L’Empire contre la multitude des contrefaçons

L’ACTA organise la lutte contre la contrefaçon tous azimuts, des copies de médicaments au trafic de sacs Vuitton en passant les téléchargeurs en « peer to peer » ! On n’a que ce mot à la bouche, du Château aux chambres de Commerce, des pontes de LVMH à Pascal Nègre. Il est vrai que la confusion est bien pratique ! Sur la copie dite pirate, il y a de quoi faire. Prenons les médicaments génériques, qui se sont révelés indispensables contre le Sida et toutes les affections qui frappent plus au Sud qu’au Nord. Est-ce vraiment comparable aux produits frelatés vendus sur l’Internet ? Comme le démontre Guilhem Fabre sur le sujet [2], la contrefaçon massive, qui touche surtout les industries du luxe, ne chasse pas du marché les produits labellisés « authentiques », elle crée les bases d’un élargissement permanent de leurs débouchés. Autrement dit : plus une marque est copiée, plus ses « originaux » prennent de la valeur. Pour les produits numériques, l’effet est quelque peu différent : les fabricants de logiciels propriétaires tolèrent le piratage massif car il institue le logiciel propriétaire comme la norme, au détriment du passage à une culture du logiciel libre.

L’Internet : voilà l’ennemi !

Quel est ce dragon que se proposent de terrasser tant d’Etats de la planète [3] ? Le numérique et l’Internet qui ont balayé les moyens techniques de mise en œuvre de la propriété intellectuelle. L’Internet est le coupable car il est lieu de toutes les copies, intolérables pour les majors du disque, du cinéma ou de l’édition, avec la circulation sans contrôle de contenus protégés par le droit d’auteur. Il faut donc remettre de l’ordre dans l’Internet. Non pas par le contrôle direct des internautes, à la chinoise. Cela fait plutôt mauvais genre en démocratie. Non, c’est par le détour de la technicité que se prépare avec ACTA la deuxième tentative d’arraisonnement du cyberespace. La première était celle du 1.0 en 1999-2001. Elle a fini en eau de boudin avec la crise de la dot.com et de la « bulle Internet ».

ACTA veut la peau de la « neutralité du Net »

Plusieurs sites expliquent ce qu’est ACTA. Celui de la Quadrature du Net de Jérémie Zimmerman est l’un des plus actifs [4]]. ACTA n’est ni une fable ni une pure rumeur. La France, instruite par dix ans de bagarre contre les partisans du libre, se bat en coulisse pour que tout cela demeure très confidentiel. Informez-vous, tannez vos députés européens ou pourquoi pas vos régions. Car non seulement ACTA existe, mais la messe est loin d’être dite. Curieux paradoxe : Nathalie Kosciusko-Morizet vient de créer un comité pour réfléchir à la « neutralité du Net ». Il est peu crédible au pays de l’HADOPI. La neutralité du Net obéit un principe : tout utilisateur doit pouvoir accéder à l’ensemble des contenus, applications et plates-formes disponibles sur la Toile, quel que soit son fournisseur d’accès à Internet, son opérateur de mobile et plus largement son environnement technique. Traduisons : aucune discrimination entre les connectés, riches ou pauvres, téléchargeurs ou non ; aucun filtre ; aucune priorité entre la vidéo stupide, la déclaration en ligne ou les photos de vacances des internautes ou mobinautes ne doit être établie a priori par les maîtres des tuyaux. Le réseau appartient autant aux amis du papier qui naviguent une fois l’an qu’aux collégiens qui s’échangent des blagues sur les réseaux sociaux ou qu’aux acteurs qui s’en servent pour augmenter l’intelligence collective et coopérer dans une économie de contribution en écrivant des logiciels libres.

Mais au fond, pourquoi ACTA maintenant ?

