I. L’intérêt dans le milieu politique pour les théories marxistes

Depuis un certain nombre d’années il existe un intérêt renouvelé pour les approches classiques, développées par l’humanité en général et par la classe ouvrière en particulier au cours de son histoire. Plus que jamais, plus profondément que jamais, on est à la recherche d’idées, de prises de position, d’approches et de méthodes qui peuvent constituer une réelle contribution dans le développement d’une alternative fondamentale au mode de production capitaliste, qui mène l’humanité dans une impasse, dans une spirale de crises et de guerres. Le capitalisme se trouve dans un état de crise permanente, le salariat mène l’humanité à l’abîme.

D’où le besoin de lire, de redécouvrir les théoriciens les plus importantes du mouvement ouvrier et des diverses organisations ouvrières, que ces dernières ont générés au cours de leur histoire. Les personnes et les organisations seraient trop nombreuses à mentionner, mais elles comprennent tout le panel de théoriciens du communisme de Marx à Bordiga et les organisations internationalistes de la IIIème Internationale au CCI.

A la fin des années 1960, il existait une atmosphère politique comparable à aujourd’hui, avec la différence qu’à l’époque, il existait encore beaucoup plus d’illusions sur les perspectives que le capitalisme pouvait encore offrir à l’humanité. Car au cours de sa reprise historique, «le caractère massif des combats ouvriers, notamment avec l’immense grève de mai 1968 en France et l’automne chaud italien de 1969, avait mis en évidence que la classe ouvrière peut constituer une force de premier plan dans la vie de la société et que l’idée qu’elle pourrait un jour renverser le capitalisme n’appartenait pas au domaine des rêves irréalisables. Cependant, dans la mesure où la crise du capitalisme n’en était qu’à ses tous débuts, la conscience de la nécessité impérieuse de renverser ce système ne disposait pas encore des bases matérielles pour pouvoir s’étendre parmi les ouvriers » (1) (Résolution sur la situation internationale du 18ème Congrès du CCI).

Bien qu’existaient de nombreux débats enthousiastes sur la destruction des rapports de production capitalistes, cela signifiait surtout qu’on voulait mettre fin à l’exploitation, à l’aliénation, à l’oppression, aux structures autoritaires et au racisme. Mais la question du travail salarié était à peine remise en cause. Ce qu’on recherchait n’était en fait pas beaucoup plus qu’un capitalisme à visage plus humain. On a beaucoup parlé de changements radicaux et structurels, mais quand on en arrivait là, cela se limitait souvent à une « marche vers les institutions ». Souvent, on cherchait la réponse aux questions qui se posaient auprès de théoriciens bourgeois comme Marcuse, Foucault, Habermas, Fanon, etc.

Cependant, une autre tendance se développait simultanément: en réponse à ce système parlementaire et syndicaliste pourri, et à la dictature stalinienne, un « communisme » sclérosé (2), qui s’était développée face à elle, est apparu une attirance pour des formes de démocratie où la classe ouvrière donnait le ton. De là, le regain d’intérêt à la fin des années 1960 pour les courants qui faisaient de la propagande pour l’autogestion, la démocratie des Conseils, ou pour l’une ou l’autre forme de syndicalisme de base. Ainsi, on redécouvre non seulement des anarchistes comme Kropotkine et Rocker, mais aussi des communistes de Conseils comme Pannekoek, Rühle, Mattick et Korsch.

Quand on évoque l’intérêt renouvelé pour les communistes classiques comme Marx, Engels, Lénine et Trotski, mais aussi pour les positions communistes de Conseils, il faut savoir exactement de quoi on parle. Car tous les communistes de Conseils n’ont pas les mêmes fondements, ni n’utilisent la même méthode. Ainsi, Anton Pannekoek, décédé il y a maintenant cinquante ans, surpasse de loin tous ses épigones qui ont parlé et parlent encore en son nom. Ce « classique » parmi les marxistes a sans nul doute acquis une importance comparable à celle de Rosa Luxembourg ou d’Amadeo Bordiga. Et le fait que, plus tard dans sa vie, dans la période la plus noire de la contre-révolution, il en soit arrivé à se contredire et à s’embrouiller dans ses contradictions n’y change rien. Anton Pannekoek était et est resté, même à un âge avancé après la seconde guerre mondiale, un vrai théoricien du socialisme d’abord, et du communisme ensuite, quelqu’un qui au cours de sa vie a fourni une contribution essentielle au développement de la méthode marxiste.

