des vitrines de banque ou de boîtes d’intérim (car c’est aussi la gestion du travail précaire qui est en jeu) sont brisées ou lorsque des commissariats sont
incendiés. Ces actions constituent, la plupart du temps, un ensemble d’attaques
très ciblées et politiquement limpides.
De son côté, il est bien naturel que le pouvoir PS rejoue l’opération de dissociation que l’on connaît,
notamment à travers les discours toujours plus écœurants que nous servent le premier ministre et son ministre de l’intérieur – ou le préfet de Loire Atlantique : « La fête est gâchée, les organisateurs sont débordés par la frange radicale sur laquelle ils s’appuient depuis le début de ce mouvement » (3). De Gênes à Istanbul, d’Athènes à New York, l’enjeu premier pour la langue du pouvoir a toujours été de dissocier ce qui, sur le terrain, était parvenu à former une alliance, à organiser une manière d’occuper les lieux. On pensera tout d’abord aux occupations de place, de Madrid à Tunis, ou à l’occupation de la Zad de Notre-dame-des-Landes elle-même. Mais on pourra garder en mémoire le modèle de Seattle, avec les différentes « couleurs » de ses cortèges, symbolisant un certain type d’actions – des formes les plus pacifiques d’occupation de rue à des pratiques explicitement confrontationnelles. Ce type de distinction permet aussi des formes d’appui mutuel : une foule pacifique et festive peut rester près de lieux d’affrontements, moins par désorientation que comme protection active. Et au-delà des événements, choisir des voies officielles de protestation n’empêche en principe aucunement une sorte de transfert de légitimité aux formes plus radicales de lutte, à travers des déclarations franches de solidarité.
Même si certains se font inévitablement les relais de cette opération de dissociation, elle ne prend
cependant pas sur tout le monde. C’est ce qu’indique notamment la déclaration des organisateurs à l’issue de la manifestation du 22 février : « La préfecture avait choisi de mettre Nantes en état de siège et de nous empêcher d’être visibles dans le centre ville. C’est la première fois qu’on interdit à une manifestation d’emprunter le Cours des 50 Otages. Une partie du cortège est passée par l’île Beaulieu. Une autre a essayé de passer par le trajet initialement prévu et a fait face à une répression policière violente avec tir de flash ball, gaz lacrymogènes et grenades assourdissantes. Cela n’a pas empêché les manifestant-e-s de rester en masse dans les rues de Nantes jusqu’à la fin. Il existe différentes manières de s’exprimer dans ce mouvement. Le gouvernement est sourd à la contestation anti-aéroport, il n’est pas étonnant qu’une certaine colère s’exprime. Que pourrait-il se passer en cas de nouvelle intervention sur la zad ? Cette journée est un succès et les différentes composantes de la lutte restent unies sur le terrain » (4). Le président de l’Acipa, Julien Durand, souligne que « Si les gendarmes viennent [sur la Zad], il faudra qu’ils considèrent que nous nous sentons agressés » et que « La mobilisation se mettra en place dans toute la France » (5). Ce que confirme la déclaration commune de ces comités (6). Cette capacité à affirmer une communauté de lutte en dépit des tentatives de dissociation politique relayées par les médias est le signe d’un travail de liaison exemplaire.
Il faut donc redire ce qu’exemplifie ce moment important de l’histoire des luttes radicales en France
(qu’il ne faut pas séparer d’autres luttes, et notamment du mouvement NO TAV en Italie) : les radicaux, s’ils sont isolés, se trouvent à la merci d’une répression policière qui pourrait les
démanteler ; et des luttes trop soucieuses du respect des institutions civiles et des manifestations festives et pacifiques courent toujours le risque de rester dans la « grogne » (encore les vocables journalistiques) effectivement impuissante en tant que telle. La bonne nouvelle est que, en dépit de formes persistantes du déni, chacun semble le savoir de mieux en mieux.

Collectif pour l’intervention

(1) http://juralib.noblogs.org/2014//02/23/uneemeute-degenere-a-nantes
(2) http://www.ouest-france.fr/manif-anti-fn-retour-envideo-sur-une-soiree-de-heurts-violents-1916557
(3) http://www.liberation.fr/societe/2014/02/22/a-nantesnouvelle-manifestation-des-anti-aeroport_982204
(4) http://zad.nadir.org/spip.php?article2214
(5) http://www.liberation.fr/societe/2014/02/27/notredame-des-landes-les-anti-aeroport-prets-en-cas-dintervention_983497
(6) http://www.grenoble.indymedia.org/2014-02-26-ZADComunique-de-presse-inter105