Nouveaux riches du numérique et caciques du divertissement sont dans un bateau…

Les fournisseurs d’accès relayés aujourd’hui par les opérateurs ou les constructeurs (Nokia et son portail Ovi), ont longtemps été pour la neutralité des tuyaux. Qu’une énorme partie du réseau serve à la pornographie ne leur posait pas trop de problèmes, cela rentabilisait les investissements dans le matériel. En tant que nouveaux diffuseurs, ils comptaient s’entendre avec les producteurs de contenus, en créant comme les opérateurs, des portails censés capter le cœur des usages et de la consommation de divers produits culturels. Ces acteurs comptaient imposer de la sorte leur règle de partage des sous, tirés des abonnements d’accès comme de la publicité qui devait se porter sur ces portails. Mais, les moteurs de recherche ont aspiré les contenus de portails rendus d’autant plus inutiles que les internautes puis maintenant les « mobinautes » apprennent vite à se passer d’agents de la circulation sur Internet. La vogue des réseaux sociaux et leur multitude de liens ont joué dans le même sens. Puis Apple, avec son iPod, son iPhone et bientôt son iPad, a réussi à imposer un autre partage des bénéfices. La reddition des majors du disque puis maintenant du cinéma à Steve Jobs, acceptant de fournir leur catalogue à prix réduit a été un premier moment crucial. L’autre reddition, plus étonnante encore, s’est produite avec l’iPhone il y a deux ans : partout dans le monde, les opérateurs ont accepté de rétrocéder une part de leurs bénéfices au fournisseur de matériel à la pomme qui s’était assuré, il est vrai, de pas mal de contenus : catalogues et applications.

L’heure de modèles économiques intégrant les principes de la pollinisation et de la richesse de l’activité contributive, comme de la densité des interactions humaines avait sonné. Les vieux maîtres des réseaux, les R. Murdoch, les TF1, les Vodafone ou dans une moindre mesure Orange (par ailleurs actif sur le terrain du logiciel libre avec sa Livebox) ont alors compris qu’ils n’étaient pas éternels. Avec des variantes selon les acteurs, voire un double discours en ce qui concerne les opérateurs, Ils sont prêts, désormais, à passer alliance avec ceux qu’ils avaient dédaignés.

En rejoignant de façon officielle les États, furieux de voir leur échapper la Toile depuis 1995, ils ont formé la Sainte-alliance d’ACTA.

ACTA, la messe n’est pas dite.

Pousser les FAI à suspendre l’abonnement de ses clients c’est l’antithèse de la « neutralité du Net. Avec en germe une Toile à plusieurs vitesses, avec des classes de clients privilégiés. L’objectif des États est d’utiliser les FAI pour faire leur police. La glaciation de l’Internet en ces temps de réchauffement planétaire, sera-elle bientôt chose faite ? La fable sera-t-elle dite ? Non ! Notre dossier sur les droits de propriété, dans ce numéro, montre que rien n’est décidé. La politique, dans le Net comme en Amazonie, au Parlement européen, à l’OMC ou face aux ambiguïtés de ses fournisseurs d’accès à Internet en haut débit fixe ou mobile, passe sans doute par l’augmentation de notre puissance d’agir. ACTA ce n’est qu’un début, mais ce n’est surtout pas le mot de la fin.

[1] Loi sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information, transposition des traités de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle du 20 décembre 1996, et de la directive européenne de 1998.

[2] Guilhem Fabre (2010) Propriété intellectuelle, contrefaçon et innovation, Les multinationales face à l’économie de la connaissance, Publications des universités de Rouen et du Havre.

[3] Aux côtés des Etats-Unis et du Japon, les deux champions du durcissement de la propriété intellectuelle, on trouve l’Australie, Canada, l’Union européenne, la Corée du Sud, le Mexique, le Maroc, la Nouvelle Zélande. Noter l’absence de l’Inde, du Brésil, de la Chine, de l’Afrique du Sud et de la Russie, qui a bien du sens (même si ces pays ne s’opposent pas frontalement à l’ACTA).

[4] http://www.laquadrature.net/en/ACTA et [http://www.publicknowledge.org/issues/acta->http://www.publicknowledge.org/issues/acta

par Ariel Kyrou, Yann Moulier Boutang