II. Le combat de Pannekoek contre l’opportunisme dans la deuxième et la troisième Internationale

Au début du 20ème siècle, il s’impose déjà comme défenseur des intérêts de la lutte ouvrière en menant le combat contre les tendances révisionnistes à l’intérieur du mouvement ouvrier néerlandais représentées par Troelstra. Avec Gorter, il dénonce radicalement toute collaboration avec des fractions libérales progressistes de la bourgeoisie au parlement. « Ni une attitude conciliante, ni la concertation, ni le rapprochement avec les partis bourgeois et l’abandon de nos revendications fondamentales ne sont les meilleurs moyens d’obtenir quelque chose, mais le renforcement de nos organisations, en nombre, en connaissance et en conscience de classe, de façon à ce qu’elles apparaissent à la bourgeoisie comme des forces toujours plus menaçantes et terrifiantes » (Anton Pannekoek et Herman Gorter, Marxisme et Révisionnisme, NieuwTijd, 1909).

Lorsqu’il se rendit en Allemagne en 1906, pour donner des cours à l’école du SPD, il entra rapidement en conflit avec la direction du SPD, en particulier avec Kautsky, sur l’importance d’une action de masse autonome des ouvriers. Avec Rosa Luxembourg, il défendit l’option de la grève de masse, contre la stratégie défendue par Kautsky, de ne pas tirer toutes ses cartouches en même temps et de mettre lentement la pression sur la bourgeoisie en menant des grèves locales démonstratives. « Quand nous parlons d’actions de masse, de leur nécessité, nous voulons désigner par là une activité politique extra-parlementaire de la classe ouvrière organisée, activité par laquelle elle agit directement sur la politique, au lieu de le faire par le truchement de ses représentants. Ces actions de masse ne sont pas synonymes d’action de « rue ». Même si les manifestations de rue en sont une expression, son expression la plus puissante, la grève de masse, peut aussi s’imposer quand les rues dont désertes. Les luttes syndicales qui mettent en branle d’emblée les masses mènent d’elles-mêmes à une action de masse politique. Envisagée sous un angle pratique, l’action de masse n’est rien d’autre qu’une extension du champ d’activité des organisations prolétariennes. » (Anton Pannekoek, Action de masse et révolution: Neue Zeit, XXX, 2e vol, 1912).

En 1911, il était le premier parmi les socialistes à réaffirmer, à la suite de Marx après la défaite de la Commune de Paris, que la lutte contre la domination capitaliste ne laissait aux ouvriers pas d’autre choix que la destruction de l’état bourgeois. “La lutte du prolétariat écrivait-il, n’est pas simplement une lutte contre la bourgeoisie pour le pouvoir d’Etat en tant que tel; c’est une lutte contre le pouvoir d’Etat… La révolution prolétarienne consiste à anéantir les instruments de la force de l’Etat et à les dissoudre (Auflösung) par les instruments de la force du prolétariat. (…) La lutte ne cesse qu’au moment où le résultat final est atteint, au moment où l’organisation de l’Etat est complètement détruite. L’organisation de la majorité a alors démontré sa prédominance en anéantissant l’organisation de la minorité dominante. » ( Cité dans Lénine: l’Etat et la révolution, 1917).

A l’éclatement de la guerre mondiale en 1914, il prit fermement position contre la trahison des leaders sociaux-démocrates dans la seconde Internationale: “Avec la croissance énorme du parti et des organisations syndicales, s’est développée l’armée des employés, des politiciens, des dirigeants et des fonctionnaires, qui en tant que spécialistes des formes de lutte traditionnelles se sont tellement identifiés à elles (…) qu’ils constituent un obstacle sur le chemin d’un développement ultérieur de la tactique. (…) Au lieu de la conquête du pouvoir de l’Etat, qui semble si lointaine et difficile, s’impose la pensée petite-bourgeoise que le capitalisme peut être rendu supportable par de petites réformes. Ainsi est né le réformisme, qui a supplanté la lutte de classe et a dominé les partis socialistes dans presque tous les pays d’Europe occidentale. (…) Et l’Internationale aussi a participé de cette dégénérescence. (…) Et lorsque vint le moment où les gouvernements voulaient la guerre, ni la force ni le courage n’étaient présents pour la lutte contre la guerre; l’internationalisme s’est envolé en fumée, et l’Internationale s’est effondrée comme une épave vermoulue. (…) La deuxième Internationale est morte; sans gloire, elle a péri dans l’incendie mondial. Mais cette mort n’est pas le fruit du hasard. Elle a simplement montré que l’Internationale ne pouvait survivre à elle-même. L’effondrement de l’Internationale est en même temps l’effondrement de la tactique, de la méthode, de la théorie qui l’avaient guidée: le parlementarisme.” (Anton Pannekoek, De ineenstorting van de Internationale, De Nieuwe Tijd, 1914).

Pendant la guerre, il devient sympathisant du ISD de Brême et du SPD aux Pays-Bas, et écrit des articles contre la politique de guerre. Dans une lettre à Van Ravensteyn datée du 22 octobre 1915, il explique ce qui l’a poussé à se lier à l’initiative de la Gauche de Zimmerwald. Car, malgré le caractère hétérogène de l’initiative, il se déclarait prêt “sur la demande de Lénine et Radek, à occuper avec Madame Roland Holst la fonction de rédacteur” de la publication de la Gauche zimmerwaldienne. Je serais “plus volontiers resté entre nous, avec des tenants de la même opinion”. Mais c’est maintenant “en discutant et en traitant les problèmes nouveaux, le moyen unique de répandre nos positions sur la tactique, l’impérialisme, l’action de masse, etc. parmi ceux qui seront amenés à prendre la direction des mouvements à venir” (B.A. Sijes, Anton Pannekoek, 1873-1960. Dans Anton Pannekoek, Herineringen, 1976, p. 41).

Par la suite, il a exprimé sa solidarité inconditionnelle avec les ouvriers russes lorsque ceux-ci, organisés en Soviets, ont pris le pouvoir en octobre 1917, et il a propagé la nécessité d’une révolution mondiale. “Ce que nous espérions est entretemps arrivé. Les 7 et 8 novembre, les ouvriers et les soldats de Petrograd ont renversé le gouvernement Kerenski. Et il est probable (…) que cette révolution va s’étendre à toute la Russie. Une nouvelle période commence, non seulement pour la révolution russe, mais pour la révolution prolétarienne en Europe. Pour la première fois depuis la Commune de Paris, le prolétariat, allié aux classes petites-bourgeoises, est maître du pouvoir d’Etat, non seulement dans une ville, mais dans un grand Etat. Pour la première fois, de véritables socialistes, formés de manière moderne, sont appelés à jouer un rôle de dirigeants dans l’organisation et la construction de la société. (…) En effet, une nouvelle ère commence” (Anton Pannekoek, La Révolution russe III, de Nieuwe Tijd, 1917 p. 560; La Révolution russe VIII, De Nieuwe Tijd, 1918 p. 125).

Mais son enthousiasme n’a pas duré très longtemps. La troisième Internationale était à peine constituée que les ouvriers révolutionnaires d’Allemagne étaient confrontés à une politique initiée par le KPD, qui devenait de plus en plus opportuniste. Alors que la majorité lançait le mot d’ordre “Sortez les syndicats!”, la direction du KPD commençait à mettre sur pied des syndicats “alternatifs” sous la forme d’organisations d’entreprises. Un peu plus tard, des négociations étaient entamées avec l’USPD centriste et enfin, il était décidé de reprendre le travail parlementaire. Tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec cela furent exclus du parti à la fin de 1919, et c’était la majorité du parti. Tout cela se déroula durant l’année 1919 et, dans la lutte contre cet opportunisme aussi, Pannekoek se positionna à l’avant-plan et défendit avec verve le caractère prolétarien du mouvement global contre son sabotage par la direction du KPD.

Lorsque la majorité exclue du KPD fonda en avril 1920 un nouveau parti, le KAPD, Pannekoek fut le grand inspirateur du programme de cette organisation politique. Dans ce programme étaient rassemblées les positions les plus importantes de la nouvelle période. Même si cela ne représente pas un texte individuel, mais le produit collectif de toute la gauche germano-hollandaise, il est important, étant donné le haut niveau de conscience de classe qu’il exprime, d’en citer quelques extraits: “Le capitalisme a fait l’expérience de son fiasco définitif, il s’est lui même historiquement réduit à néant dans la guerre de brigandage impérialiste, il a créé un chaos, dont la prolongation insupportable place le prolétariat devant l’alternative historique: rechute dans la barbarie ou construction d’un monde socialiste. (…) Conformément à ses objectifs maximalistes le KAPD conclut également au rejet de toutes les méthodes de lutte réformistes et opportunistes. ( …) A côté du parlementarisme bourgeois les syndicats forment le principal rempart contre le développement ultérieur de la révolution prolétarienne en Allemagne. (…)Plus l’idée de la lutte de classe internationale sera clairement conçue par le prolétariat, plus on mettra de conséquence à en faire le leitmotiv de la politique prolétarienne mondiale, et plus impétueux et massifs seront les coups de la révolution mondiale qui briseront en morceaux le capital mondial en décomposition. » (Programme du KAPD, avril 1921, Revue Internationale 97, 1999).

Bref, ses plus grandes contributions sur le plan politique dans la période précitée, la plus importante de sa vie politique, peuvent être résumées dans les points suivants:

• sa première contribution importante fut sa lutte contre l’opportunisme dans la deuxième Internationale. Il a plus ou moins prévu la trahison des organisations social-démocrates et anarchistes, qui dissociaient but et mouvement contre toute tradition marxiste;

• sa deuxième contribution importante a été la défense de l’internationalisme prolétarien contre l’hystérie nationaliste de la première guerre mondiale; sa collaboration à Zimmerwald, le développement d’une Gauche (travail d’opposition) en réponse à la dégénérescence de la deuxième Internationale; la lutte pour le pouvoir des Conseils ouvriers et sa collaboration à la fondation de la troisième Internationale;

• mais sa contribution sans doute la plus importante au marxisme, Pannekoek l’a laissée au travers de sa collaboration au développement des conséquences du cadre de la décadence du capitalisme pour les conditions de la lutte du prolétariat. Parce que les conditions historiques avaient changé suite à l’ouverture de la période de décadence, le parlement et les syndicats ne constituaient plus des moyens de lutte du prolétariat pour son émancipation. (Voir aussi: Buchbesprechung zu Cajo Brendels Anton Pannekoek – Denker der Revolution, Weltrevolution 12 & 130, année 2005).

III Comment a-t-il pu arriver à ces contributions et quelles faiblesses contiennent-elles malgré tout?

Il a été capable de fournir ces contributions en premier lieu, parce qu’il faisait partie du mouvement ouvrier organisé et qu’au sein de celui-ci, il menait la lutte d’une façon collective; en second lieu, parce qu’il se rattachait fermement à la méthode marxiste, en appliquant celle-ci à chaque nouvelle situation, dans les polémiques et les discussions avec ses camarades de lutte.

C’est pour cela qu’il a été capable de prévoir et de critiquer sans concession la trahison de la social-démocratie à la veille de la première guerre mondiale. Qu’il a réussi aussi à apprécier à sa juste valeur la signification de la Révolution russe et de la vague révolutionnaire de 1917-23. Enfin, Pannekoek était (exactement comme Rosa Luxembourg jusqu’à son assassinat en 1919) au début des années 1920, un défenseur, critique il est vrai, mais acharné de la Révolution d’octobre.

Son grand engagement et le sérieux de sa méthode ne l’ont cependant pas empêché, contrairement à ce qui s’est passé avec la deuxième Internationale, de tirer finalement des leçons erronées de l’échec de la Révolution d’octobre 1917 en Russie. En ce qui concerne celle-ci, il arriva finalement à la conclusion que les Bolcheviks avaient en fait dirigé une révolution bourgeoise. Pourquoi? Non seulement parce que dans la Russie de 1917 subsistaient encore des restes de féodalisme, des formes dispersées de production petite-bourgeoise, mais aussi parce que selon lui, Lénine n’avait pas bien compris la distinction entre matérialisme prolétarien et matérialisme bourgeois. (cf. John Harper (Anton Pannekoek), Lénine philosophe, 1938).

Mais c’est Lénine, dans ses fameuses Thèses d’avril de 1917, qui a démontré que la révolution prolétarienne se trouve seulement à l’ordre du jour de l’histoire quand les contradictions mondiales ont atteint un certain degré de maturité. Le fait que Pannekoek ait oublié ces leçons plus tard ne doit pas seulement être compris comme l’expression de sa déception et de son désarroi après la défaite de la révolution mondiale. Mais cela doit aussi et surtout être vu comme la conséquence de son énorme déception suite au dépérissement du bastion russe isolé, dans lequel il avait placé tous ses espoirs après l’effondrement de la lutte ouvrière en Europe occidentale. Dans la suite des années 1920, il avait placé toutes ses attentes dans la mise en place d’une économie communiste à l’Est, parce qu’il partait de l’illusion que cela permettrait de saper la domination de la classe bourgeoise à l’Ouest.

Malgré sa mésestimation de la Révolution d’octobre en Russie et même s’il était de plus en plus isolé du fait de la période de contre-révolution, il est resté fidèle à la tâche historique de la classe ouvrière et a continué à défendre:

• la nécessité d’une lutte autonome massive de la classe ouvrière, qui s’organise en comités de grève, conseils d’entreprises et d’autres formes qui puissent exprimer son unité dans la lutte contre la bourgeoisie;

• la signification d’une organisation politique qui « diffuse, étudie, discute la connaissance et la compréhension, formule des idées et essaie de clarifier la conscience des masses au travers de sa propagande » (Anton Pannekoek, Cinq thèses sur la lutte de la classe ouvrière contre le capitalisme, Southern Advocate for Workers Councils, Melbourne, n° 33, mai 1947).

IV La méthode matérialiste dialectique de Pannekoek

Pannekoek a démontré et confirmé sa maîtrise et sa contribution à la méthode marxiste au travers des différents ouvrages qu’il a écrits au cours de sa vie. Sa première contribution était « Marxisme et Ethique » en 1906 et sa dernière « L’Anthropogenèse » en 1945. Pendant toute cette période, il a approfondi une série de sujets différents sur base d’une approche méthodologique solide. Une méthode qu’en tant que communistes, nous devons conserver et défendre bec et ongles contre ce qu’en ont fait et tentent encore d’en faire ses épigones. Pour donner une idée de la profondeur, aussi bien que de la simplicité de la méthode de Pannekoek, citons le passage ci-dessous. Il y explique, non seulement comment l’être détermine la conscience, mais aussi comment la conscience à son tour influence l’être:

« On a souvent affirmé que la réalité dans la société humaine est quand même principalement de nature spirituelle, car l’homme est tout d’abord un être pensant et capable de volonté; partout (…) les relations humaines existent seulement parce que les hommes en ont plus ou moins conscience, par leur conscience, leurs sentiments, leur savoir et leur volonté. (…) La conception bourgeoise part du contenu spirituel de la conscience comme quelque sorte de donné, dont on n’a pas besoin de retracer l’origine plus en détail, et qui a sa source dans la « nature » de l’esprit ou dans l’existence d’un être spirituel abstrait en dehors de l’homme. Cette conception ignore le matérialisme historique ». (Anton Panekoek, Le matérialisme historique, De Nieuwe Tijd 1919, pp. 15 et 52; Anton Pannekoek, Parti, Conseils et Révolution, 1970, rassemblé et annoté par Jaap Kloosterman).

Alors que beaucoup de ses contemporains communistes de conseils se sont débattus avec cette question sans être capables d’en sortir, Pannekoek savait que le marxisme avait résolu depuis longtemps cette contradiction entre être et conscience, entre monde extérieur et monde intérieur, entre penser et sentir ici ou agir là.

«Donc, si Marx nous dit que l’existence sociale détermine la conscience, cela ne signifie pas que les idées actuelles sont déterminées par la société actuelle. La réalité sociale actuelle est un élément, le monde des idées constitué de la réalité précédente est un autre élément ; à partir de ces deux éléments surgit la nouvelle conscience comme l’expression des forces spirituelles qui s’influencent mutuellement (…). La conception marxiste part de la conviction que le contenu de la conscience doit s’être formé à partir d’un impact du monde réel, et il en cherche l’origine dans les conditions de vie antérieures des hommes. Et il n’en est pas seulement ainsi pour la conscience ; pour les autres propriétés de l’esprit aussi, dans les inclinaisons et les pulsions, dans les instincts et les coutumes, qui se cachent dans les profondeurs de l’inconscient et qui apparaissent comme une mystérieuse nature humaine innée, se manifestent les impressions héritées depuis des milliers d’années, depuis les temps les plus reculés» (14) Anton Pannekoek, Le matérialisme historique, De NieuwTijd 1919 pp. 15 et 52; Anton Pannekoek, Parti, Conseils et Révolution, 1970, rassemblé et annoté par Jaap Kloosterman.

Pannekoek ne pouvait développer le point de vue cité ci-dessus qu’en complétant et approfondissant le matérialisme historique développé par Marx et Engels, par les prises de position de Dietzgen (un social-démocrate de la première génération). Ce dernier avait essentiellement démontré comment le comportement des hommes s’explique par l’intervention et le fonctionnement de l’esprit humain: « Le matérialisme historique avait établi que la conscience est déterminée par l’être; il est vrai que pour les idées, il n’existe pas d’autres source que le monde extérieur pour le contenu réel (matériel) de l’esprit. Mais à ce stade, on n’avait pas encore répondu à la question du comment » (…) « L’esprit (c’est-à-dire la conscience) n’a pas d’autre matériel que les empreintes du monde; il les enregistre et les transforme en quelque chose d’autre, en quelque chose de spirituel, même en pensées et en concepts. Comment procède-t-il et en quoi consiste son activité, son mode de fonctionnement? Marx ne s’est pas vraiment occupé de la question de l’essence de l’être humain. Pour la connaissance de la société, la démonstration d’où l’esprit tirait son contenu, qu’il ne pouvait le puiser que dans le monde réel, était suffisante. Dès lors, la question de savoir quel est le contenu de l’esprit et quel est son rapport avec le matériel restait ouverte. Dietzgen a résolu ce problème. » (Anton Pannekoek: L’Oeuvre de Dietzgen, Neue Zeit, avril 1913).

Pour tout révolutionnaire actuel, l’œuvre de Pannekoek reste une référence essentielle, ne serait-ce que parce qu’il a, avec d’autres communistes de gauche, jeté un pont entre la fin de la deuxième Internationale social-démocrate et les débuts de la troisième Internationale communiste, dans une période qui s’étend de 1914 à 1919. Pour accomplir cela, comme nous l’avons expliqué ci-dessus, il a activement pris part à la diffusion de différentes voix éparses contre la guerre, comme celle des ISD (Internationale Socialisten Duitsland à Brème), du SPD aux Pays-Bas et en particulier des idées de ce qu’on a appelé la Gauche zimmerwaldienne.

Mais lorsqu’il a vu que la vague révolutionnaire venue de Russie, à cause de son isolement, se dirigeait vers une voie de garage et commençait à dégénérer de l’intérieur et de l’extérieur, il a décroché. Même s’il a déploré la liquidation du Nieuwe Tijd par le CPH (Parti communiste de Hollande), celle-ci a constitué pour lui une occasion de lever le pied. A partir du début des années 1920, encore plus que dans la période précédente, il va mettre l’accent sur le travail théorique, et il n’a jamais plus été membre actif d’un groupe révolutionnaire. « J’aspirais à tranquillement me réorienter et à rendre des comptes. Il s’agissait de nouveau, comme avant dans le socialisme et maintenant dans le communisme, de faire d’un parti aux principes purs une force et une puissance dans le mouvement ouvrier. A nouveau, c’est le réformisme opportuniste qui a pris le dessus sous l’apparence d’un puissant parti de masse, mais aujourd’hui de façon bien plus nocive que par le passé, plus superficielle, plus en décalage par rapport aux principes, plus démagogique, se parant du nom du marxisme tout en foulant aux pieds ce même marxisme… » (Anton Pannekoek, Mémoires, 1976, p. 208).

Cela ne signifie pas qu’il se tenait complètement à l’écart des organisations politiques du prolétariat, car, jusqu’à la deuxième guerre mondiale, il a maintenu un contact étroit avec le groupe communiste de Conseils GIC (Groupe des Communistes Internationaux) aux Pays-Bas. En plus de sujets d’actualité qui concernaient la lutte de la classe ouvrière à ce moment-là, il a consacré toute la période jusqu’à la deuxième guerre mondiale à trouver une explication à la trahison de la social-démocratie et aux raisons de la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23.

Pendant la deuxième guerre mondiale, le contact avec d’autres communistes révolutionnaires étaient pratiquement impossibles. Dès lors, il s’est uniquement consacré pendant ces cinq années à la réflexion théorique et à la réalisation d’un de ses ouvrages les plus connus : ‘Les conseils ouvriers’. Dès que le contact pouvait être rétabli avec les groupes révolutionnaires existants, comme par exemple avec le Ligue Communiste Spartacus en Hollande, il a repris la discussion de ses positions et de celles des autres.

V Son attachement inconditionnel à la lutte du prolétariat

Dans les différents écrits – courts pour la plupart – qu’il a produits après la guerre, il démontre à nouveau clairement où il se situe dans la lutte pour la défense des intérêts de classe du prolétariat, et dans ce cadre, par rapport à la tâche des minorités politiques conscientes, qui sont secrétées par la lutte historique de la classe. Non pas que les positions qu’il y défend sont toujours les plus développées, les plus avancées du moment ou même toujours orientées dans la bonne direction. Non pas qu’il lui arrivait d’hésiter par rapport au bon déroulement de la lutte pour une société où « on donne selon les besoins et on reçoit selon les capacités ». Mais il y montre que le combat pour le communisme lui tenait toujours à cœur. Il y révèle qu’il avait toujours confiance dans la capacité de la classe ouvrière à donner au cours de l’histoire un sens positif et à donner par sa lutte une perspective à l’ensemble de l’humanité.

A propos de la signification des grèves « sauvages », de l’importance de la solidarité prolétarienne et de la conscience qui s’y développent, il a écrit avec beaucoup d’engagement et de clarté. En partie, c’est à cause d’une vision erronée de sa part à propos de la perspective historique, qui à ce moment-là n’était certainement pas mûre pour une reprise généralisée de la lutte ouvrière. En partie, c’était toutefois aussi le résultat de la maturité et de la solidité de la méthode avec laquelle il analysait les événements quotidiens. « En Europe, en Angleterre, en Belgique, en France, aux Pays-Bas, et aux Etats-Unis aussi, des grèves sauvages éclatent, menées jusqu’ici par des petits groupes n’ayant ni clairement conscience de leur rôle social, ni des buts plus radicaux, mais faisant preuve d’une admirable solidarité. Elles affrontent le gouvernement de ‘Labour’ en Grande-Bretagne et sont hostiles envers le Parti Communiste au gouvernement en France et en Belgique. Les travailleurs commencent à sentir que le pouvoir d’Etat est maintenant leur plus important ennemi. Leurs grèves sont dirigées autant contre ce pouvoir que contre les patrons capitalistes. Les grèves deviennent un facteur politique ; et lorsque les grèves éclatent avec une intensité telle qu’elles paralysent des branches entières et ébranlent la production sociale en ses fondements, elles deviennent un facteur politique de première importance. Les grévistes n’ont peut-être pas l’intention d’être révolutionnaires, mais ils le sont – ni les grévistes ni même la plupart des socialistes ne s’en rendent compte. Et par nécessité, la conscience et la lucidité se formeront progressivement à partir de ce qui n’a été qu’intuitif, et rendront les actions plus directes et plus efficaces. » (Anton Pannekoek, Strikes, dans Western Socialist, janvier 1948).

A la fin de sa vie, Pannekoek résumait de plus en plus la tâche des minorités politiques conscientes de la classe comme une tâche d’éducation et d’information bien plus que comme une tâche propagandiste et de direction politique. Cependant c’est cette même conviction profonde de Pannekoek sur l’importance cruciale de la théorie, de la critique et de l’engagement révolutionnaires, qui l’amène encore une fois à expliquer ce qu’est la contribution des minorités à la lutte de la classe pour l’unité et pour le développement de sa compréhension dans les changements importants que sa lutte apportera à la société. « …notre tâche est prin­ci­pa­le­ment une tâche théo­rique : trou­ver et indi­quer, par l’étude et la dis­cus­sion, le meilleur chemin de l’action pour la classe ouvrière. L’éducation qui en découle ne doit pas avoir lieu à l’inten­tion seu­le­ment des mem­bres du groupe ou du parti, mais doit viser les masses de la classe ouvrière. Elles devront décider dans leurs mee­tings d’usine et leurs conseils quel est le meilleur chemin à suivre, Mais pour être capables de prendre la décision adéquate, elles doi­vent être éclairées par des avis bien considérés, venant du plus grand nombre de personnes possible. En conséquence, un groupe qui proclame que l’action autonome de la classe ouvrière est la forme la plus importante de la révolution socialiste se donnera pour tâche pri­mor­diale d’aller parler aux ouvriers ; par exem­ple par le moyen de tracts popu­lai­res qui écla­ir­ciront les idées des ouvriers en expli­quant les chan­ge­ments impor­tants dans la société, et la néc­essité d’une direc­tion des ouvriers par eux-mêmes dans toutes leurs actions comme aussi dans le tra­vail pro­duc­tif futur. » (Lettre de Pannekoek à Castoriadis (Socialisme ou Barbarie), 8 novembre 1953).

Finalement, il entretient aussi une correspondance régulière et passionnée avec des gens comme Alfred Weiland, Paul Mattick et plusieurs autres. Surtout dans sa correspondance avec « Socialisme ou Barbarie », il exprime une nouvelle fois de manière très concise ce qu’il considère comme le caractère fondamental de la révolution prolétarienne. Dans ce sens, cette correspondance peut quasiment être considérée comme son testament: “….la libé­ration des tra­vailleurs sera l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes. De plus, la révo­lution prolé­tari­enne ne peut être com­parée à une simple réb­ellion ou à une cam­pa­gne mili­taire, dirigée par un com­man­de­ment cen­tral, et même pas à une pér­iode de luttes comme par exem­ple la grande révolution franç­aise, qui ne fut elle-même qu’un épi­sode dans l’ascen­sion au pou­voir de la bour­geoi­sie. La révo­lution prolé­tari­enne est beau­coup plus vaste et pro­fonde ; elle est l’acces­sion de la masse des gens à la cons­cience de son exis­tence et de sa nature. Ce ne sera pas une convul­sion simple; Elle se manifestera à travers le contenu d’une période entière de l’histoire de l’humanité, dans laquelle la classe ouvrière devra découvrir et réa­liser ses pro­pres talents et son poten­tiel, tout comme d’ailleurs ses pro­pres buts et mét­hodes de lutte. » (Idem)

Pannekoek, né le 2 janvier 1873, mourut… en communiste sincère le 28 avril 1960.

Dixoff – Courant Communiste International

1.Résolution sur la situation internationale du 18eme Congrès international du CCI

2.L’anti-stalinisme a aussi joué un très grand rôle à la fin des années 1960, suite au rôle de saboteurs de la lutte ouvrière qu’ont joué les organisations politiques et les syndicats staliniens dans les mouvements de grève les plus importants de cette époque, mais aussi suite à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes russes en 1968, pour écraser dans le sang la résistance à la dictature.

3.Anton Pannekoek et Herman Gorter, Marxisme et révisionnisme, NieuwTijd 1909

4.Anton Pannekoek, Action de masse et Révolution, NeuzZeit, XXX, deuxième volume, 1912.

5.Cité dans L’Etat et la révolution de Lénine, 1917

6.Anton Pannekoek, L’effondrement de l’Internationale, De Nieuwe Tijd, p. 677, 1914.

7.B.A. Sijes, Anton Pannekoek, 1873-1960. Dans Anton Pannekoek, Mémoires, p. 41, 1976

8.Anton Pannekoek, La Révolution russe III, De Nieuwe Tijd 1917, p. 560; La Révolution russe VIII, De Nieuwe Tijd p. 125, 1918.

9.Programme du KAPD, avril 1921 dans Revue Internationale 97, 1999.

10.Voir aussi: Buchbesprechung zu Cajo Brendels Anton Pannekoek – Denker der Revolution, Weltrevolution 12 et 130; 2005.

11.John Harper (Anton Pannekoek), Lénine philosophe, 1938

12.Anton Pannekoek, Cinq thèses sur la lutte de la classe ouvrière contre le capitalisme, Southern Advocate for Workers Councils, Melbourne, n° 33, mai 1947

13.Anton Pannekoek, Le matérialisme historique, De Nieuwe Tijd 1919, pp. 15 et 52; Anton Pannekoek, Parti, conseils et révolution, 1970, rassemblé et annoté par Jaap Kloosterman

14.Idem

15.Anton Pannekoek: L’oeuvre de Dietzgen, Neue Zeit, avril 1913; Brochure de Radenkommunisme, Beverwijk, 1980 p. 43

16.Anton Pannekoek, Mémoires, 1976, p. 208

17.Anton Pannekoek, Strikes, dans Western Socialist, janvier 1948

18.Lettre de Pannekoek à Castoriadis (Socialisme ou Barbarie), 8 novembre 1953

19.Idem